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même artiste, est une gracieuse et poétique création, une élégie, quelque
peu pulmonaire, toute imbibée d'un brouillard de mélancolie qui attache et
qui fait rêver. Il faudrait avoir le cœur enveloppé d'une écorce bien épaisse
et bien dure, pour ne pas se sentir ému à la vue de ces deux fiancés, assis
silencieux et rêveurs à l'heure où le jour s'endort, dans un bois que l'automne
ravage cette frêle jeune fille dont l'oval allongé de son doux visage, le teint
blême, les maius amaigries n'annoncent que trop chez elle la présence d'un
mal que ni l'art, ni l'affection ce baume de tant de maux!
ne saurait
guérir. Son regard allangui erre tristement sur la nature à son déclin; il
paraît suivre avec un douloureux intérêt la feuille arrachée que les brises
du soir font tournoyer un instant devant elle, et lisant son arrêt, son suprême
arrêt, dans les tableaux de désolation et de mort que la forêt déroule de toutes
parts à ses yeux, il semble qu'on l'entende murmurer, doucement et
bien bas pour ne point aggraver les peines de son seul aimé, ces vers désolés
du poëte, ce chant douloureux du départ :

Bois que j'aime, adieu..... je succombe;
Votre deuil me prédit mon sort,

Et dans chaque feuille qui tombe
Je vois un présage de mort.
Fatal oracle d'Epidaure,

Tu m'as dit : « Les feuilles des bois

>> A tes yeux jauniront encore,
» Mais c'est pour la dernière fois.
» L'éternel cyprès t'environne:
» Plus pâle que la pâle automne,

>> Tu t'inclines vers le tombeau.

» Ta jeunesse sera flétrie

» Avant l'herbe de la prairie,

» Avant les pampres du côteau. »>
Et je meurs!..... De leur froide haleine
M'ont touché les sombres autans:
Et j'ai vu comme une ombre vaine
S'évanouir mon beau printemps.
Tombe, tombe, feuille éphémère !
Voile aux yeux ce triste chemin;
Cache au désespoir de ma mère

La place où je serai demain !.....

Et ce pauvre jeune homme, si beau, si jeune, et déjá si malheureux! car les peines de cœur, eh! qui ne peut se rendre à soi-même ce triste témoignage ? car les peines de cœur, la perte d'un premier et chaste amour, sont une inépuisable source de larmes, et pour la vie toute entière.

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Déjà quelques pleurs, que tant d'autres suivront! perlent au bord de sa paupière abaissée, et son œil morne, fatal, indique assez que lui aussi n'ose plus désormais se faire d'illusion; on dirait à le voir ainsi absorbé par la contemplation de son malheur, que tous ses rêves de bonheur et d'avenir sont venus, comme ces feuilles détachées, s'offrir un instant à ses regards eplorés, puis, qu'il les a vus disparaitre, emportés à jamais au souffle de la mort, comme elles aux haleines glacées de la bise d'automne !...

Mais pourquoi faut-il. que cette gracieuse page soit voilée d'une couleur, en quelques endroits, si désagréable, si impossible mème? Pourquoi faut-il que le ton généralement si faux du ciel soit d'une valeur à peu près équivalente à celle du ton d'ombre de la robe blanche de la jeune fille, de manière à donner presque à celle-ci, à peu de distance, l'apparence d'une simple extension du ciel? Et qu'on ne nous objecte pas la mauvaise plaisanterie d'un visiteur de l'autre jour qui voulait voir dans cette fàcheuse coïncidence de tons une pensée délicate de l'artiste qui aurait voulu représenter ainsi une céleste jeune fille, pauvre fleur étiolée avant l'âge, qu'un souffle suffit à enlever à la terre, et qui déjà vit presque dans les cieux. Les jeux de mots n'expliquent rien, excepté la nature d'esprit de ceux qui les font; et le talent sérieux de M. Van Eycken se refuse d'ailleurs suffisamment à d'aussi puériles interprétations.

Pourquoi faut-il encore que l'on découvre dans ce même tableau des impossibilités de dessin que l'interposition des objets peut fort bien dissimuler un instant, mais ne saurait cacher tout-à-fait ? Ainsi, par exemple, pourquoi M. Van Eycken dispose-t-il les choses de façon que le genoux de la jambe droite du jeune homme s'attache directement au bas de son corps, sans intervention aucune de la cuisse? Pourquoi, de même, le coude droit de la même figure s'attache-t-il, de son côté, à l'épaule, par une suppression complète du bras proprement dit? Tout cela, il est vrai, ne frappe peut-être pas tout le monde au premier aspect; la figure de la jeune fille placée devant son fiancé, cache d'ailleurs en partie ces étrangetés anatomiques; mais si peu qu'on veuille se donner la peine d'examiner attentivement le poétique tableau du peintre bruxellois, on comprendra sans peine que les raccourcis les plus violents ne sauraient convenablement expliquer cette dernière figure, autrement que par la suppression d'une partie du bras et de la jambe, quand on tient compte surtout des poses relatives du corps et de ces deux membres.

Nous n'eussions pas insisté si longuement sur les bizarreries de goût quant à la couleur, sur les irrégularités scientifiques, quant au dessin, du tableau de M. Van Eycken, si celui-ci, par le poste éminent que le Gouvernement lui a confié, et avec ce poste une partie de l'avenir artistique de l'École bruxeiloise, n'était pas en quelque sorte comptable au pays de chacune de ses Les incorrections, les faiblesses, les erreurs, celles-là surtout

œuvres.

que leur fréquent retour, (comme la couleur fausse des fonds dans les tableaux de M. Van Eycken) ferait croire systématiques, ne sauraient être jugées, avec une trop rigoureuse équité sans doute, mais en même temps avec une trop juste et bien utile sévérité. Le professeur, et à plus forte raison le directeur d'une école de peinture, n'est plus cet artiste isolé, cet homme privé dont le talent, dont la manière, dont les œuvres peuvent avoir une certaine influence peut-être, mais ne s'imposent jamais à la jeunesse studieuse, si ce n'est par la voie indirecte de l'admiration et de l'enthousiasme. Mais chez l'homme de l'enseignement, chez cet homme public mis là tout exprès pour indiquer aux autres le chemin de la vérité, chaque œuvre, comme chaque mot, doit servir, et sert toujours de leçon, bonne ou mauvaise, à ses élèves; et par ses élèves à la société et à l'avenir, dont l'art peut à sa guise éclairer ou assombrir les voies.

Et c'est aussi au point de vue de l'homme public, mais en nous transportant dans une sphère plus haute que celle du goût et de la science, dans la sphère de la morale publique trop souvent violée dans ses œuvres, qu'il nous reste à juger le talent de M. le baron Gustaf Wappers, directeur de l'Académie d'Anvers, cette première école de peinture de notre pays, et, nous le disons sans crainte d'être démenti, et avec un légitime orgueil, l'une des premières de l'Europe et du monde.

-

Jamais, nous l'avouons, notre mission ne nous a semblé plus délicate, et pour tout dire, plus difficile qu'aujourd'hui, en face du tableau de M. WAPPERS : Boccace chez Jeanne de Naples (673). Chef-d'œuvre comme art, mais comme art considéré au point de vue purement matériel, c'est en même temps l'une des toiles les plus libres d'intention et d'exécution, disons le mot, l'une des plus dangereuses de l'Exposition d'Anvers. Aussi, pour peu qu'on réfléchisse en l'examinant, on ne sait si l'on doit plutôt admirer le talent du peintre que réprouver la pensée de l'homme, s'il faut plutôt loner que blâmer l'artiste. Certes, voilà des extrêmes bien opposés et qu'on s'étonnerait peut-être de rencontrer ensemble, si l'on ne se rappelait ce vieil adage dont la vulgarité ne fait que confirmer l'exactitude: Que bien souvent en ce monde les extrêmes se touchent.

Que si nous n'appuyions pas nos appréciations sur des considérations plus élevées que celles des positions officielles et relatives; si même nous ne voyions dans la mission du critique rien autre chose que le dénombrement, trop souvent fastidieux, des qualités matérielles d'une œuvre d'art, sans chercher à pénétrer plus avant dans cette œuvre, à saisir la pensée qui a présidé à sa génération, à découvrir, à signaler l'enseignement, bon ou mauvais, qu'elle porte en soi alors, nous l'avouous hautement, nous aurions beaucoup d'éloges, bien peu de blâme, pour le tableau de M. Wappers. Mais, nous l'avons dit au début de ce travail, telle n'est point, et pour cause, notre manière d'envisager la critique. Et tout en rendant loyalement justice à tous

les genres de mérite, nous devons à la morale, à l'équité, à notre conscience, à nos lecteurs, de ne rien céler de la vérité, si désagréable que celle-ci puisse être à dire et à entendre. D'ailleurs, qu'on tâche enfin de le comprendre et de le retenir, la responsabilité est toujours en raison directe de l'éminence du talent et de la position. Et si en lisant ces lignes quelqu'un venait à nous juger trop sévère, c'est qu'on n'aurait pas assez fait attention sans doute, que M. Wappers est à bien des égards une des sommités artistiques de notre époque, qu'il est à la tête de la première école publique de peinture de notre pays.

Et ici, nous ne croyons pas superflu de le répéter, l'influence des œuvres de talent sur les multitudes, et surtout sur la jeunesse — qui est toute la société, tout l'avenir en germe, est aussi grande qu'incontestable: parce que les multitudes comme la jeunesse sont éminemment impressionnables. Mais une chose à laquelle on semble ne pas faire assez d'attention, c'est que cette influence n'est jamais plus puissante que dans la partie que nous appellerons morale de cette œuvre, (en donnant à ce mot une acception restreinte), c'est à dire dans le choix du sujet, dans l'esprit dominant de son interprétation. C'est qu'aux yeux, comme à l'imagination et au cœur de l'homme, un seul mot, un seul regard suffit maintes fois pour corrompre ou pour convertir; tandis que l'esprit et la mémoire pour arriver à la science, ou seulement à la connaissance, ont le plus souvent besoin d'un travail toujours long, presque toujours pénible. Et voilà pourquoi, en restreignant notre pensée, - voilà pourquoi la tâche du professeur n'est pas remplie quand il a initié ses élèves aux secrets de la science et des pratiques du métier : ce n'en est qu'une faible partie, car ce n'est là que l'instruction artistique. La mission de l'architecte, du peintre, du sculpteur est finie, il est vrai; mais celle du poëte, du penseur, du moraliste, de l'artiste en un mot, (car l'artiste est tout cela), commence à peine; et cette mission, la plus importante, qui s'adresse à la pensée pour l'élever, au cœur pour l'épurer, n'est pas autre chose que l'éducation artistique toute entière.

L'éducation fait les hommes, et les hommes font l'avenir de calamité ou de bonheur, de honte ou de gloire pour leur pays et pour le monde. L'éducation, voilà donc la grande chose, la seule chose même d'une importance souveraine, surtout à une époque que la mauvaise éducation du dernier siècle et du nôtre n'a déjà que trop compromise; l'éducation, voilà la chose par excellence, celle qui mérite toutes les attentions, toutes les sollicitudes, toutes les méditations, non pas seulement des Gouvernements et des philosophes, mais encore, mais surtout, de tous ceux qui par état ou par position, soit comme pères, soit comme maîtres, sont chargés du poste éminemment honorable, mais aussi éminemment périlleux, d'instituteurs de la jeunesse, et par elle de la société.

Or, nous le disions plus haut, les exemples du maître ont une influence

plus directe, plus absolue, plus décisive que ses leçons (1); c'est là, le plus souvent son véritable enseignement, soit qu'il le donne pour tel, soit que ses élèves le prennent ainsi. Eh! bien, nous le demandons avec tristesse,que peut-on, que doit-on attendre d'une école d'art dont le chef ne craint pas de méconnaître dans ses œuvres, et d'une manière flagrante aujourd'hui, «< ces lois morales imposées à toute œuvre humaine, » — pour nous servir de l'expression si juste de Veuillot; ces lois éternelles, ces lois absolues en dehors de toutes les atteintes des sophismes que les passions enfantent :

parce qu'elles ont leur base immuable bien loin au-dessus des superbes caprices de notre raison, si bornée et pourtant si sottement prétentieuse; au-dessus de toutes les ténèbres épaisses ou fétides qui monteat, au souffle de l'orgueil, de l'esprit, du cœur, ou des sens. Ce que l'on doit en attendre, d'un semblable exemple, chacun le sait, chacun l'a dit; espérons seulement que tous nous nous soyons trompés, et que l'avenir vaille mieux que nos prévisions.

Mais enfin, pourquoi M. Wappers, quittant tout-à-coup l'excellente voie où chacun était heureux et fier de le voir et de l'admirer depuis quelques années, cette voie où il rencontra Pierre-le-Grand et Christophe-Colomb, -pourquoi nous reporte-t-il brusquement vers une époque moins heureuse de sa carrière d'artiste, et dont la Tentation de Saint-Antoine fut comme la plus haute, ou si l'on préfère, la plus basse expression? Pourquoi prostituer encore son beau talent, comme aux heures fougueuses de la jeunesse, aux instincts de la bête, suivant l'énergique expression de Joseph de Maistre? Pourquoi tremper encore ses pinceaux dans les fanges de la volupté, alors qu'on les avait purifiés déjà et dans la gloire et dans les larmes? Certes, nous ne nous attendions pas à voir l'honorable directeur de l'Académie d'Anvers raviver des souvenirs que, pour notre compte, nous eussions été heureux de savoir effacés de la mémoire publique; des souvenirs que ni sa haute position de chef d'école, ni sa dignité d'artiste éminent ne devait, semble-t-il, dans son propre intérêt comme dans celui de l'art, engager à évoquer aujourd'hui. Aussi, la réprobation qu'a justement soulevée l'oeuvre du maître anversois, dans une grande partie de la presse sérieuse, n'a étonné personne: elle était l'opinion de tous; l'opinion honnête, légitimement froissée des libertés et des dédains qu'on semble depuis quelques temps affecter à son égard. Car, pour le dire en passant, et sans autre application que celle dont les artistes convaincus du fait jugeront convenable d'en faire à eux-mêmes, il y a bien quelque chose qui ressemble beaucoup à de l'impertinence dans les procédés

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(1) Surtout dans les arts d'imitations, où les élèves cherchent plus souvent à imiter la manière du maitre, (en donnant à ce mot sa plus vaste extension,) que la nature, ce maitre des maitres.

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