Page images
PDF
EPUB

le nombre et tout percé de coups. Il occupe le milieu de la toile, beau d'énergie et de mouvement, encore debout, encore redoutable, mais déjà s'affaissant; seul, car tous ses compagnons de dévouement jonchent le sol, frappés à mort, et le gros de l'armée fuit à l'horizon. Mais non, il n'est pas seul; son chien, son chien fidèle combat rudement à ses côtés; avec une vraie fureur de dogue, il s'élance sur le cheval blanc d'un seigneur bourguignon, qui vient de s'abattre, couvert de sang et d'écume, et qui sert de rempart à Sneyssone. Celui-ci, sous son genoux nerveux mais déjà ployé par l'épuisement de la vie, semble écraser encore le Français expirant, tant il trouve de force dans le désespoir même de cette lutte inégale. Un autre chevalier accourt pour venger la mort de son frère d'armes; fièrement campé sur un magnifique cheval brun à la puissante encolure, aux crins flottants, il se précipite de toute l'impétuosité de son fougueux coursier, sur le boucher gantois. Son regard paraît étincelant de fureur, ébloui d'admiration; son bras est levé, son épée haute, prête à frapper un de ces grands coups dont les guerriers du moyen-âge brisaient les casques de fer, entamaient les cottes-de-mailles, pourfendaient les hommes d'armes malgré leurs dures cuirasses. Et ce terrible coup d'épée sera le coup de grâce, le coup de mort qui doit faire du héros populaire un martyr du dévouement. Élevant d'une main sa bannière au-dessus de sa tête en guise de bouclier, sa bannière qu'il n'a point quittée, qu'il presse encore d'une étreinte convulsive, sa bannière qu'il a teinte de son sang généreux, et dans les plis de laquelle il va s'ensevelir comme dans le plus glorieux des linceuls, Sneyssone tourne vers le ciel ses yeux que la mort allanguit déjà, avec une expression de supplication désespérée vraiment émouvante. De sa main droite, par un suprême effort, il soulève une dernière fois sa redoutable épée, ébréchée par la lutte, et s'apprête à vendre chèrement au moins le peu qui lui reste de vie. Ses bras sont nus, sa poitrine ouverte et ruisselante de sang. Ses traits contractés par la douleur portent, avec l'empreinte solennelle de la mort, ce rayon divin d'un courage vraiment surhumain, plus puissant que la douleur et que la mort. A la vue de ce drame à la fois sublime et lamentable, si profondément senti et si bien rendu par maître anversois, le cœur se serre d'angoisse et de pitié, et le sang vous bout dans les veines. Que ne peut-on voler au secours de ce brave et malheureux Sneyssone; pourquoi pas un de ces fuyards ne revient-il sur ses pas pour le sauver, ou du moins pour mourir et partager avec lui la tombe glorieuse du champ de bataille? Oh! que cet abandon, que cet isolement excite d'intérêt et d'admiration pour l'héroïque boucher gantois, succombant comme Léonidas aux Thermopyles; et combien l'artiste qui a compris cela était digne d'interprêter un pareil dévouement, de retracer une pareille scène! A côté du groupe principal, si vrai de poses et d'expressions, d'une exécution pleine de virilité en même temps que de science de dessin, de finesses de contours et de touche, M. De Keyser a jeté quelques épisodes

le

[ocr errors]

remplis de verve, de feu, de nature, si habilement disposés, d'une couleur si sagement raisonnée, que loin de nuire à l'unité d'intérêt et d'action, ils ne font au contraire que la rendre plus saillante en la complétant. A droite, un groupe de combattants renversés s'étreignent encore et se déchirent; enlacés et furieux, ils tombent précipités dans les flots. Une ombre adroitement jetée sur cette scène de carnage en dissimule l'horreur, sans diminuer en rien la perfection si remarquable du travail de la brosse. A gauche, sur le second plan, un vieillard qui paraît aveugle, agenouillé, dans la position des suppliants, implore la clémence du vainqueur, et rend son épée devenue inutile. Un jeune archer, son fils peut-être, s'efforce de l'arracher à ce champ de massacre. Rien de plus vrai, de plus touchant que ces deux figures: l'affaissement moral de ce vieillard à cheveux blancs qui sent son impuissance à lutter encore, l'anxiété du jeune homme qui s'oublie lui-même pour le sauver, sont admirables de sentiment et de contraste. Nous nous permettrons seulement de faire remarquer ici, en passant, à M. De Keyzer, que la rencontre du bras gauche du jeune archer et de l'avant-bras d'un fuyard placé précisément derrière lui, donne lieu, à quelque distance, à une équivoque dans le mouvement du premier. Une certaine parité de tons ajoute encore à la confusion de ces deux bras qui dans certains moments semblent presque n'en faire qu'un. Ce défaut, d'ailleurs, n'est ni bien grave, ni irréparable. Une autre observation, plus importante sans doute, regarde la couleur générale de cette remarquable page. Quoique moins brillante que dans la plupart des autres tableaux de bataille du même maître, elle ne manque assurément ni d'éclat, ni d'harmonie. Et pourtant au premier aspect, elle paraît un peu monotone et même un peu terne. Quelques tons plus francs, distribués avec art et ménagement, restitueraient, pensons-nous, sa véritable valeur à cette masse de lumière, qui maintenant n'affecte un certain aspect grisâtre que par l'absence d'opposition d'une couleur plus décidée. Le dessin de M. De Keyser ne donne guère prise à la critique, et ce n'est certes pas peu de chose, surtout quand on appartient à l'école d'Anvers; ses mains toujours si belles, sont d'un soin plus exquis que jamais, ses petites têtes, pleines de vie, vraies d'expression, sont modelées avec une délicatesse de pinceau admirable. Sous ce rapport M. De Keyser est une véritable exception parmi ses confrères; et si quelque chose nous étonne et nous peine, c'est d'avoir à constater que, dans une ville où les jeunes gens paraissent généralement doués d'une bosse d'imitation si parfaitement développée, comme l'Exposition le démontre, il s'en trouve encore si peu qui cherchent à imiter le maître anversois dans ce qu'il a peut-être de plus excellent.

Nous ne terminerons pas cette rapide appréciation du tableau de M. De Keyser, sans le féliciter de sa persévérance à puiser dans notre histoire nationale, si riche en grands hommes et en nobles traits, les sujets de ses belles compositions. Après le sentiment religieux, le sentiment national,

l'amour de la patrie, en prenant ce mot dans toute son extension morale, est un des plus excellents et des plus féconds en grandes vertus, en actions d'éclat, en héroïques dévouements; un de ceux qui ont fait de tous temps le plus de héros et de martyrs, et qui conduisent à l'immortalité. Il est de la dignité autant que de l'intérêt bien entendu de l'artiste qui comprend sa mission de s'en inspirer: c'est le meilleur et le plus sûr moyen de produire de belles choses, d'exciter la sympathie et l'admiration de ses compatriotes, tout en leur donnant le plus utile des enseignements: l'exemple des vertus des ancêtres.

Après des œuvres personnelles, ce qui contribue le plus, et certes à bon droit, à la réputation d'un homme de talent, ce sont les élèves qu'il a formés; ces jeunes gens d'avenir dont il a deviné les heureuses dispositions, encouragé les essais, dirigé les débuts, fécondé les germes de talents en leur prêtant le secours de sa science longuement, parfois si péniblement acquise, et de son expérience pratique; ces aspirants de l'art dont il a favorisé les tendances originales, surveillé les écarts pour en tirer même quelque habile parti au profit de cette originalité, l'une des plus précieuses qualités de l'artiste; sans chercher, par une manie aussi déplorable que générale pourtant, à leur imposer ses vues particulières, son système exclusif, sa manière personnelle. Il en est plusieurs parmi les hommes de l'art dont la réputation n'a point d'autre base solide; qui ne doivent qu'à un enseignement sérieux, ou au moins raisonnable, chose déjà assez rare, l'auréole d'estime, parfois même de gloire, dont les générations suivantes ont entouré leur souvenir; tandis que leurs œuvres seules eussent été impuissantes à sauver seulement de l'oubli le nom de leurs auteurs.

-

[ocr errors]

Or, parmi les élèves de M. De Keyser, dont les œuvres du reste suffisent à sa gloire, celui dont il a sans doute le plus de droit d'être fier, et qui est appelé à faire le plus grand honneur à notre pays, c'est assurément M. CH. VERLAT. A peine sorti de l'enfance, il annonça par un vigoureux essai, Pepin-le-Bref terrassant un Lion, ce que le travail et l'étude devaient le faire un jour; car à travers les faiblesses et les incorrections inévitables du commençant, il était aisé de remarquer déjà le coup de brosse et nous ne savons quelle assurance, quelle superbe insouciance du maître. Depuis, à côté d'animaux presque toujours bien traités, M. Verlat, par un charmant tableau de genre, Tintoret donnant une leçon de dessin à sa fille, a pleinement justifié tout ce que ses débuts avaient fait concevoir de flatteuses espérances. Mais voilà que l'an dernier, son tableau le Sommeil, exposé au salon de Bruxelles, vint tout à coup donner une sorte de démenti au passé du jeune artiste. Ce n'était plus cette touche hardie, cette fougue de pinceau, cette brillante couleur de ses premières toiles; ce n'était pas davantage cette richesse de tous vigoureux, soutenus, ce bonheur d'oppositions, ces airs de têtes si bien compris de son Tintoret; mais au lieu de tous ces éléments

d'un talent sérieux et d'un succès mérité, c'était ce quelque chose de propret, de soigné, de poli, risquons le mot, de léché, de froid et de sec, que nous avons eu l'occasion de signaler l'an dernier chez plusieurs de ses confrères de l'école anversoise, et dont, grâce à Dieu, nous ne retrouvons

presque plus de trace au salon de cette année. Aujourd'hui, à part son Etude de Syrien (646), consciencieuse de dessin, mais encore un peu sèchement peinte, M. Verlat est heureusement sorti de cette troisième manière, pour entrer dans une voie nouvelle et vraiment supérieure où nous l'accompagnerons de nos meilleures sympathies, où nous le supplions de persévérer, quoiqu'en puissent penser ou dire quelques hommes dont nous nous abstenons de scruter les intentions, sûr qu'il est de se poser, avant qu'il soit peu, au premier rang parmi nos peintres d'histoire, et chose plus digne encore de la noble ambition d'un artiste : de nos peintres d'histoire religieuse. En abordant malgré ses immenses difficultés, un sujet religieux, le jeune peintre anversois a fait preuve avant tout d'intelligence et de bonne volonté, et on doit lui en tenir compte. En traitant ce sujet d'une manière aussi distinguée qu'il a su le faire, il s'est rendu digne des plus sincères éloges; il s'est acquis l'estime, il a conquis l'approbation de tous les hommes qui voient dans l'art autre chose qu'un moyen de fortune pour les uns, une vaine distraction pour les autres; il s'est assuré enfin les suffrages de l'avenir.

Non que l'œuvre de M. Verlat, Jésus-Christ trahi par Judas (643), soit nue œuvre parfaite, tant s'en faut! mais on y trouve, au moins en germe, et quelques-unes déjà même à un degré éminent, les principales conditions d'un genre aussi difficile qu'élevé. Ce sont là des titres bien légitimes, pensonsnous, nous ne disons pas à l'indulgence, elle lui est inférieure, mais à l'impartialité.

Nous sommes au jardin des Oliviers; la nuit est profonde; le Christ a prié par trois fois son divin Père d'éloigner de lui ce calice d'amertume qu'il va vider hélas! jusqu'à la dernière goutte; par trois fois il a sué du sang, la face contre terre, en proie à toutes les terreurs qu'agitent en lui les visions du sacrifice; puis avec ce calme d'une sublime résignation, il a prononcé cet admirable fiat voluntas, le secret de toute consolation vraie, l'un des plus précieux héritages qu'il ait légués aux hommes ses frères au milieu des angoisses de la vie! Et à ses disciples choisis, que la fatigue, que la douleur de l'adieu, que les émotions du repas suprême avaient affaissés, endormis, il a dit: « Levez-vous et venez, car voici s'approcher celui qui doit me trahir. » Il n'avait pas achevé et déjà Iscariote le traître, suivi d'une foule de gens armés d'épées et de bâtons, envoyés par les Princes des prêtres et les Anciens du Peuple, s'est présenté à lui, et avec l'accent hypocrite d'une feinte amitié, il a salué Jésus du nom respectueux de maître : « Ave Kabbi! » Puis, ô la plus outrageuse, la plus sanglante des profanations, le plus cruel des supplices de cette nuit des incommensurables douleurs ! il a imprimé sur votre

joue sacrée, ô le plus doux des maîtres! le baiser de l'apostasie et de la trahison!

C'est ce moment, l'un des plus solennels de cette grande nuit du Jardin des Oliviers, qu'a choisi l'artiste ; c'est cette scène qu'il a peinte, l'une des plus émouvantes de ce drame sanglant qui, commencé à Gethsemani, devait se dérouler dans les rues de Jérusalem, au Prétoire, au tribunal des Prêtres, pour aller se dénouer, au milieu des délaissements de l'âme et des tortures du corps, sur l'autel expiatoire du Golgotha. Au milieu du tableau se dresse la figure du Sauveur, calme, empreinte d'une profonde expression de tristesse, mais aussi de résignation. Dans son immense charité, plus affecté de la perte d'une âme, qu'inquiet de sa propre sécurité, il ne cherche point à fuir, à se défendre, ou seulement à prouver son innocence; il n'appelle point à son aide les anges ses ministres; non: mais, prêt encore à faire descendre le pardon avec le repentir dans l'âme du misérable, il tente le dernier moyen que l'amitié lui suggère: un mot, un seul mot de reproche: « Judas, tu trahis le Fils de l'homme par un baiser? » — Et cette touchante parole, et jusqu'à son accent de compassion exempte d'amertume, l'artiste l'a écrite toute entière, avec ce frisson d'une âme divine sous le baiser d'un traître, dans le regard doux et profond du divin Sauveur! Malheureusement ce regard seul est divin; le reste de la face, le bas surtout, accuse une certaine pauvreté. On ne saurait y reconnaitre le plus beau des enfants des hommes, même après les premières angoisses de sa passion. Judas n'a osé aborder son divin pas Maître en face; à la façon du tigre, qui, lui aussi, redoute le regard de sa victime: il vient en vrai fourbe qu'il est, se glisser sournoisement par derrière, et lui donne comme à la dérobée son baiser hypocrite. Cette attention du peintre, ce contraste de l'innocence qui se découvre placide et sans crainte, parce qu'elle est sans reproche, et de la trahison qui se dissimule, parce qu'elle se sent coupable, atteste une observation sérieuse du cœur humain. La tête de Judas, empreinte d'ailleurs du type juif, et fort bien peinte, n'accuse peut-être pas tout à fait assez de fausseté. De l'autre côté du Christ s'avançent les malheureux chargés de se saisir de sa personne sacrée. C'est tout contre lui, un soldat, la tête nue, à la mine féroce, d'une vigoureuse expression, à barbe noire et touffue; une de ces natures ardentes, pétries de feu et de sang, dont on fait les bourreaux; de sa main droite il agite une torche allumée au-dessus de tout le groupe qu'elle inonde d'une fauve et sinistre clarté, semblable aux lueurs embrasées d'un incendie; de sa main gauche, et d'un geste violent, il désigne à un autre soldat armé de cordes, et placé sur le premier plan, Celui qu'embrasse Iscariote; « car le traître leur avait donné ce sigue: « Celui que je baiserai, c'est celui que vous » cherchez, saisissez-vous en. » La tête, les mains, le casque de ce dernier soldat, dont la barbe presque blanche et les rides profondes attestent des services et des fatigues plus honorables que les soucis d'un lâche guet-apens,

« PreviousContinue »