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jours de navigation. Aussi j'appris avec une extrême satisfaction que, le 13, vers les six heures du matin, on voyoit du haut des mâts une terre très-élevée, mais qui se dessinoit mal à cause de la brume dont elle étoit enveloppée. Il ventoit grand frais; la mer étoit fortement agitée. Il pleuvoit par intervalles à grosses gouttes, et tout annonçoit un temps peu maniable. Le capitaine du Pizarro avcit eu l'intention de passer par le canal qui sépare l'île de Tabago de celle de la Trinité; et, sachant que notre corvette étoit très-lente à virer de bord, il craignoit de tomber sous le vent vers le sud, et de s'approcher des Bouches du Dragon. Nous étions en effet plus sûrs de notre longitude que du point de latitude, n'ayant pas eu d'observation à midi depuis le 11. De doubles hauteurs que je pris dans la matinée, d'après la méthode de Douwes, nous plaçoient par les 11o 6' 50", par conséquent 15 au nord du point de l'estime. L'impétuosité avec laquelle la grande rivière de l'Orénoque verse ses eaux dans l'Océan, peut augmenter sans doute, dans ces parages, la force des courans; mais ce qu'on avance sur le changement de la couleur

et de la salure de l'eau, à 60 lieues de distance de l'embouchure de l'Orénoque, est une fable inventée par les pilotes côtiers. L'influence des fleuves les plus célèbres de l'Amérique, tels que l'Amazone, la Plata, l'Orénoque, le Mississipi et la Madeleine, est restreinte, à cet égard, dans des limites beaucoup plus étroites qu'on ne le pense communément.

Quoique le résultat des doubles hauteurs du soleil prouvât assez que la terre élevée qui se dessinoit à l'horizon, n'étoit pas la Trinité, mais Tabago, le capitaine continuoit de gouverner au nord-nord-ouest, pour chercher cette derniere ile qui, même sur la belle carte de l'Océan Atlantique de Borda, est placée de 5 minutes trop au sud. On a de la peine à croire que, sur des côtes fréquentées par toutes les nations commerçantes, de si énormes erreurs de latitude puissent se perpétuer pendant des siècles. Ayant discuté cette matière dans un autre endroit',

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Observ. astron., Tom. I, p. 35-39; et Introduction, p. xxxviij. (Carte de l'Océan Atlantique, sixième édition.)

il me suffit d'observer ici que, même sur la dernière carte des Indes occidentales que M. Arrowsmith a publiée en 1803, par conséquent long-temps après les travaux de Churruca, les latitudes des différens caps de Tabago et de la Trinité sont encore en erreur de 6 à 11 minutes.

L'observation de la hauteur méridienne du soleil confirma pleinement la latitude. obtenue par la méthode de Douwes. Il ne resta plus aucun doute sur la position du vaisseau, par rapport aux îles, et l'on résolut de doubler le cap Nord de Tabago pour passer entre cette île et la Grenade et faire route vers un port de la Marguerite. Dans ces parages, nous risquâmes à chaque instant d'être pris par les corsaires; mais heureusement pour nous la mer étoit très-mauvaise, et un petit cutter anglois nous dépassa sans même nous héler. Quant à M. Bonpland et à moi, nous redoutions moins cette contrariété depuis que, si près du continent de l'Amérique, nous étions sûrs de ne pas être ramenés en Europe.

L'île de Tabago se présente sous un aspect très-pittoresque. C'est un amas de rochers

cultivés avec soin. La blancheur éblouissante de la pierre contraste agréablement avec la verdure de quelques bouquets d'arbres épars. Des cierges cylindriques et très-élevés couronnent la crête des montagnes et donnent un caractère particulier à ce paysage des tropiques. Leur vue seule suffit pour rappeler au navigateur qu'il aborde une côte américaine; car les Cactus sont exclusivement propres au nouveau monde, comme les bruyères le sont à l'ancien 1. La partie nordest de l'île de Tabago est lå plus montueuse de toutes; d'après les angles de hauteur pris avec le sextant, les cimes les plus élevées de la côte ne paroissoient cependant pas excéder 140 à 150 toises de hauteur. Au cap du SudOuest, le terrain s'abaisse vers la Pointe des Sables, dont je trouvai la latitude de 10° 20′ 13", et la longitude de 62° 47' 30". Nous aperçûmes plusieurs rochers à fleur d'eau sur lesquels la mer brisoit avec force, et nous distinguâmes, une grande régularité dans l'inclinaison et la direction des couches qui

Essai sur la physionomie des végétaux, dans mes Tableaux de la Nature, Tom. I, p. 47.

tombent au sud-est sous un angle de 60o. Il seroit à désirer qu'un minéralogiste instruit fit le tour des grandes et des petites Antilles, depuis la côte de Paria jusqu'au cap de la Floride, pour examiner cette ancienne chaîne de montagnes brisée l'action des courans,

par

des tremblemens de terre et des volcans.

Après avoir doublé le cap Nord de Tabago et la petite île de Saint-Giles, on signala du haut des mâts une escadre ennemie. A cette nouvelle, nous virâmes de bord, et l'alarme se répandit parmi les passagers, dont plusieurs avoient placé leur petite fortune en marchandises qu'ils comptoient vendre aux colonies espagnoles. L'escadre paroissoit immobile, et l'ou découvrit bientôt que ce que l'on avoit pris pour des voiles étoit une multitude de rochers isolés '.

Nous traversâmes le bas-fond qui réunit Tabago à l'île de la Grenade. La couleur de la mer n'offroit aucun changement visible; mais le thermomètre centigrade, plongé dans l'eau à quelques pouces de profondeur,

'Peut-être les rochers appelés les Hermanas, les

Sours.

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