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l'état de nature, une des premières questions que l'on se propose le matin en se rencontrant, est de savoir si l'eau de la rivière est plus fraîche que la veille. La manière de jouir du bain est assez variée. Nous fréquentions tous les soirs une société de personnes trèsestimables, dans le faubourg des Guayqueries. Par un beau clair de lune, on plaçait des chaises dans l'eau : les hommes et les femmes étoient légèrement vêtus, comme dans quelques bains du nord de l'Europe; et la famille et les étrangers, réunis dans la rivière, passoient quelques heures à fumer des cigarres en s'entretenant, selon l'habitude du pays, de l'extrême sécheresse de la saison, de l'abondance des pluies dans les cantons voisins, et surtout du luxe dont les dames de Cumana accusent celles de Caracas et de la Havane. Le cercle n'étoit pas inquiété par les Bavas ou petits crocodiles qui sont extrêmement rares aujourd'hui, et qui approchent les hommes sans les attaquer. Ces animaux ont trois à quatre pieds de long : nous n'en avons jamais rencontré dans le Manzanares, mais bien des dauphins' qui quelquefois

1 Toninas.

remontoient la rivière pendant la nuit, et effrayoient les baigneurs, en faisant jaillir l'eau par leurs évents.

Le port de Cumana est une rade qui pourroit recevoir les escadres de l'Europe entière. Tout le golfe de Cariaco, qui a trente-cinq milles de long sur six à huit milles de large, offre un excellent mouillage. Le GrandOcéan n'est pas plus calme et plus pacifique sur les côtes du Pérou que la mer des Antilles depuis Portocabello, et surtout depuis le cap Codera jusqu'à la pointe de Paria. Les ouragans des îles Antilles ne se font jamais sentir dans ces parages où l'on navigue dans des chaloupes non pontées. Le seul danger du port de Cumana est un bas-fond, celui du Morne Rouge', qui, de l'est à

1 Baxo del Morro roxo. Il y a d'une et demie à trois brasses d'eau sur ce bas-fond, tandis que au delà des accores il y en a dix-huit, trente et même trentehuit. Les restes d'une ancienne batterie, située au nord-nord-est du château Saint-Antoine, et tout près de ce dernier, servent de marque pour éviter le banc du Morne Rouge. Il faut virer de bord avant que cette batterie couvre une montagne très-élevée de la péninsule d'Araya, qui a été relevée par

l'ouest, a goo toises de largeur, et qui est tellement accore qu'on y touche presque sans s'en apercevoir.

J'ai donné quelque étendue à la description du site de Cumana, parce qu'il m'a paru important de faire connoître un lieu qui, depuis des siècles, a été le foyer des tremblemens de terre les plus effrayans. Avant de parler de ces phénomènes extraordinaires, il sera utile de résumer les traits épars du tableau physique dont je viens de tracer l'esquisse.

La ville, placée au pied d'une colline sans verdure, est dominée par un château. Point de clocher, point de coupoles qui puissent fixer de loin l'œil du voyageur, mais bien quelques troncs de tamariniers, de cocotiers et de datiers qui s'élèvent au-dessus des maisons, dont les toits sont en terrasses. Les plaines environnantes, surtout celles du côté de la mer, offrent un aspect triste, poudreux

M. Fidalgo, du château Saint-Antoine, nord 66° 30' est, à 6 lieues de distance. Si l'on néglige cette manœuvre, on risque d'autant plus de toucher que les hauteurs de Bordones ôtent le vent au vaisseau qui se dirige sur le port.

et aride, tandis qu'une végétation fraîche et vigoureuse fait reconnoître de loin les sinuosités de la rivière qui sépare la ville des faubourgs, la population de races européenne et mixte des indigènes à teint cuivré. La colline du fort Saint-Antoine, isolée, nue et blanche, renvoie à la fois une grande masse de lumière et de chaleur rayonnante : elle est composée de brèches dont les couches renferment des pétrifications pélagiennes. Dans le lointain, vers le sud, se prolonge un vaste et sombre rideau de montagnes. Ce sont les hautes Alpes calcaires de la Nouvelle-Andalousie, surmontées de grès et d'autres formations plus récentes. Des forêts majestueuses couvrent cette Cordillère de l'intérieur, et se lient, par un vallon boisé, aux terrains découverts, argileux et salins des environs de Cumana. Quelques oiseaux, d'une taille considérable, contribuent à donner une physionomie particulière à ces contrées. Sur les plages maritimes et dans le golfe, on trouve des bandes de hérons pêcheurs et des Alcatras d'une forme très-lourde, qui cinglent, comme le cygne, en relevant les ailes. Plus près de l'habitation des hommes, des milliers

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de vautours Galinazo, véritables Chacals parmi les volatiles, sont occupés sans cesse à déterfer les cadavres des animaux '. Un golfe, qui renferme des sources chaudes et soumarines, sépare les roches secondaires des roches primitives et schisteuses de la péninsule d'Araya. L'une et l'autre de ces côtes sont baignées par une mer paisible, d'une teinte azurée, et toujours doucement agitée par le même vent. Un ciel pur, sec, et n'offrant que quelques nuages légers au coucher du soleil, repose sur l'Océan, sur la péninsule dépourvue d'arbres et sur les plaines de Cumana, tandis qu'on voit les orages se former, s'accumuler et se résoudre en pluies fécondes entre les cimes des montagnes de l'intérieur. C'est ainsi que, sur ces côtes, comme au pied des Andes, le ciel et la terre offrent de grandes oppositions de sérénité et de brouillards, de sécheresse et d'ondées, de nudité absolue et de verdure sans cesse renaissante. Dans le nouveau continent, les régions basses et maritimes different autant des régions montueuses de l'intérieur, que les

1

Buffon, Hist. nat, des oiseaux, T. I, p. 114

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