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qui est fin et piquant, voilà qui est admirablement laid et horriblement beau! Avez-vous vu ce chien gueux et pelé se ratatinant sous l'averse; se traînassant le long des murailles, à l'abri des gouttières, tout craintif, tout pénaud, tout transi; trempé jusqu'à l'os, la tête basse, l'œil sinistre, la langue pendante, la patte rogneuse et blessée, le poil accolé par mèches ruisselantes de pluie, un méchant bout de corde au cou tout dégouttant aussi ! Et si vous l'avez vu, dites-nous, cet abominable tableau n'est-ce pas un des chefs-d'œuvre du Salon, bien digne à tous égards de prendre place à côté de ces Mendiants ou Bruxelles le Matin que nous avons admirés ensemble l'année dernière? Mais de même qu'au dernier Salon de Bruxelles M. Stevens brillait par le pathétique aussi bien que par la nature surprise dans ses vulgarités les plus infimes de même encore, à côté de son Temps de Chien, ce spirituel artiste a eu soin de nous donner, dans sa remarquable Protection (507), une nouvelle preuve de la souplesse, et quand il le veut, de l'élégance de son talent. Un charmant épagneul au poil long et soyeux, au nez mutin, à l'œil effaré, aux mouvements pleins d'anxiété, vient chercher un abri, aide et protection auprès de son ami, un énorme bull-dog, dont la pose tranquille et la mine impassible accusent plus encore chez lui la conscience de sa force que l'insensibilité de son coeur. L'exécution de ce tableau est en général très-remarquable; mais jamais peut-être le pinceau de M. Stevens n'a mieux exprimé la nature dans toute sa saisissante vérité que dans le museau tout sanguinolent de ce gros dogue dont on croit par moments entendre déjà les sourds grognements.

Ce que nous aimons le mieux dans le tableau de M. ED. TSCHAGGENY, Paul Potter, étudiant des moutons (559), ce ne sont pas précisément ses moutons qui manquent de moelleux, ni son ciel dont la nature des tons et de la fonte rappelle trop la peinture sur porcelaine; mais bien ce groupe charmant de petits paysans accroupis près de cette haie abandonnée, sur votre gauche, et causant si naturellement avec l'illustre artiste hollandais. La couleur générale de ce tableau est chaude et vraie; et sa touche, un peu sèche dans les laines des moutons, devient presque partout souple, large et même magistrale dans le paysage.

C'est dans le Genre surtout, dans le genre proprement dit, que l'École d'Anvers doit être particulièrement étudiée si l'on veut l'apprécier à la juste valeur. C'est là son véritable terrain, non seulement celui où se développent chaque année davantage ses goûts et ses tendances; mais encore celui où la fixent, où la retiennent en quelque sorte forcément ses qualités et ses défauts. C'est là qu'elle est le mieux elle-même; c'est là qu'elle déploie avec le plus de succès les brillants et solides trésors de sa palette : éclat et puissance de tons, richesse savante des oppositions, entente large et vigoureuse du clair-obscur.

De ce que nous avons dit plus haut touchant la naissance de l'École anver

soise moderne et de la nature d'influences qui pesèrent sur son enfance, et depuis surtout sur sa jeunesse, l'on a pu conclure déjà, et avec légitimité, que le genre devait nécessairement devenir, dans le développement normal des choses, la plus haute expression, et si nous osons le dire, la spécialité de cette école.

Peut-être ne serait-il pas inutile, pour une plus complète intelligence de la chose, d'entrer à ce propos dans quelques détails historiques: mais cela nous entraînerait nécessairement trop loin; et comme nous nous réservons de traiter cette question dans un travail spécial, nous laisserons à la perspicacité de nos lecteurs le soin de saisir les raisons directes ou éloignées du fait que nous ne faisons qu'indiquer aujourd'hui.

Plus que jamais M. LEYS se pose, dans le genre, comme chef de l'école anversoise; plus que jamais son influence se fait sentir parmi cette foule de jeunes artistes qui se pressent autour de lui; plus que jamais aussi cet habile artiste se rapproche de ces vieux et illustres maitres de l'école hollandaise, vers lesquels il porta son admiration et ses études le jour où il rompit avec les traditions bâtardes, moitié rubinesques, moitié parisiennes, du romantisme anversois. Nous venons de signaler l'influence de M. Leys sur la génération d'artistes qui s'élève; cette influence, nous l'avouons hautement, nous sommes loin d'en féliciter à tous égards la jeunesse anversoise; parce que nous y voyons moins encore de la part de celle-ci, une intelligence supérieure des lois de la nature, une heureuse interprétation d'une somme considérable de ses beautés, qu'une imitation plus ou moins fidèle, plus ou moins servile, plus ou moins inintelligente même, de la manière du maître. Certes plus que personne à Anvers, plus que MM. Wappers et De Keyser eux-mêmes, M. Leys fait et fera école; le déluge de faux Leys dont l'Exposition est inondée, est là pour le prouver; mais nous le demandons à tous ceux qui comprennent et savent apprécier (ce que d'ailleurs l'expérience historique des siècles s'est chargée de démontrer évidemment), tout ce qu'il y a de dangereux pour une école, tout ce qu'il y a déjà de germes de décadence et de mort dans cette absence d'originalité et d'individualisme; nous le leur demandons: Combien y en aura-t-il parmi tous ces copistes qui parviendront à dépasser jamais le niveau d'un talent vulgaire, à se poser parmi les maîtres? S'il faut en croire les apparences, bien peu assurément. Des deux tableaux de M. Leys: le Corps-de-Garde (350) et la Galerie de Tableaux (351), malgré les qualités admirables de ce dernier, nous préférons le Corps-de-Garde. Nous n'avons jamais vu un tableau plus complet, comme art, du maître anversois. Mise en scène, disposition de l'effet, puissance de ton, énergie savante des oppositions, éclat plein de maturité de la couleur, magie toute rembrandtesque du clair-obscur, agencement remarquable des figures, vérité naïve des poses, airs de têtes variés, remplis d'expression et d'une grande finesse d'observation; tout semble concourir pour faire de cette admirable

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toile, une des plus belles choses du Salon d'Anvers. Malheureusement le dessin des mains laisse encore, comme toujours, grandement à désirer. — Ce qu'il y a peut-être de plus saisissant dans sa Galerie de Tableaux, c'est le coup de jour plongeant à l'intérieur par une vaste lanterne ménagée dans la toiture; l'effet en est d'une illusion parfaite. On peut remarquer chez M. Leys, outre un progrès général et sensible, une tendance prononcée vers une gamme de tons plus obscurs et cherchant à se rapprocher toujours davantage de la manière de Jean Steen habilement combinée avec celle de Rembrandt.

Comme il nous est impossible de parler de tous les tableaux de genre, si nombreux du Salon, nous ne ferons qu'indiquer les qualités les plus saillantes de ceux qui nous ont frappé davantage.

A côté des Portraits de Famille (352) de JOSEPH LIES, bien composés et fort ressemblants, mais un peu durs et noirs dans les ombres, ce jeune artiste a exposé un excellent tableau de genre: Christophe Colomb expliquant son projet de découverte devant le Roi et la Reine d'Espagne, Ferdinand le Catholique et Isabelle de Castille (353). M. Lies compose avec beaucoup de talent, d'élégance et de distinction. Ses toiles sont bien remplies, sans que ses figures soient entassées les unes sur les autres; l'air circule au milieu d'elles et pourtant vous ne trouvez point de ces vilains espaces vides, si bien appelés trous en terme de pratique, et qui accusent la pauvreté d'imagination de l'artiste. Les petites têtes sont dessinées avec infiniment de tact et d'esprit; les étoffes si variées de nature et de couleur, les mille détails de la toilette et du fond, sont peints avec une richesse de touche, une flatterie de pinceau tout à fait séduisante. La couleur, d'une grande énergie de tons, rappelle à la fois les Hollandais et les Vénitiens; c'est en faire assez l'éloge. Toutefois nous devons faire remarquer à regret que M. Lies se laisse souvent entraîner par une sorte de passion de l'effet et de la vigueur d'oppositions qui le trompe en le poussant au noir. Nous pensons que s'il ménageait davantage ses demi-teintes, ou s'il leur accordait moins d'importance en leur donnant moins de force, ses tableaux gagneraient encore du côté de l'ensemble, comme aussi ils pourraient augmenter en éclat si les ombres, au lieu de viser au noir, étaient, comme on dit, plus couleur. Nous n'avons rien à dire de cette fantaisie, comme l'appelle très-bien l'artiste, intitulée Blond brune et noire (554), sinon que c'est là une de ces erreurs de jeunesse qu'il faut savoir pardonner, même à un homme de talent, et laisser mourir de sa belle mort.

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Dans un petit tableau, Le Récit (46), charmant de disposition, de finesse d'expression et très-délicat de tons, M. W. ANGUS nous montre son talent déjà singulièrement modifié depuis l'année dernière; on y reconnaît évidemment l'influence française ; et franchement, en faisant réflexion à tout ce que cette influence cache à la fois de séduisant et de pernicieux, nous ne pouvons le constater sans peine.

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Deux tableaux assez beaux d'effet, L'Enfant malade (366) et Le Récit du Pèlerin (367) représentent M. W. LINNIG au Salon d'Anvers. Le premier surtout est très-piquant, mais d'une exécution qui pourrait être mieux soignée. La lumière qui pénètre par une sorte de brêche faite au toit, dans Le Récit du Pèlerin, est d'une grande vérité.

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Parmi les tableaux de M. JULES BOULANGER, de Gand, citons Le Savoyard (72), qui se distingue par un bon agencement des figures et par quelques expressions heureuses. Il y a quelque chose de singulier, pour ne pas dire d'impossible, dans la manière dont M. Boulanger a introduit et distribué sa lumière dans ce tableau. Citons encore son autre toile: Le grand Père cueillant des raisins (74), agréable composition, mais qui demanderait bien un peu plus de variété de tons, de vigueur, et des poses plus simples. Le faire de cet artiste réclamerait de la franchise dans la touche, et quelque soin de plus.

Comme vérité de jour, comme naïveté et justesse de pose, comme fraicheur argentine du ton général, comme éclat d'un soleil encore tout imbibé de la rosée du matin, Le Papillon (152) de M. J. DE BRUYCKER, mérite une mention toute particulière. Ce n'est pas de la haute peinture, ni même de la peinture d'inspiration; mais c'est de la peinture naïve et souriante qui plait à tous et n'offense personne.

Après Stevens qui donne de l'esprit aux bêtes, à l'instar de feu Jean de La Fontaine, l'artiste qui a sans doute dépensé le plus largement dans son œuvre de cette monnaie qui coûte presque toujours fort peu à ceux qui en ont, c'est bien, pensons-nous, M. LEOPOLD FISSETTE, de Liége. On peut suivre son sujet avec plus d'exactitude peut-être que ne l'a fait M. Fisette dans Les Plaideurs de Racine (228); on peut surtout lui donner plus de couleur locale; mais nous ne savons si l'on peut l'interprêter d'une manière plus plaisante, plus originale, plus spirituelle. C'est une charge, mais elle est excellente. Comme qualités de peinture, d'effet, de vigueur, de choix dans les oppositions, ce tableau ne laisse rien à désirer.

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A part la pauvreté de choix du sujet, l'Intérieur (633) de M. CH. VENNEMAN, d'un effet tranquille, d'une couleur sage, et dont l'ensemble rappelle singulièrement Béga, se recommande par des qualités sérieuses appuyées sur une bonne exécution.

Le sentiment général et quelques bonnes expressions se font remarquer dans Le Banc des Pauvres (160) de M. CH. DEGROUx; mais sa couleur tannée est fort déplaisante.

Ce n'est pas non plus par le charme de la couleur que brille M. SORIEUl, de Paris, dans son Passage de la Loire par l'armée vendéenne, après la défaite de Cholet (505); mais à un sentiment pathétique du sujet, l'artiste a su joindre une certaine vérité d'action du mouvement, de la vie. L'effet en est dramatique; quelques épisodes très-émouvants.

Nous avons eu quelque peine à reconnaître, au premier abord, nous l'avouons, l'auteur de Vésale, et de la Lecture pantagruélique, dans ce Luther et sa Famille (269) qui est pourtant signé ED. HAMMAN. Non que ce tableau nous ait paru mauvais, ou même simplement médiocre; loin de là. Il y a beaucoup d'artistes qui mériteraient de sincères encouragements s'il leur arrivait d'en faire autant; mais quand on est l'auteur des tableaux que nous venons de rappeler, et que chacun a admirés à la dernière Exposition de Bruxelles, est-il permis de faire seulement à peu près bien? De deux choses l'une ou M. Hamman a eu tort de se montrer l'an dernier un excellent peintre, ou il a tort aujourd'hui de ne pas rester au niveau d'une réputation méritée. Les exigences du public sont en général en raison directe des preuves de talent que l'on a données déjà, surtout quand ces preuves ne sont point des coups de hasard, mais le fruit d'études sérieuses et d'une science acquise par le travail. Voilà pourquoi nous sommes difficile à l'égard du jeune peintre ostendais; voilà pourquoi encore nous sommes persuadé qu'il voudra prendre une brillante revanche à la prochaine Exposition; et chez lui vouloir, c'est savoir.

A quelques pas de M. Hamman, se trouve un grand tableau de M. GEIRNAERT, de Gand, Une Consultation (245), qui soutient la réputation de ce professeur. Malgré son dessin d'une correction un peu suspecte, ce tableau plaît dans son ensemble, soit à cause de la simplicité vraie de l'effet, soit à cause d'une certaine sévérité de tons, de la bonne disposition des figures et de quelques expressions assez heureuses et bien contrastées. C'est aussi par les expressions bien comprises et bien rendues que brille son Maître d'école du village (247), le plus joli, le plus piquant tableau que M. Geirnaert ait envoyé à Anvers. Une Mère et ses deux enfants effrayés par l'orage (248), du même artiste, se fait remarquer par une touche large et magistrale.

M. COULON a décidément renoncé à la couleur, si ce n'est à cette couleur parisienne dont les carrières de Montmartre sont comme la plus haute expression. Depuis son séjour à Paris, cet artiste paraît n'avoir plus à sa disposition que du noir et blanc, beaucoup de blanc surtout. Sous le nom de La Lune de Miel (129), — une espèce d'Hercule, aux pieds d'Omphale, mais en costume Louis XV; seulement l'Hercule antique filait, tandis que l'Hercule moderne se contente d'enfiler une aiguille pour sa jeune femme qui se moque de lui en manière de remerciment, M. Coulon nous a envoyé de Paris une véritable grisaille, à peine rehaussée dans quelques passages de teintes légèrement rosées et bleuies. Du reste, comme originalité de conception, comme charme dans les expressions, comme chatoiements d'étoffes, ce petit tableau ne laisse pas que d'être fort agréable.

N'oublions pas de citer MM. L. TIELEMANS, dont les Amusements champêtres (534) sont bien disposés, riches de tons, mais lourds de dessin; — O. TROOST, dont le Christophe Colomb (537) est très-énergique, mais un peu dur;

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