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histoire sont éclairés par une lumière douce et durable; où l'âme se purifie, où l'esprit se redresse, et où le lecteur français apprend à se rappeler que la France a été longtemps regardée dans le monde comme le sanctuaire du goût, de l'ordre, du génie et de la grandeur.

Il a fallu un grand courage à l'auteur pour braver l'inopportunité apparente de sa publication, pour lancer une œuvre si laborieuse et si délicate au milieu de cette poussière, de ce bruit, de ce sang, de cette honte, où tant de bons esprits ont cru que toute littérature allait demeurer ensevelie. Mais hâtons-nous de le dire, ce courage l'a bien servi. Il a obtenu un succès considérable et unanime, qui a dépassé peut-être son attente, mais non pas certes son mérite. Chacun a compris que ce livre était un service rendu, non seulement aux lettres, mais au pays, à la société. Chacun, en l'admirant, en le louant, a cru acquitter une dette de reconnaissance et d'honneur à celui qui, sous la pression des hommes et des choses que nous avons subie, ne désespérait ni du bon goût, ni de la justice, ni de la vérité.

Il faut le dire, du reste, M. le duc de Noailles, resté jusqu'à ce jour en dehors de l'arène littéraire, et ne s'étant révélé au public attentif que par des discours politiques à la tribune de la Chambre des Pairs, possède à un degré remarquable toutes les qualités nécessaires pour tenter une entreprise aussi hasardeuse et pour y réussir. On ne saurait dire avec quel plaisir on retrouve, à travers ces deux volumes, l'écrivain toujours délicat et distingué qui a su se maintenir à l'écart de tous les excès et de tous les défauts de son temps.

Tout en suivant la règle la mieux adaptée aux historiens qui traitent d'une période déjà éloignée et dont l'histoire a été plus d'une fois écrite; tout en s' ffaçant Ini-même autant que possible pour laisser parler les contemporains et surtout l'héroïne de son livre, l'auteur a su marquer son œuvre d'un coin spécial et digne de lui.

Son style, à la fois noble et naturel, dépourvu de toute affectation et de toute enflure, est empreint d'une sobriété, d'une réserve et d'une simplicité qui n'exclut, du reste, ni la grâce, ni le trait, ni l'éclat. En un mot, c'est un style parfaitement adapté au sujet et à l'époque qu'il décrit.

On dirait, en le lisant, qu'il s'est formé dans cette société de la seconde moitié du XVIIe siècle, dont il a su fixer le véritable caractère par un tableau si exact et si attrayant, que nous cédons à l'envie d'en citer un fragment comme la meilleure justification de nos éloges et le résumé fidèle du livre que nous avons sous les yeux. « Là, dit l'auteur en parlant de l'hôtel de Rambouillet, là commença, sous la protection des femmes, ce premier mélange des hommes de lettres avec les gens de la cour, sur un pied pour ainsi dire d'égalité toujours déférente d'une part et polie de l'autre, où les rangs se rapprochèrent sans se confondre et où la liberté ne fit pas oublier le respect; heureuse réunion qui forma plus tard les mœurs inimitables de

notre patrie, longtemps admirée par l'étranger, où l'on voyait se concilier et se respecter tous les droits, ceux du rang et de la naissance, comme ceux de la supériorité et de l'empire de l'esprit. Ce fut là enfin que naquit réellement la conversation, cet art charmant, dont les règles ne peuvent se dire, qui s'apprend à la fois par la tradition et par un sentiment inné de l'exquis et de l'agréable; où la bienveillance, la simplicité, la politesse nuancée, l'étiquette même et la science des usages, la variété de tons et de sujets, le choc des idées différentes, les récits fréquents et animés, une certaine façon de dire et de conter, les bons mots qui se répètent, la finesse, la grâce, la malice, l'abandon, l'imprévu se trouvent sans cesse mêlés et forment un des plaisirs les plus vifs que des esprits délicats puissent goûter. »

Ajoutons à cette énumération fidèle des qualités qui se réflètent dans le livre de M. le duc de Noailles, un trait qui le relèvera surtout aux yeux de nos lecteurs. C'est la présence à peu près constante de la pensée religieuse. Si quelquefois elle semble disparaître du récit, au milieu des joies et des agitations de ce monde si brillant, il en est d'elle dans le livre comme dans le siècle lui-même que le livre veut peindre. Elle reparaît bientôt, calme et forte, sans bruit et sans apparât, mais comme sûre de son empire. Dans les dernières pages, elle s'élève à la hauteur de la véritable éloquence et répond au sentiment intime de toutes les âmes, en indiquant, avec l'autorité du vrai, la seule conclusion désirable, la seule solution possible des difficultés de notre temps.

Tel est le guide qui nous prend comme par la main pour nous introduire dans la grande société du grand siècle. Et certes on ne se lasse point à le suivre. On erre au milieu de ces grands noms, de ces nobles femmes, de ces beaux esprits, de tous ces hommes de génie, de cœur et d'honneur, avec un indicible plaisir, avec une jouissance douce et réglée. Tout y respire le calme, l'ordre et la dignité. Tout y porte au respect et au devoir, et c'est ici qu'il faut encore laisser parler le noble écrivain qui a su si fidèlement reproduire l'esprit et le langage du XVIIe siècle :

« Ce qui se remarque surtout, dit-il, à cette époque, c'est le sentiment et l'habitude du respect répandus dans toutes les classes, sentiment qui honore et unit les hommes plus que ne le peut faire la farouche égalité qui ne veut rien devoir ni rien rendre à personne, et sans lequel aussi tout se relâche et s'abaisse bientôt le ton, le langage, la politesse, et jusqu'aux rapports les plus habituels des hommes entr'eux. Tout le monde, depuis le Roi, qui avait à se respecter lui-même et à respecter l'État en sa personne, jusqu'aux moindres de ses sujets, tout le monde avait quelqu'un à respecter; et les traditions de la féodalité, quoiqu'elle fût éteinte, avaient perpétué jusqu'alors une hiérarchie d'égards qui faisait le lien et l'harmonie de cet état social, désormais calme et fixé. La considération, cette chose si peu connue aujour

d'hui, appartenait à tous les rangs et s'y manifestait à divers degrés, par l'hommage rendu au mérite de la personne et à sa position; le sentiment de l'honneur, précieusement entretenu dans les familles, en faisait la fierté et y servait de frein. Chaque classe avait, pour ainsi dire, un bâton de maréchal à gagner, qui suffisait à son ambition, et au-delà duquel elle ne portait pas la vue; elle savait d'ailleurs que, de son sein, le mérite transcendant pouvait s'élever au premier rang; on en avait des exemples sous les yeux, et l'ordre reposait avec solidité sur cette séparation volontaire des rangs, adoucie par la politesse des mœurs. Cette société réglée s'avançait ainsi paisiblement et confiante en elle-même, sans préoccupation de l'avenir et satisfait du présent, parce qu'elle était vivifiée par la pensée morale et religieuse qui faisait comprendre et accepter à tous les diversités de la condition humaine. Si le respect, en effet, en formait la base, la religion en couronnait le sommet. La foi, ce grand lien des sociétés, était au fond des âmes et exerçait une influence puissante sur les mœurs. La croyance réglait la vie et fixait les esprits. Le clergé et les prélats se mêlaient au monde avec gravité; les couvents, où presque toutes les familles avaient des parents et les communautés même les plus sévères, telles que Port-Royal et la Trappe, étaient en rapport continuel avec lui. Les laïques, à leur tour, faisaient des retraites dans ces monastères; on y avait des correspondances, on en recevait des directions; c'était une perpétuelle communication du monde à la solitude, et de la cour au cloître. Au milieu du monde même, on pratiquait hautement la piété et les bonnes œuvres, et ceux que les passions avaient égarés revenaient tôt ou tard aux sentiments pieux et à la pénitence. Quels qu'eussent été la dissipation de la vie ou les orages du cœur, il y avait dans les åmes comme une racine de foi qui reverdissait après avoir paru desséchée. »

Nous ne connaissons pas dans toute la littérature une page qui rende mieux compte de la vraie grandeur du siècle de Louis XIV que celle qu'on

vient de lire.

Assurément, tout ne s'élève pas à cette hauteur, pas plus dans le siècle de Louis XIV que dans le livre de M. le duc de Noailles. Mais partout, dans le livre comme dans l'époque, on retrouve l'intérêt que les grands hommes et les grandes choses répandent sur ce qui les a approchés. On y jouit partout de la mesure, de l'urbanité, de l'exacte et régulière observance des lois qui constituent le bon sens et le bon goût. Dans tout le récit, comme dans l'heureux choix des citations dont il est parsemé, une main habile nous fait reconnaître le caractère de cette époque, qui savait imprimer le sceau de la dignité et de la bonne grâce aux plus menus détails, aux recours les plus intimes de la biographie personnelle ou domestique, comme aux recherches quelquefois puériles de l'étiquette. Plus d'une découverte précieuse, ce nous semble,

a été enchassée par l'auteur dans nos souvenirs, quelquefois à l'aide d'une note ou d'un rapprochement historique. Nous ne résistons pas au plaisir de citer, comme un modèle de cette bonne grâce dont nous parlions à l'instant, la lettre par laquelle le Roi annonçait à la duchesse de Richelieu qu'il lui donnait la seconde charge de la cour, celle de dame d'honneur de la Reine :

« Versailles, le 16 novembre 1671.

» Ma cousine, la nouvelle du décès de la duchesse de Montausier m'ayant › été apportée ce matin, nous avons jugé, la Reine et moi, que nous ne pou»vions faire un plus digne choix que de votre personne pour remplir la place de sa dame d'honneur. Je dépêche exprès ce gentilhomme pour vous faire savoir notre résolution, afin que, si vous l'approuvez, vous puissiez » venir au plus tôt prendre possession de cette charge que votre seule vertu » a sollicitée pour vous. En attendant votre réponse, je prie Dieu, ma cou» sine, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. »

Cédant à une prédilection bien naturelle chez lui, et que la grande majorité du public lettrée a jusqu'à présent partagée, l'auteur n'hésite pas à préférer la seconde moitié du XVIIe siècle à la première. De bons esprits, et au premier rang notre ami et collaborateur M. Foisset, ont contesté la légitimité de cette préférence. Ils admettent volontiers qu'à partir de la paix des Pyrénées, l'ordre fut mieux établi, les mœurs plus graves, la splendeur du trône et du pays plus éclatante et plus universellement reconnue. Mais ils ont regretté la mâle vigueur, la verve, la franchise, l'indépendance non encore domptée, et surtout la vive expansion de sainteté qui signale le règne de Louis XIII et la régence d'Anne d'Autriche, c'est-à-dire, l'époque de saint François de Sales, de saint Vincent de Paul, du cardinal de Berulle, de M. Olier, de sainte Jeanne de Chantal, de Mademoiselle de Melun et de tant d'autres réformateurs catholiques. Et comme les plus grands écrivains du règne de Louis XIV débutèrent tous de 1650 à 1660 (1), on peut trouver, même sous le rapport littéraire, une sève plus abondante et plus précieuse dans l'époque où se formèrent tous ces grands hommes que dans celle qui les vit successivement s'éteindre sans laisser des successeurs. Juges incompétents, nous ne prononcerons pas un arrêt sur ce débat, l'un des plus intéressants de l'histoire littéraire. Mais nous savons gré à M. le duc de Noailles de nous avoir donné, dans ses chapitres sur d'Aubigné et sur Scarron, un aperçu fidèle de l'état des mœurs et des esprits pendant la période si orageuse et si animée qui précéda la gloire de Louis XIV.

(1) La Fontaine, en 1650; Pascal, en 1656; Molière, en 1658; - Boileau et Racine, eu 1660.

Bossuet, en 1657;

Son étude sur Théodore-Agrippa d'Aubigné, personnage si remarquable et trop oublié, mérite une attention spéciale. Avant de passer à l'époque où la fierté et l'indépendance de la noblesse française disparurent au sein de l'éclat éblouissant de la royauté, on aime à retrouver le cœur et le style de ce gentilhomme, qui prenait ainsi qu'il suit congé de son Roi, et d'un Roi qui était Henri IV:

« Sire, votre mémoire vous reprochera douze années de mes services et douze plaies sur mon corps; elle vous fera souvenir de votre prison, et que la main qui vous écrit en a rompu les verroux et est demeurée pure en vous servant, vide de vos bienfaits et exempte de corruption, tant de votre ennemi que de vous-même. Par cet écrit, je vous recommande à Dieu, à qui je donne mes services passés, et à vous ceux de l'avenir, par lesquels je m'efforcerai de vous faire connaître qu'en me perdant, vous avez perdu votre meilleur serviteur. »>

C'est bien le même homme à qui le duc de la Trémoille, assiégé par les troupes du Roi dans Thouars, écrivait : « Mon ami, je vous convie, suivant » vos serments, à venir mourir avec votre affectionné serviteur. » Et qui répondait «< Monsieur, votre lettre sera bien obéie je la blâme pourtant » d'une chose, c'est d'avoir allégué mes serments, qui doivent être crus trop >> inviolables pour me les rammentevoir. >>

Le grand-père de Mme de Maintenon nous ramène naturellement à cette illustre femme dont nous avons jusqu'ici trop peu parlé. Nous n'en dirons, du reste, que peu de chose, parce que M. le duc de Noailles ne nous laisse rien à en dire. Il lui a rendu une justice si complète et si incontestable, que l'on ne peut espérer même de glaner après lui, et d'un autre côté, on essaierait en vain de citer là où tout est à lire.

Disons seulement que de toutes les réhabilitations historiques qui ont été tentées depuis quelque temps, il n'y en avait guère de plus pressée et de plus légitime que celle de Mme de Maintenon. Elle a été un des personnages les plus calomniés de l'histoire: Grâce à M. le duc de Noailles, cette réhabilitation est acquise à l'histoire. Et ce dont nous aimons surtout à féliciter l'auteur et à nous féliciter nous-même, c'est que cette réhabilitation est, en même temps, celle de l'esprit chrétien, dans une de ses manifestations les plus injustement appréciées.

C'est à cause de sa religion que Mme de Maintenon a été impopulaire; c'est par la religion et en son honneur que sa renommée nous sera désormais chère et sacrée. Cet esprit moqueur et essentiellement irréligieux, qui a toujours mêlé son courant à celui de la littérature française, depuis les trouvères jusqu'à nos jours; cet esprit implacablement hostile à la pratique des vertus chrétiennes; cet esprit sceptique et licencieux toujours vivant parmi nous, a fait payer à Mme de Maintenon la rançon des affronts que lui faisait subir

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