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ne doit aboutir à aucune croyance positive. Les jeunes gens restent donc en dehors de toute croyance positive.

Mais une population qui n'a ni le temps ni le moyen de comprendre le seul enseignement philosophique qu'elle reçoive dans sa vie, n'est et ne peut être qu'une population philosophique extrêmement superficielle : elle n'est donc qu'une cause de trouble et de désordre infiniment plus qu'une cause de calme et d'ordre. En outre, des philosophes incomplets, qui n'ont ni ne doivent avoir aucune religion, aucune croyance positive, sont des hommes qui doivent toujours finir par mépriser toute espèce de croyance et de religion. Depuis 1808 par conséquent, c'est donc bien en vain que l'enseignement philosophique s'est amélioré, s'est agrandi, grâce aux hommes éminents qui ont eu à l'organiser, dans une région inférieure à celle de la politique; la politique a rendu parfaitement inutiles toutes ces améliorations.

Ainsi non seulement il n'y a aucune espèce de doctrine ni chez les politiques, ui chez les économistes, ni chez les démocrates, ni chez les communistes, ni chez les socialistes; il n'y en a pas même chez les hommes formés par le travail, pourtant le plus considéré qui se fasse en France dans l'intérêt des principes; et ici encore, c'est la politique qui est le coupable.

Il s'ensuit qu'avec toutes les apparences d'une civilisation très-avancée, la société française n'appartient en réalité et en dernière analyse, qu'à la force héroïque, à la puissance du glaive. C'est là en effet que nous ont menés toutes les hautes notabilités des temps modernes.

<< Par sa modération habituelle, disait en mars dernier, un des hommes (1) les plus estimés de l'armée française, par son énergie dans la répression du désordre, par l'impassibilité qu'elle a jusqu'à présent opposée, soit aux attaques, soit aux avances des partis, l'armée a su se placer, dans l'estime publique, à un degré d'élévation où il faut qu'elle sache aussi se maintenir. C'est la légitime confiance qu'elle inspire qui fait la force de la société actuelle. »

Dans ces derniers temps on a beaucoup déclamé contre la bourgeoisie : la bourgeoisie a été la classe que les passions ont désignée à la colère et à la vengeance. Eh bien, toutes ces déclamations étaient injustes, quoiqu'elles aient produit une révolution. Ce qui était, ce qui est en défaut, c'était et c'est la minorité lettrée sortie depuis près d'un demi-siècle de la philosophie légale, de la philosophie réglée souverainement par la politique, par les hautes notabilités dont nous parlions tout à l'heure. Et cette minorité lettrée se composait et se compose autant d'aristocratie que de bourgeoisie et d'éléments populaires.

(1) M. le général Changarnier.

La France peut-elle et doit-elle rester sous l'empire de l'épée? Non. Mais qui la ramènera, de la puissance héroïque, à la puissance des doctrines, à la seule qui convienne au Gouvernement normal des sociétés civilisées? Sont-ce des célébrités politiques? Non car les célébrités politiques sont ceux-là mêmes qui, depuis plus de trente ans, ont tout ébranlé, tout désorganisé dans ce pays, et par-là ont tellement multiplié les difficultés, qu'aujourd'hui le nombre et le poids de ces difficultés les écrasent. Sont-ce les économistes? Non, car ce sont eux, pour la plupart, qui traitant le monde moral et religieux comme s'il n'existait pas, ont déchaîné dans la bête humaine toutes les folles convoitises qui désolent l'Europe. Sont-ce des démocrates, des communistes, des socialistes? Non, car ils ne savent que nier (1), sans jamais rien édifier. Sont-ce des ministres comme on en prend pour compléter des cabinets? Non, car qui d'entre eux s'intéresse à des questions extra-ministérielles? Sont-ce des prêtres? Non, car ceux qui reconnaissent le mieux aujourd'hui l'utilité du prêtre, sont ceux-là mêmes qui l'ont signalé aux préventions les plus injustes. Sont-ce les diplomates qui ont imposé l'enseignement légal de la philosophie tel qu'il est? Non, car pour ceux-ci, innover serait déclarer qu'on s'est trompé; et ce serait se tuer moralement en compromettant ses amis. Sont-ce les Illustres du pays, ceux à qui la France accorde généreusement les trésors de son budget, pour sauvegarder les grands intérêts de l'esprit, contre les envahissements de la force brutale? Non, car nous demandons pardon de notre audace, qu'ont-ils fait de sérieux quand la société française a été lé plus menacée, le plus en péril, depuis février?

Voici donc où l'on en est en France, à l'égard des idées, des doctrines. Tout le monde sent qu'il manque là quelque chose, quelque chose de trèsessentiel; qu'il y a là une question de vie et de mort; et par suite de je ne sais quoi qui ressemble à une punition divine, il semble que la minorité lettrée, celle qui a mission de tout gouverner, de tout sauver, soit frappée de stérilité, soit maudite dans tout ce qui a rapport à l'ordre moral, à l'ordre

(1) En décembre 1848 et devant un auditoire composé d'étudiants, M. Proudhon s'exprimait ainsi :

« J'ai repris pour ma part à nouveau la critique de toutes les institutions existantes, car sans critique, vous le savez, il n'y a pas de science possible. » C'est cette critique nécessaire que je me suis jusqu'à présent occupé à faire, qui m'a maintenu dans un système inflexible de négation, pensant que la négation contient toujours au dessous d'elle l'affirmation, pensant ensuite que si je pouvais créer nn système de négation, je pourrais aussi créer un système d'affirmations nouvelles.

» Voilà où j'en suis arrivé: voilà pour le moment tous mes travaux. »

Ces paroles sont remarquables en ce qu'elles montrent parfaitement où en est M. Proudhon. Il semble croire avoir beaucoup fait en niant : suivant nous, il n'a fait que tout ce qu'il y a de plus facile. C'est dans l'édification qu'un novateur montre sa valeur et non pas dans la négation,

intellectuel. Il semble qu'elle soit éternellement condamnée à ne pouvoir plus rien que par la force du glaive, par celle qui ne convient qu'au gouvernement des tribus héroïques.

Il y a donc bien certainement une œuvre nouvelle à faire en France dans l'intérêt des doctrines, une œuvre qui doit être utile à tous, sans aucune exception.

Mais en quoi consiste-t-elle ? A ne viser ni trop haut ni trop bas, à viser juste là où est le mal et la cause de ce mal. Or, où est cette cause? Dans l'insuffisance de l'enseignement philosophique payé par l'État et par les communes. Il s'agit donc d'aider la jeunesse d'abord à bien comprendre l'enseignement philosophique qu'on donne dans les colléges, et que les professeurs n'ont ni le temps ni le droit de lui expliquer avec tous ses développements. Il s'agit aussitôt après de mettre cette jeunesse en rapport avec le Catholicisme.

Aider, en effet, la jeunesse à comprendre l'enseignement légal de la philosophie dans toute son étendue, c'est fortifier le spiritualisme en France. Fortifier le spiritualisme et l'agrandir dans le sens catholique, c'est transformer implicitement tout ce qu'il y a de désordre dans le génie national.

Mais comment parvenir à ces résultats, dans la pratique, dans les faits? C'est en fondant un nouvel Enseignement philosophique, annuel, qui succède à celui que donne l'Instruction moyenne, et en obtenant,

D'abord, des familles honnêtes et puissantes,

Ensuite, des familles honnêtes et sensées,

Et enfin, de la législature,

Que la jeunesse, déjà pourvue du grade de bachelier, suive ce nouvel enseignement philosophique, soit avant de s'occuper du droit, de la médecine, soit pendant la première année qu'elle consacre à l'étude de ces spécialités.

Aujourd'hui ce n'est ni avec l'enseignement légal de la philosophie, tel qu'il est sous les étreintes de la politique; ni même avec celui des cinq ou six facultés du royaume, malgré l'incontestable supériorité des professeurs; ni avec des propagandes anti-socialistes, qu'on peut être énergiquement utile à la France; c'est en réconciliant la jeunesse avec le Catholicisme, par un enseignement d'ensemble, ferme dans son point de départ, ferme dans son but, ferme dans ses tendances, et tout différent de tous les enseignements

reçus.

Cette réconciliation des intelligences cultivées, de la minorité lettrée en germe dans la jeunesse, avec le Catholicisme, nous la poursuivions déjà en 1833, lors de notre premier essai philosophique; nous la poursuivions en 1838, quand nous écrivions la France Contemporaine (1), revue mensuelle

(1) Voici ce que M. Lacordaire, le célèbre prédicateur, nous faisait l'honneur

in-4°; nous la poursuivions encore en 1843, dans nos Grandeurs du Catholicisme (1). Elle a toujours été notre idée fixe. C'est celle en outre que demandait M. Guizot (2), quoique protestant, un mois environ avant la révolution de février, après avoir épuisé plus de trente ans dans l'habitude des choses et des hommes. C'est celle qu'appellent de tous leurs vœux M. Thiers et plusieurs millions de familles, comme notre unique moyen de salut.

Nos précédents particuliers, la haute approbation des deux hommes d'État les plus expérimentés de nos jours, la sympathie acquise naturellement en France à tous les efforts qui ont un but d'utilité générale; les besoins les plus impérieux de notre époque, voilà les titres qui nous ont déterminé, qui nous déterminent à fonder le Nouvel Enseignement philosophique.

Il ne suffit pas en effet à la jeunesse de n'emporter des cours de philosophie que des idées tronquées ou mutilées par la politique; d'avoir quelques vagues tendances spiritualistes, ou le respect exigé par la loi pour tous les cultes que reconnaît l'État. Il ne lui suffit pas même de savoir assez de philosophie pour obtenir le diplôme de bachelier ou quelque autre équivalent. La jeunesse qui vient de bouleverser (3) l'Europe avait ce diplôme. Ce qu'il faut

de nous écrire après lecture de notre première livraison, le 13 février 1838 :

Votre œuvre de la France Contemporaine tend à créer une presse qui >> n'existe pas en Europe, qui tôt ou tard s'y formera. Les bons esprits finiront » par se séparer de ces misérables débats qui ont leur utilité, leur nécessité » même, mais qui ne doivent point étouffer l'avenir sous le présent. Vous dire » que cet essai réussira, je ne l'ose. C'est un monde à soulever. Mais enfin la » tentative est bénissable. »>

(1) 2 volumes in-8°, chez Ladrange, à Paris.

(2) « Quel est le grand intérêt de la France et de ce siècle? disait M. Guizot: c'est la réconciliation sincère, sérieuse, profonde du Catholicisme avec la société moderne. C'est là le besoin de notre temps. »

(5) Dans le banquet démocratique qui a eu lieu à la barrière de Sèvres, écrivait-on dans les journaux après février 1848, un orateur a porté un toast à la mission sociale de la jeunesse; et voici comment il a développé son toast: « Montesquieu l'a dit : Perpétuer les nobles traditions, c'est entretenir la force » des peuples !

» Dès 89, les élèves des facultés de la France fraternisaient, dans d'immenses » fédérations, avec les écoles de Paris. Ils préludaient ainsi à l'unité des idées » politiques, conséquence de l'unité territoriale. Aujourd'hui, en 48, notre > communion doit être démocratique et sociale.

» Au dix-neuvième siècle, dès 1809, c'est dans les grandes Unions des étu>> diants de l'Allemagne que se manifeste la renaissance du mouvement démo>> cratique, contre-coup de la révolution française par delà le Rhin. — Tandis >> que nous leur portions la guerre, eux nous rendaient la liberté. Frédéric » Stabs, essayant de frapper dans Napoléon l'incarnation du despotisme, le fils » parricide de la révolution; Carl Sand poignardant Kotzebue, l'agent secret » des tyrannies du Nord, agissaient au même titre que ceux qui viennent » d'immoler les Rossi, les Latour, et peut-être les Windischgraelz....

» Nos aînés, les étudiants français de 1820, empruntèrent aux Universités

aux jeunes gens, c'est une doctrine qui les fortifie dans la croyance de la famille, et qui ne les en éloigne ni directement ni indirectement; qui ne soit pas anonyme, mais que chacun puisse reconnaître; d'où ils puissent juger souverainement ce qu'ils ont à faire, ce qu'ils ont à éviter; qui les oblige comme fils de famille, comme étudiants et plus tard comme citoyens; qui les soutienne dans l'adversité, les protége contre eux-mêmes dans la fortune; les suive toujours et partout comme une providence terrestre. Ce qu'il leur faut, c'est une doctrine comme celle qui résultera pour eux de l'enseignement que nous instituons.

Et qui sera chargé particulièrement de distribuer à la jeunesse l'enseignement (1) dont nous parlons? Des laïques laborieux, amis sincères, amis loyaux de leur pays et de la vérité.

Mais il est difficile, même de faire le bien. Qu'il nous soit donc permis, avant d'exposer les idées fondamentales de notre enseignement, de répondre à quelques-unes des objections que nous prévoyons déjà.

Quoi! nous dit-on, vous voulez, vous, laïques, catholiciser la jeunesse ? Mais à quoi donc sert le clergé ?

» allemandes et aux carbonaris de la Jeune Italie, leurs règlements et leurs >> constitutions, pour les appliquer aux écoles de Paris. »

On écrivait de Vienne, le 20 mars 1849:

Trois individus, convaincus d'avoir pris part à l'assassinat du ministre de la guerre comite Baillet-Latour, ont été pendus ce matin dans les fossés de la ville. Deux autres ont été condamnés à 20 ans de travaux forcés.

Le jugement rendu contre eux par la cour martiale, est publié par la Gazette de Vienne, et affiché sur les murs de la capitale.

On y lit que Jurkowich, l'un des exécutés, a avoué, devant la justice, qu'il a donné un coup de baïonnette au comte Latour (Jurkowich était garde national), et qu'immédiatement après l'assassinat, il a quitté le ministère de la guerre pour se rendre à la salle académique, par laquelle l'assassinat avait été organisé, pour y recevoir les 30 florins de récompense pour son crime; qu'il y avait reçu les honneurs du triomphe, et qu'il s'était ensuite vanté de son crime, tant en présence des gardes de son bataillon, qu'en présence d'une grande foule de peuple rassemblée dans le faubourg Wieden.

Il résulte de ce jugement que l'infortuné ministre de la guerre avait reçu 31 blessures. Toutes les cruautés, toutes les horreurs dont on s'est rendu coupable envers sa personne y sont également confirmées, à peu près telles qu'elles ont été rapportées au moment de la catastrophe.

Ce qui produit la plus vive sensation à Vienne, c'est que, d'après le langage que l'arrêt prête à Jurkowich, ce seraient les étudiants qui auraient fail assassiner le comte Baillet-Latour.

(1) Dans la séance du 19 mars dernier, M. Jules Favre demandait comme un remède souverain aux maux de la France, la création de douze chaires J'Economie politique dans les douze arrondissements de Paris. Suivant nous, douze chaires d'économie politique ou dix mille ne serviraient qu'à grever inutilement le budget, tant qu'on n'aura point passé le fer et le feu dans l'intelligence de la minorité lettrée, par un nouvel enseignement philosophique.

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