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« De tous les peuples modernes, dit l'illustre Bouterwek (1), les Espagnols » sont les seuls qui aient découvert et mis en pratique la poésie du Christia» nisme catholique, quoique dans l'emploi qu'ils en ont fait, on ne puisse les » citer comme des modèles. Il faudrait être bien ébloui de l'éclat de la poésie » espagnole, pour ne pas trouver monstrueuse la mysticité de leurs Autos, » même de ceux de Caldéron, aussi monstrueuse qu'elle l'est en effet; mais >> il faudrait aussi être devenu, à force de philosophie, incapable de sentir la » poésie hardie du Catholicisme, pour ne pas sentir celles des Autos espagnols. » Que n'aurail-on pas pu faire de celle poésie, si la raison avait bien voulu » s'en mêler, non pour la réduire à l'exactitude de la prose, mais pour donner » à ses fictions mystiques plus de noblesse et plus de régularité ? »

Les véritables philosophes pourtant ne se bornent pas à avoir un idéal littéraire supérieur à celui de la minorité lettrée. Ils ont encore un idéal supérieur pour l'art. Ainsi sans méconnaître, à Dieu ne plaise, les belles parties de l'art antique, ils acceptent volontiers en peinture l'esprit, la philosophie artistique de l'école d'Ombrie, de l'école de Bruges; ils acceptent volontiers en sculpture l'esprit, la philosophie qui a inspiré le Godefroy de Bouillon, de Simonis; ils acceptent en architecture les églises du moyen åge, la cathédrale de Cologne, la cathédrale de Rheims, la cathédrale d'Amiens, etc.; ils acceptent en musique la philosophie qui a inspiré Palestrina, Bach, etc., etc. Ils préfèrent l'art qui spiritualise à celui qui matérialise ; l'art qui élève vers le ciel à celui qui abaisse vers la chair. Ont-ils tort? Ont-ils raison? Il n'y a, pour savoir pertinemment à quoi s'en tenir à cet égard, il n'y a qu'à écouter les hommes les plus compétents.

« Des empreintes merveilleuses, dit L. C. Arsenne (2), nous ont révélé » le génie des temps anciens, mais les formes religieuses, sociales, ont changé, » et le beau qui leur appartenait n'est plus qu'une tradition.... Ce n'est pas » que nous veuillons ici autoriser les caprices d'une présomption impuis» sante.... mais rappelons-nous que toutes les fois qu'un art parvenu à un » haut degré de perfection, sous l'influence de moeurs particulières, et sans » cesser d'être le reflet d'un sentiment religieux dominant, quoique restreint » dans des limites qu'il est destiné à franchir, rappelons-nous que les pro>>ductions qui ont résulté de cette alliance, ont un caractère qui leur est » propre, inhérent et que toute imitation ou répétition en dehors de cette >> influence si puissante et si absolue, ne trouvera point cette force de convic>>tion qui animait l'artiste et qui commandait impérieusement à tous ceux à » qui elle s'adressait.

(1) BOUTERWEK, Hist. de la Littérature Espagnole. Tome II. pag. 255.

(2) ARSENNE. Manuel du Peintre et du Sculpteur.

» Que l'on réfléchisse donc aux conditions qui ont fait éclore les chefs» d'œuvre des anciens: on se convaincra de l'inutilité de l'imitation et du tort » réel qu'une telle opiniâtreté fait au progrès.

>> Chez les modernes, une religion plus vaste, plus éclairée et plus profonde » a ajouté des cordes à cette lyre qui résonne toujours au fond du cœur........ » Le beau corporel, le beau extérieur ne sera plus l'objet essentiel de l'art ; » car la chair sera souvent flétrie par l'ascétisme le plus austère; et ce sera » du fond de cette chair maigrie par le jeûne, lacérée par des pointes ardentes » et souillée de poussière, qu'une autre Beauté, cherchant à s'affranchir de >> toute alliance matérielle, viendra nous raconter des choses étonnantes et >> sublimes.

» Nous n'essaierons pas de faire ici le dénombrement de tous les chefs» d'oeuvre qui ont été inspirés par cette grande évolution de l'humanité, et » dont l'antiquité n'offre aucun exemple... C'est que ce n'est plus là l'inspi>> ration qui a enfanté un Laocoon; c'est une beauté d'un autre ordre qui » vient d'être révélée.

» Mais pour que l'art puisse réaliser, reproduire une manifestation si >> sublime, suffira-t-il que l'accent, la parole elle-même si éloquente, si » énergique, vienne frapper notre entendement? Non, il faudra que l'âme de » l'artiste se mette à l'unisson avec cette âme troublée, combattante et dont » la grandeur ne peut trouver de mesure que dans le sentiment de la lutte » où elle est engagée.

» Voilà donc une perception nouvelle dans le domaine du beau! Et quel » point de vue (1) pour les arts! Dès ce moment, toute la création leur est >> offerte. L'univers tout entier pourra se réfléchir par des conceptions aussi » variées dans leurs formes qu'il l'est lui-même. »

— « C'est à Overbeck, » dit un jeune écrivain, M. Josse Cels (2), qui a longtemps habité Rome et qui guidé lui-même par une belle intelligence, a recucilli là les opinions les plus éclairées du monde entier en matière d'art, « c'est à Overbeck, c'est à lui seul, dit-il, car il a donné le signal et le mot » d'ordre, que l'Allemagne est redevable de la place élevée qu'elle occupe » aujourd'hui parmi les écoles artistiques du monde; c'est lui qui la fit entrer » dans cette voie supérieure et encore trop peu comprise, où la pensée et la

(1) Nous sommes heureux de retrouver dans toutes les paroles que nous venons de citer, les idées que nous exprimions nous-mêmes, sans doute beaucoup moins fermement et beaucoup moins éloquemment, dans un ouvrage publié à Paris, il y a quinze ans, chez Dupont.

(2) Promenade au Salon de Bruxelles, 1848, pag. 20. - Voyez aussi le travail d'Alfred Michiels sur l'école de Bruges, l'ouvrage de Fortoul et les articles de M. de Candèle d'Humbecke, dans la Revue de Bruxelles de 1845.

» science s'unissent et se confondent pour se prêter le mutuel secours de la » création et de l'exécution; dans cette voie où rien n'est négligé comme inu» tile et superflu; où tout au contraire est mis en œuvre avec intelligence et » dans de justes rapports; où tout tend à la perfection, depuis l'observation >> anatomique la plus minutieuse, sans préjudice de la simplicité, du gran» diose du trait; depuis la palette la plus opulente, sans préjudice d'une >> certaine chasteté de tons s'unissant à la chasteté de la pensée pour mieux » l'exprimer, jusqu'à la science la plus étudiée de l'agencement, des poses, » de l'élégance de la forme, de la beauté idéale, sans préjudice de ce natu»rel, de ce laisser-aller, de cette bonhomie qui dissimulent l'art et l'étude » aux yeux du vulgaire.

» Et c'est dans cette voie vraiment catholique, que nous voudrions voir »entrer nos peintres, etc., etc. »

Laissons parler aussi M. Bourassé, l'un des hommes les plus instruits en matière d'archéologie :

<< Ne cherchons pas, dit-il, l'origine (1) de l'ogive dans des causes matérielles : » allons demander aux artistes chrétiens où ils ont puisé leurs inspirations; >> ils nous répondent dans la foi catholique. Oui certainement, c'est la foi » religieuse qui a enfanté ces magnifiques cathédrales qui feront à jamais la » surprise des siècles froidement positifs comme le nôtre, des siècles qui ne >> comprennent plus des œuvres de la foi. A l'époque où le style ogival prit » de si glorieux développements, la foi avait de profondes racines au cœur de » tous les hommes, et celle foi se produisit extérieurement par des effets dignes » de sa grandeur et de sa céleste origine. A l'enthousiasme des croisades suc» céda la sainte ardeur des constructions religieuses. Une puissante énergie » restait encore au sein des populations catholiques de l'occident, et elle fut » consacrée à élever à Dieu des demeures nobles, grandes, magnifiques, telles » que les hommes n'en avaient pas encore érigées à sa gloire. On se croisa, non » pour s'en aller guerroyer en pays d'Orient, mais pour travailler hum»blement à l'œuvre de Dieu, de notre Dame et des Saints. Tout, dans la » cathédrale gothique ne révèle-t-il pas la pensée de l'architecte chrétien? De >> tous côtés ne voit-on pas des emblêmes et des symboles? Ne lit-on pas » dans le plan, en forme de croix, dans les chapelles qui rayonnent autour » de l'abside, mystérieuse couronne du Christ, dans tous les détails de » l'Église, les intentions religieuses de l'artiste catholique? Dans l'élancement » des colonnes, dans l'élévation des voûtes, dans cette tendance générale à tout » diriger vers le ciel, ne voit-on pas l'exaltation de la foi, l'ardeur de l'espé»rance, une exhortation à diriger en haut nos pensées, nos sentiments, nos

(1) Archéologie chrétienne, p. 217, 18, 19.

» actions? Cette immensité d'étendue, celle mystérieuse obscurité du sanctuaire, »ne font-elles pas naître naturellement des sensations religieuses? Tout, dans » la cathédrale gothique, prend voix et parle hautement: il faut avoir perdu » tout sens chrétien pour ne pas comprendre ce sublime langage. »

Recueillons maintenant l'opinion de M. Fétis père, l'homme peut-être le plus versé de l'Europe dans la science de la musique :

« Ainsi que tous les anciens peuples, dit-il, les Hindoux donnent à la » musique une origine divine.

>> Les effets merveilleux que les écrivains de la Grèce ont attribués à leur >> ancienne musique, ne sont rien en comparaison de ceux qui étaient pro» duits par les mélodies antiques de l'Inde. Orphée apprivoisait les animaux >> féroces aux sons de sa lyre, et les chants d'Amphion bâtissaient des mu» railles mais qu'est-ce que cela auprès de la puissance des ragas composés >> par le dieu Mahedo et sa femme Parbutea? Au milieu d'un bean jour, Mia>> Tusine, chanteur fameux du temps de l'Empereur Akber, chante un de » ces ragas destiné à la nuit, et le pouvoir de la musique est si grand que >> le soleil disparaît et qu'une obscurité profonde environne le palais, aussi >> loin que le son de la voix peut s'étendre....

>> Chez tous les peuples de l'antiquité, poursuit le même savant, la mu» sique a été en honneur à cause de son effet moral; de là vient que la plu>> part des législateurs l'ont considérée comme un élément de gouvernement. » Cette idée se retrouve dans l'Inde, à la Chine, en Égypte et dans la » Grèce....

» Chose remarquable! Quand vint le triomphe universel de la foi catho»lique, de cette foi qui devait régénérer le monde et lui donner la liberté, >> le monde se trouva plongé dans un abrutissement dont il n'y avait point >> eu d'exemples jusqu'alors.... Tout avait péri.... Dans une telle situation, >> les arts n'avaient plus d'existence possible. A cette époque de dégradation >> progressive de l'espèce humaine, la musique eut donc disparu de l'Occi» dent, si l'instinct de sensibilité religieuse qui, de tout temps, a dirigé >> tous les peuples, n'avait inspiré aux chrétiens de mêler le chant à leur » prière. L'art n'avait plus rien à faire dans ce monde; il se réfugia dans » l'Église : ce fut elle qui le sauva, mais en le transformant (1). »

M. Fétis ne s'explique pas sur la philosophie de la musique. Suivant cet écrivain, « la philosophie de cet art-science ayant manqué à la plupart de >> ceux qui en ont traité, après tant de travaux, rien n'est plus rare que de

(1) FEris, Résumé philosophique de l'Histoire de la Musique, page CCLIV.

» rencontrer des idées justes sur sa théorie. » Mais les éloges sans réserve que M. Fétis donne à Palestrina (1), à Jean-Sébastien Bach, etc., prou vent d'avance la part qu'il faut faire à l'idéal religieux, et par cela même à l'idéal catholique, dans la musique, comme dans la peinture, l'architecture et tous les autres arts.

Or, ce que tous les hommes d'élite disent de la peinture et implicitement de la sculpture, tout ce qu'ils disent de l'architecture, de la musique est le résultat le plus élevé de la science moderne appliquée à la philosophie de l'art dans toutes ses manifestations.

Ceux qui aujourd'hui procèdent de la véritable notion de l'homme, ont par conséquent dans l'art comme dans la littérature un idéal meilleur sous tous les rapports que celui de la minorité lettrée.

ENSEIGNEMENT.

L'enseignement, tel que le comprend, tel que le pratique la minorité lettrée, soit par ses représentants les plus sages, soit par ses représentants les plus aventureux, vise aux mots plus qu'à l'idée; à l'effet des mots plus qu'à la vérité; tend par conséquent au rhéteur, au sophiste plus qu'au philosophe, à l'esprit brillant plus qu'à l'esprit solide. Tel qu'on le comprend, au contraire, quand on procède de la notion de l'homme et de Dieu, on vise aux idées, à la vérité, au philosophe, plus qu'aux mots, au rhéteur et au sophiste. D'où déjà il y a implicitement une transformation radicale dans l'esprit de l'enseignement, en dehors de la minorité lettrée.

L'enseignement de la minorité lettrée peut faire des grammairiens, des érudits, des hellénistes, des latinistes, des historiens, des avocats, des jurisconsultes instruits. Mais voici ce qui arrive dans la pratique.

(1)« L'éducation des musiciens français était si négligée depuis la seconde » moitié du seizième siècle, que le nom de Palestrina était à peine connu de » quelques-uns, il y a cinquante ans. C'est Chérubini qui, le premier, a répandu » la connaissance des œuvres de ce grand homme à Paris : c'est lui qui en a » expliqué l'esprit et le mécanisme de style dans son cours de haute composi» tion. Marchant sur ses traces, j'ai exercé tous mes élèves des Conservatoires » de Paris et de Bruxelles sur le style Alla Palestrina, et j'ai fait pour eux, à >> plusieurs époques, des analyses des plus beaux ouvrages de ce maître des >> maitres.» (Biographie universelle des Musiciens, par Féris, art. Palestrina Jean Pierluigi, surnommé De), page 146.

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