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ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE,

par Auguste Siguler.

ÉCOLE CRITIQUE.

Connais toi toi-même.

7° ET DERNIÈRE PARTIE.

Mais d'où vient que, depuis trois siècles, l'homme n'a rien pu pour l'ordre social? De ce que, depuis trois siècles, l'homme s'est cru autrement qu'il n'est en réalité, de ce qu'il a trop présumé de lui-même, de ce qu'il est devenu de plus en plus orgueilleux, de ce qu'au moment où nous vivons, il n'y a personne qui ne rêve plus ou moins portefeuille, pouvoir, royauté, empire, dictature, que sais-je encore?

L'orgueil, le principe d'orgueil a done produit et produit encore en France et en Europe un résultat identique à celui que produisit l'orgueil à l'origine du monde, celui qu'il produira toujours.

Il faut donc étudier l'orgueil que n'ont compris ni les anciens, et ceci n'a rien d'étonnant pour eux, puisqu'ils ne connaissaient pas l'homme, ni leurs copistes modernes.

Qu'est-ce donc que l'orgueil?

Suivant nous et comme le mot l'indique, c'est une colère de la liberté humaine, mais une colère, par dépit, contre une puissance supérieure qu'on est forcé de reconnaître et qu'on ne veut pas accepter. Ce qu'il y a par conséquent au fond de l'orgueil, c'est un sentiment de faiblesse, puis tout-àcoup de l'enflure pour égaler, dominer, écraser la puissance dont nous avons conscience, mais qui nous pèse. Et c'est là ce que comprend merveil

leusement St-Augustin qui n'est pas seulement un admirable théologien, mais qui est aussi un profond philosophe, un philosophe que nous préférons, quant à nous, à tout autre.

« Vulgò (1) enim, dit-il, magnos spiritus superbi habere discuntur et recte : » quandoquidem spirilus etiam VENTUS vocatur. Quis verò nesciat superbos » inflatos dici, tanquam vento distentos. »

L'orgueil ne peut donc pas être la loi d'action de l'humanité. Les faits vont confirmer la théorie à cet égard.

Comme on sait, l'homme a une âme; et cette vérité, nous ne la tirons ni de Platon ni de Descartes; nous la tirons purement et simplement de l'observation de la souffrance.

D'un autre côté, l'âme de l'homme a plusieurs facultés principales dont nous avons parlé dans la seconde partie de ce travail, savoir :

Connaitre,
Sentir,
Vouloir,

Se rappeler.

Or, appliquer l'orgueil à la première de ces facultés, à la faculté de connaître, l'orgueil ne donnera qu'une observation superficielle, de plus en plus nulle. Et de là une fausse notion, une fausse appréciation des choses: de là le scepticisme, le faux dogmatisme, l'ignorance de plus en plus systématique, de plus en plus aveugle. De là le néant de toute espèce de science. Donc positivement, l'orgueil n'est pas la loi d'action de la faculté de connaître, ou en d'autres termes, ce qui peut le mieux féconder, utiliser la faculté de connaître.

Appliquez ensuite l'orgueil à la faculté de sentir, il dépravera tous les appétits, tous les désirs, toutes les affections, la conscience morale, l'amour du soi, tout ce qui tient de près ou de loin à cette faculté. Ici comme là, il ne fera, il ne tendra jamais qu'à faire des monstres.

Appliquez-le de même à la faculté de vouloir ou d'agir, il dépravera de même toutes les volontés, tous les actes de l'homme.

Appliquez-le enfin à la faculté de se rappeler, il l'anéantira: car l'orgueil ne s'abaisse ni à cultiver, ni à exercer la mémoire; et la puissance des facultés est toujours en raison directe de l'exercice, du travail qu'elles subissent.

L'orgueil est donc la première cause, la cause génératrice de tout ce qui diminue, abaisse, affaiblit l'âme de l'homme. Plus un homme, en effet, est orgueilleux dans son âme, plus il est nul.

(1) HOMÉLIES. Liv. I. De Sermone Domini in Monte.

Cela posé, appliquez l'orgueil au corps, comme vous l'avez appliqué à l'âme; qu'obtiendrez-vous? Des hommes qui ne seront que paresseux, dissolus, incapables d'efforts, tout ce qu'il y a de plus opposé, de plus contraire à la grandeur, à la puissance des individus; à la grandeur, à la puissance des nations.

Ce qu'il faut donc faire, par rapport à l'orgueil, c'est de l'éviter; car encore une fois, l'orgueil ne contient qu'une vaine colère, un vain dépit, du rien, du néant.

Mais ce sont là, dit-on, des idées rétrogrades. Nous avons prévu l'objection. Voici notre réponse :

Appeler idées rétrogrades, celles qui commandent d'éviter l'orgueil, c'est leur préférer les idées contraires, celles qui prennent cette loi dans l'orgueil, la présomption, etc., etc.

Eh bien! soit; supposons encore pour un instant, que l'orgueil soit la loi d'action de l'homme, où va-t-on avec cette loi? Le voici: on fait tout-à-coup de chaque individu un Roi de la science, un Souverain Pontife de l'ordre moral, intellectuel, religieux, un Hercule dans l'ordre matériel. Mais si chacun est Roi dans le domaine de la science; Souverain Pontife dans l'ordre intellectuel, moral et religieux; Hercule, dans l'ordre matériel; qui donc voudra obéir, en fait de science? Qui done voudra être disciple, en fait de morale et de religion? Qui donc voudra obéir dans l'ordre matériel? Évidemment, personne. Mais si personne ne veut ni obéir, ni être commandé, que deviennent alors tous les travaux indispensables d'abord à la subsistance, puis à la gloire des civilisations? Ces travaux disparaissent tous. Donc l'orgueil met à néant tout ce qui est métier, arts, sciences, morale, religion, ou en d'autres termes, toutes les notions les plus essentielles à notre espèce et toutes les applications de ces notions.

Il s'ensuit que l'orgueil qui, en théorie, n'est lui-même que du rien, du néant, ne donne aussi dans la pratique que du rien, du néant.

Mais supposons que tous les individus étant Rois, étant Souverains Pontifes, étant Hercules, du moins quant aux prétentions, la société dans son ensemble et ses détails fût possible, qui gouvernera cette assemblée, cette universalité de Rois, de Souverains Pontifes et d'Hercules ? Évidemment, ce sont des Rois qui seront plus Rois que tous les autres Rois; ce sont des Souverains Pontifes qui seront plus Souverains Pontifes que tous les autres Souverains Pontifes; ce sont des Hercules qui seront plus Hercules que tous les autres Hercules. Voyez où mène l'orgueil? Il mène droit à une contradiction manifeste avec toutes ses prétentions. Ainsi dans le système de l'orgueil, l'homme entend ne relever que de lui-même, de lui seul. Comment finit-il? Il finit par tomber à genoux devant quelques-uns de ses semblables faits Dieux, ou s'il ne veut pas de ces Dieux, il détruit radicalement la société tout entière, en la condamnant en dernière analyse à mourir de faim dans la personne même de tous les Rois qu'il a créés, improvisés.

Ainsi, ce ne sont pas les adversaires de l'orgueil qui ont des idées rétrogrades. Il n'y a d'idées rétrogrades que là où, pour des mots et du vent, l'on ne fait que contribuer directement ou indirectement à l'apothéose de quelques habiles; là où l'on réduit tous les hommes à la pire des domesticités, à la domesticité que traînent après elles la misère et la faim.

Considéré par conséquent en lui-même et dans ses conséquences les plus logiques, l'orgueil n'est donc de plus en plus que du néant.

Où est donc la loi de l'humanité?

Dans un point de départ absolument opposé à celui de l'orgueil.
Et où est ce point de départ?

Dans l'étude de plus en plus calme, de plus en plus profonde du moi. L'étude, en effet, de plus en plus calme, de plus en plus profonde du moi, nous mène à reconnaître ce que Pythagore et Platon (1) avaient entrevu; ce que l'on a enseigné après eux de la manière la plus positive, ce que Montaigne exprimait dans ses Essais, ce que Pascal répétait avec son style et sa manière, ce que toutes les intelligences les plus puissantes ont reconnu, savoir, que l'homme n'est pas ce qu'il était d'abord, qu'il n'est plus dans l'ordre, qu'il est déchu en un mot. Elle nous mène donc à reconnaître que nous sommes faibles, que nous ne pouvons nous relever de notre faiblesse, si ce n'est par la modestie, l'effort, la peine, le travail, par tout ce qui ressemble à une expiation, par tout ce qui est une expiation.

L'étude du moi pose donc elle-même l'expiation, comme la loi suprême d'action de l'humanité qui se connaît.

Chez les Grecs, chez les Romains où l'on n'avait aucune des grandes traditions primitives, où l'on ne s'occupait nullement de l'origine de l'homme, où l'on n'avait, en général, aucune idée de sa chute, où l'homme était tout ce qu'il doit être, où la politique, la philosophie, les arts et les sciences agissaient conformément à cette dernière pensée, où l'on parlait à peine de l'âme et de la vie future, où tout s'absorbait dans la vie présente, on conçoit que l'orgueil fût la loi de l'activité humaine.

Mais chez les peuples modernes, on a égard à l'origine de l'homme; on regarde sa chute comme un fait, avec tous les esprits dont les décisions comptent; l'âme passe avant le corps et la vie future avant la vie présente.

Les peuples modernes ne sauraient donc accepter la loi de l'antiquité. Le seul parti qu'ils aient à prendre, c'est d'accepter une loi toute contraire, celle là même qu'indiquent tous les penseurs éminents et l'étude du moi, en d'autres termes, l'expiation. Chez des peuples, en effet, où l'homme est déchu par suite d'une faute commise envers Dieu, d'une faute qui a détérioré l'universa

(1) Voyez surtout le Cratyle, Charmide, le Timée.

lité des hommes et l'universalité de ses facultés, il n'y a, il ne peut et ne doit y avoir qu'un intérêt de premier ordre, un désir permanent, celui de relever l'homme de la chute, en vue de Dieu.

Est-ce à dire que l'esprit d'expiation soit et doive être aujourd'hui ce qu'il était chez les païens, savoir, un acte isolé, exceptionnel comme cela devait être dans la vie d'hommes qui se croyaient complets, d'après les idées générales accréditées autour d'eux? Est-ce à dire qu'il ne puisse se produire que dans un accès de terreur religieuse? Non.

Là où l'on connait l'homme, on expie, nous le répétons à dessein, dès qu'on s'étudie soi-même, car il n'y a pas de plus triste spectacle que celui de sa misère; on expie, quand on est humble et modeste; on expie, quand on travaille(1); on expie, quand on pardonne; on expie, quand on aime les autres plus que soi-même; on expie, quand on se dévoue; on expie, quand on prie; on expie, quand on détruit de plus en plus en soi l'orgueil de l'âme, l'orgueil des sens; et l'expiation est la seule qui nous fortifie et nous grandisse réellement.

Il y a des gens qui semblent penser que les doctrines n'ont à s'occuper que des intérêts vulgaires, matériels. Pour nous comme pour toutes les personnes sensées, une doctrine s'adresse à toutes nos facultés, les embrasse toutes sans aucune exception, vu du faîte à la base et de la base au faîte de l'homme. Or, au faite de l'homme, il y a ce que l'on appelle la faculté du Divin, la faculté religieuse qu'on a cherché à affaiblir vainement depuis trois siècles. Évidemment, il faut en tenir compte. Toutes les solutions étudiées à fond, aboutissent là.

Du reste, appliquez l'esprit d'expiation aux diverses facultés auxquelles vous avez appliqué l'orgueil et qui se sont anéanties à ce contact; appliquez-le d'abord à la faculté de connaître.

Tout aussitôt, l'homme s'humilie et accepte le travail. De là une observation de plus en plus énergique, de plus en plus féconde. De là une notion, une appréciation de plus en plus juste des choses. De là les meilleures chances pour éviter tout ce qui est demi-science ou négation de science, comme le scepticisme. De là tout ce qu'il faut pour arriver à un dogmatique de plus en plus satisfaisant, de plus en plus complet. De là, possibilité de la science, dans tous les sens, dans toutes les directions.

Appliquez ensuite l'expiation à la faculté de sentir; aussitôt tous les appé

(1) De là vient le juste discrédit où est tombé le Droit au Travail des socialistes; chez ceux-ci, qui dit Droit au Travail dit Droit à la jouissance, à l'orgueil de l'esprit et des sens. Ceux-ci dénaturent donc le travail. Ils peuvent par conséquent avoir raison contre quelques grands hommes du jour, parce que ceux-ci manquent absolument de principes, mais ils ont tort contre la véritable connaissance de l'homme, contre la véritable philosophie.

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