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EXPOSITION TRIENNALE DES BEAUX-ARTS D'ANVERS,

1849.

REVUE DU SALON.

Non, l'art n'est pas une vaine fantaisie de l'imagination, un simple passetemps, une récréation agréable mais futile; ce n'est pas même, n'en déplaise aux poëtes, quelque génie consolateur, enfanté par l'amour ou la peine, aux heures ardentes ou mélancoliques de l'inspiration, tombé tout à coup du cerveau surexcité de quelque nature privilégiée, comme la Minerve antique de celui de Jupiter; c'est moins encore une machinale et servile copie, un calque mécanique, inintelligent de la nature fruit du caprice qu'aucune idée génératrice n'a fécondé, enfant du hasard qui marche à travers le monde et le temps sans règle et sans but. Non; mais l'art vient d'en haut; il est un des premiers besoins de l'homme intelligent et sensible, de l'homme surtout en tant que religieux et social : parce que d'une part,

comme signe du beau, il le fait remonter jusqu'à Dieu, auquel l'art aspire, souvent même à son insu, comme à sa source naturelle et première, comme à son but véritable et suprême; et que de l'autre, comme signe sensible des idées et des sentiments de l'homme, il met celui-ci en contact, sinon toujours en communion, avec les facultés les plus élevées de ses semblables. - Et qui ne connaît la puissance d'un pareil instrument, d'un pareil agent? qui n'en a, quelquefois même malgré soi, ressenti l'inévitable influence? L'un des interprètes les plus énergiques et les plus complets de la pensée et des impressions de l'homme, il les éveille encore, au gré de son désir,

et pour peu qu'il parle un langage véritable, dans l'âme des multitudes, il leur met au cœur la haine ou la pitié, la colère ou l'enthousiasme, le mépris ou l'admiration; il excite chez elle le sourire sarcastique et impitoyable de l'ironie ou les larmes saintes de la compassion et du repentir; et c'est ainsi qu'il les entraîne à sa suite, comme sous l'influence de quelque fascination magnétique, et sur une irrésistible pente, aux points les plus opposés de l'horizon de la pensée et du sentiment.

Ces réflexions et bien d'autres qui en découlent, sur l'art, sa mission et sa destinée, nous les faisions l'autre jour dans une de ces belles églises ogivales élevées par le génie de nos pères, basées sur une puissance artistique que leur foi ardente fécondait, et dont nous avons à peine conservé une incomplète intelligence dans notre siècle de froide incrédulité, de scepticisme stérile. Nous venions d'avoir contemplé, admiré, savouré avec bonheur une belle page de Raphaël, une Sainte Famille comme il savait les faire. Tout plein encore des délicieuses émotions qu'avait soulevées en nous la virginale et suave création du peintre d'Urbin, nous étions entré dans la vieille basilique chrétienne. L'orgue chantait ses sublimes complaintes sous les voûtes mystérieuses, et les notes sacrées, soupirs ou sanglots, tressaillements d'allégresse ou élans d'espérance, montaient, montaient toujours, avec l'encens du sanctuaire, avec la prière confiante des fidèles, avec les extases de notre pensée, s'égarant dans les profondeurs des ogives pleines d'une religieuse obscurité, et allaient se perdant au sein de Dieu! Spirale immense semblable à celle que vit dans ses rêves divins le poëte de Florence, mais spirale de religieuse aspiration, dont la base était dans nos âmes, dont le sommet était dans les cieux ! Et nous nous disions: L'art, l'art bien compris, est une puissance sainte, et l'artiste, digne de ce nom, accomplit en ce monde un magnifique apostolat: peintre, il nous rappelle avec un merveilleux bonheur, il nous retrace avec une saisissante énergie, des vérités consolantes ou austères, il nous fait rêver au Ciel! — Architecte, il prête à la pierre le sentiment et la parole; il dit, et la matière, comme vivifiée aux ardeurs de son intelligence et de sa foi, s'anime et palpite; elle nous raconte en mots ineffables les joies et les angoisses d'âme, les élans d'amour, les brûlantes supplications, les repentirs réparateurs de l'obscur mais immortel artiste qui n'a eu besoin que de rentrer en son cœur, car il était chrétien, pour connaître et retracer les combats et les triomphes de cette église militante dont il a scellé l'ineffaçable signe, stygmate de douleur et de salut, dans toutes les parties de son œuvre. Et cet homme a laissé parmi les hommes un témoignage toujours debout de sa foi, de son espérance et de son amour; et il a évoqué dans le cœur des générations successives qui sont venues s'agenouiller sur les dalles du temple, ce caravanserail de l'âme pendant son austère pèlerinage aux déserts de la vie, les sentiments de religion vive, sincère, profonde, dont son cœur lui-même était pénétré et qui se sont

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répandus dans son œuvre, comme de célestes parfums! Musicien, il a versé toute son âme, ses tendresses, ses douleurs, ses rayonnantes espérances dans la mélodie de ses chants; et nous enlevant à la terre aux accents de son religieux enthousiasme, il nous fait monter avec lui, sur les ailes de l'harmonie et de la prière, jusqu'au pied du trône de Dieu même ! - Oui l'art, mais l'art ainsi compris, est une puissance sainte autant qu'irrésistible!

D'où il est facile de conclure déjà que pour nous, comme pour tous les esprits sérieux, l'art religieux, proprement dit, est le premier et le meilleur qu'il est vraiment l'art par excellence, parce que c'est celui qui se rapproche le plus de sa divine origine, qui tend le plus directement à son but suprême, souverain, éternel, lequel n'est autre que la glorification du vrai en tant que beau, c'est à dire en dernière analyse, la glorification de Dieu, car le Beau absolu, comme le Vrai absolu, n'est autre que Dieu.

Toutefois, il ne serait pas juste de nous attribuer une pensée d'exclusion qui n'a jamais été la nôtre, à l'égard des autres genres. Tous existent, peuvent et doivent exister aussi incontestablement légitimes que le genre religieux lui-même; car tous ne sont, ou ne doivent être, que l'expression des diverses beautés morales ou physiques répandues dans le monde des réalités, depuis l'homme et ses grandeurs jusqu'à la plus humble fleur des champs, jusqu'à l'insecte abrité sous sa feuille; et toutes ces beautés ne sont elles-mêmes que des irradiations et comme des reflets plus ou moins brillants du Beau absolu ou de Dieu qui en est le centre commun et l'auteur. Faire admirer l'œuvre, n'est-ce pas exalter l'ouvrier, louer la sagesse de ses créations, son amour pour ses créatures?

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Mais cette manière d'envisager l'art surtout du côté essentiellement philosophique, bien supérieur, croyons-nous, à celui de l'exécution matérielle qu'il n'exclut nullement; du côté de l'idée génératrice qui a présidé à la conception de l'œuvre et qui doit encore en diriger l'exécution, entraîne nécessairement avec elle, outre la critique vulgaire qui porte surtout sur les lignes, la couleur, le clair-obscur, la perspective aérienne, le dessin, le modelé, etc., une autre critique plus élevée, qui s'adresse à la pensée de l'artiste, qui scrute les intentions ou les tendances de son œuvre, pour en saisir, pour en constater l'accord ou le désaccord avec l'absolu. Et ici nous croyons inutile de rien dissimuler. Si la première de ces deux critiques a surtout besoin de s'appuyer sur l'étude, la méditation, la comparaison de la nature et des chefs-d'œuvre de l'art aux diverses époques de sa splendeur, et peut-être même sur quelques connaissances pratiques qui préviennent bien des conseils indiscrets ou au moins hasardés; l'autre sans aucun doute, ne peut être basée que sur un principe inébranlable, au-dessus de toute discussion, et surtout en dehors des fluctuations et des caprices de l'opinion, de la fantaisie et de la mode. C'est dire assez que la raison privée,

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cette raison pure ou soi-disant telle, ne relevant que d'elle-même, tant préconisée dans notre siècle où l'orgueil égoïste se cache si volontiers sous les faux dehors de la sagesse et de la science, pour flatter les passions des uns, duper la crédulité des autres, et se frayer ainsi à soi-même le chemin de la fortune, ne saurait être à nos yeux un juge suffisamment compétent, par cela seul qu'elle ne possède pas un criterium de vérité infaillible en matière de principes et d'absolu, véritable terrain pourtant sur lequel cette critique, à notre sens la plus haute et la plus utile, a mission d'instrumenter, si on peut le dire ainsi. Mais où donc le trouvera-t-on ce criterium indispensable pour juger l'art dans ses hauteurs? Nul doute précisément là où personne, que nous sachions, ne semble se donner la peine de le chercher : dans le catholicisme, et, nous le disons sans crainte d'être démenti, dans le catholicisme seul. Et ceci ne paraîtra étrange, à cause de sa nouveauté, que pour autant que l'on ne considère la grande question de l'art qu'à sa superficie. Mais pour peu qu'on veuille bien y réfléchir sérieusement, la creuser, l'approfondir, nous en sommes persuadé, l'on partagera nos convictions à cet égard.

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D'une part, en effet, l'art n'étant pour nous que l'expression du beau dans ses rapports avec l'homme et la nature; le catholicisme, l'expression du vrai dans ses rapports aussi avec la nature et l'homme; et de l'autre, le beau n'étant que la splendeur du vrai, suivant la magnifique définition de Platon, il nous semblea ussi facile que légitime de conclure que l'art, pour être vraiment lui, ne peut être que la manifestation sensible du vrai, c'est à dire ne peut être que catholique, dans le sens le plus rigoureux de ce mot; et cela sous peine de se dénaturer fondamentalement, de renier son origine, de forfaire au plus impérieux de ses devoirs qui n'est autre que de rendre hommage à Dieu, le beau par essence, et d'instruire les hommes tout en les récréant. L'art n'étant donc point un absolu au-dessus ou en dehors des lois générales qui régissent l'Univers, et dont le catholicisme est le code par excellence, n'a pas le droit de se soustraire à l'application de ces lois; et lorsqu'il les enfreint, on a celui de le juger, au nom de ce criterium infaillible, avec toute la sévérité que donne une irrécusable légalité.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur cet ordre de considérations, qui, prises au sérieux et mises en pratique, peuvent seules, croyons-nous, garantir à l'art comme à la critique leur véritable dignité; et en dehors desquelles il n'y a pour l'un et pour l'autre que du vague, de l'indécis, et trop souvent du capricieux, de l'absurde, sinon quelque chose de pis encore: de l'immoral et du criminel. Et voilà pourquoi, suivant le conseil de M. Louis Veuillot, nous continuerons comme nous avons commencé; nous ne nous départirons point de la ligne de conduite, sévérité quant au fond, indulgence et loyale appréciation quant à la forme,

que nous nous

étions tracée, en entreprenant, il y a un an (1), la tâche délicate que nous poursuivons aujourd'hui. Notre point de vue sera le même, parce que nous le croyons le seul raisonnable, le seul rationnel, comme nous avons essayé de le faire comprendre: la critique au point de vue catholique. Fort de nos convictions les plus chères, que la réflexion, que l'expérience de chaque jour confirme sans cesse davantage; encouragé, soutenu par les témoignages de la plus flatteuse sympathie de la part d'hommes éminents, à l'approbation desquels nous attachons le plus grand prix, nous persévérerons dans une voie que nous sommes heureux d'avoir ouverte à la critique artistique dans notre pays, dussions-nous y demeurer seul longtemps encore.

Et maintenant entrons au Salon, le plus splendide sans doute qu'Anvers ait encore eu à montrer à ses visiteurs depuis bien des années. Deux écoles des plus brillantes parmi les modernes : l'école anversoise et l'école allemande y règnent presque sans conteste. A très-peu d'exceptions près, dont quelques-unes fort honorables d'ailleurs, toute l'Exposition est là.

Mais que nos lecteurs. avant de les entretenir des œuvres nouvelles, nous permettent d'aller saluer d'abord quantité d'anciennes connaissances dont nous avons eu l'occasion de parler l'an dernier, et sur lesquelles nous ne pouvons que glisser rapidement cette fois-ci. Allons donc donner un regard de vieille amitié : et à ce Christ au Tombeau, de Mathieu (384) (2), le plus beau tableau religieux de notre Exposition de Bruxelles, et qui conserve à Anvers une place éminente dans ce genre si difficile;

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et à ces Ruines d'un Château féodal, de KUHNEN (322), objet de tant d'éloges et de tant de blâmes; el à ce Pausias et la Bouquetière (262), à cette Blanka de Felzenstein (263) de GUFFENS, le premier si gracieux, si frais, si souriant, la seconde d'une si douloureuse poésie; - à cette Arrestation de Charlotte Corday (416), de Mme F. O'CONNELL, dont l'énergique expression et la chaleur de tons, ne sauraient sauver l'étrangeté plus fougueuse que raisonnable du faire; à cette Geneviève de Brabant (591), de VAN EYCKEN, gracieuse, délicate de touche, mais un peu blême et fade d'oppositions; — à cette imprudente Ophélia, de SWERTS (514), se balançant suspendue, fraiche, insouciante, couronnée de fleurs, au-dessus des eaux perfides qui l'attirent à sa perte, et qui tantôt vont ensevelir à jamais sa beauté, sa jeunesse et ses rêves d'avenir! à ces Affections d'une vieille fille (541), de TUERLINKX, d'une fort naïve vérité; à ce Départ d'Anvers de la Reine Victoria (476), de SCHAFFELS, dont le talent a grandi depuis; - à ce Corps-de-Garde (45), de W. ANGUS, d'une couleur si sévère, d'un effet si solide; à cette Reverie

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(1) Voir dans la Revue de la Flandre, T. III, pag. 281, notre article intitulé: Promenade au Salon de Bruxelles, 1848. Revue critique de l'Exposition des Beaux-Arts. (2) Les numéros placés à côté des ouvrages des artistes sont ceux du catalogue.

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