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fois, comme tout à l'heure, cette œuvre à son homonyme Roger Van der Weyden-le-Vieux. Ils ne croient pas qu'au XVIe siècle, alors qu'on recherchait surtout les ouvrages des artistes de l'époque précédente, la Reine Marie eût mis tant d'ardeur à se procurer l'œuvre d'un contemporain, et qu'elle n'obtint d'ailleurs qu'en la payant au poids de l'or. M. Van Hasselt, à son tour, s'armant de la date de la mort de Roger-le-Jeune, et de sa fidélité aux traditions anciennes conservées par lui (1) non seulement comme un privilége d'école, mais encore comme un patrimoine, comme un héritage de famille, renverse complétement l'échafaudage peu solide sur lequel les deux critiques appuyaient leur opinion.

Il termine le dépouillement des pièces du procès, si nous pouvons le dire ainsi, par la révélation d'une découverte qu'il a faite, et d'autant plus précieuse, qu'elle termine toute discussion et ne permet plus le moindre doute sur l'existence de Roger-le-Jeune. Cette découverte si importante pour la solution de la question qui nous occupe, fut faite dans le registre de la corporation de Saint-Luc, déposé aux archives de l'Académie d'Anvers; elle consiste dans l'admission d'un peintre du nom de Roger Van der Weyden dans cette corporation, à Anvers, et cela en 1528, c'est-à-dire plus d'un demi-siècle après la date probable de la mort de Roger-le-Vieux. Devant un tel fait, on ne peut plus nier l'existence d'un second peintre du nom de Roger Van der Weyden. De plus, ce fait, comme a soin de le faire remarquer M. Van Hasselt, nous fournit une nouvelle particularité de la vie de notre peintre c'est son installation à Anvers vers la fin de sa carrière; car, « il » fallait être établi dans cette ville pour obtenir l'entrée de la corporation de » Saint-Luc. » Il mourut de la suette pendant l'automne de l'année suivante, 1529, comme nous l'apprend van Mander (2). Quoique ce biographe ne nous apprenne pas le lieu de la mort de Roger Van der Weyden, on peut sans trop de hardiesse conjecturer que ce fut Anvers, où il s'était retiré dès l'année précédente.

M. Van Hasselt termine cette seconde partie de sa notice en indiquant de nouvelles sources de découvertes probables, propres à compléter un peu ce que nous savons touchant l'excellent peintre bruxellois : ce sont les archives des anciens établissements de bienfaisance à Bruxelles et à Anvers. Il est possible en effet, comme le pense notre honorable ami, qu'on y puisse retrouver quelque monument des pieuses largesses, quelque acte des donations faites par Roger-le-Jeune et qui durent être nombreuses, puisque

(1) Voir les vers de LAMPSONIUS à la louange de Roger Van der Weyden, cités par M. V. H. et que CAREL VAN MANDER avait déjà traduits en vers flamands dans son livre de la Vie des Peintres.

(2) VAN MANDER, Het leven der doorluchtighe enz., fol. 207. Haerlem, 1604.

Lampsonius les exalte dans ses vers, et que Van Mander a soin aussi d'en faire une mention toute particulière dans la biographie de notre peintre.

Nous nous rappelons d'avoir vu à Rome, chez un de nos amis, l'honorable et excellent Benucci, si connu en Allemagne où il a longtemps séjourné, une admirable Déposition de la Croix, qu'il avait rapportée de Francfort. Cette petite merveille sans date ni nom d'auteur, haute tout au plus d'un pied sur troisquarts de large, était attribuée par M. Waagen de Berlin, à Roger Van der Weyden de Bruxelles, comme nous le rapporta M. Benucci qui la lui avait montrée. Mais à quel Roger Van der Weyden? Est-ce à Roger-le-Vieux, est-ce à Roger-le-Jeune? car le surnom de Bruxelles qui y était ajouté ne prouve pas que M. Waagen eût voulu désigner plutôt l'un que l'autre, puisque M. Wauters pense que Roger l'Ancien doit être né à Bruxelles, et que sur ses traces, M. Waagen va jusqu'à révoquer en doute l'existence du second Roger. Quant à nous, s'il nous est permis de formuler une opinion à cet égard, nous pencherions à la croire plutôt l'œuvre de Roger-le-Vieux que celle du second maître de ce nom. Cette peinture, en effet, tient en quelque sorte le milieu entre Jean van Eyck et Hemling, et peut par là même fort bien appartenir à Roger de Bruges, disciple du premier et maître du second.

Quel que soit son auteur, le petit chef-d'œuvre qu'il nous a été donné d'admirer chez notre ami Benucci, est et restera toujours une des plus étonnantes merveilles qui soient sorties de la main d'un artiste chrétien. Le corps du Christ descendu de la Croix, d'une ineffable maigreur, sans avoir pourtant rien de sec ni de décharné, occupe le milieu du tableau; il est couché de droite à gauche, les membres roidis par la mort qui leur a donné cette couleur de miel que Rubens aussi a si bien rendue dans son chefd'œuvre du Musée d'Anvers; il est étendu sur un vaste linceul blanc, dont le modelé parfait n'enlève rien à la simplicité du jet et du ton. Son chef sacré qui porte encore les traces profondes de la plus insondable douleur unie à une merveilleuse expression de douceur divine, s'appuie sur les genoux de sa Mère. Ses yeux et sa bouche sont légèrement entr'ouverts; on dirait que la mort n'a point su saisir tout entier ce corps que Dieu même habita; il paraît respirer encore, il paraît près de se réveiller, tant son divin trépas ressemble au sommeil de la vie!

Il faut renoncer à analyser l'expression de douleur immense, et pourtant contenue et résignée, empreinte sur les traits si touchants et d'un idéalisme si élevé de Marie; de pareils sentiments peuvent être éprouvés peut-être, compris même, décrits jamais. Nous ajouterons seulement que le costume de la Vierge, tout à fait conforme aux traditions, est d'une exécution audelà de laquelle il semble qu'on ne puisse aller.

Mais c'est surtout par les airs de têtes si variés, si savamment étudiés, disposés et contrastés, unissant un naturalisme si vrai et jamais vulgaire à

des expressions si saisissantes, si remarquablement adaptées au sujet, au caractère, au tempérament même de chaque personnage en particulier, que brille cette merveilleuse miniature. Nous ne sachions pas avoir jamais vu une seule tête de Raphaël, même parmi ses œuvres les plus justement vantées, plus savamment et plus délicatement dessinée, modelée avec plus d'art et à coup sûr pas aussi bien peinte que ces petits visages de deux centimètres de haut !

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A côté et au-devant de Nicodème, beau vieillard à la barbe d'argent qui retombe soyeuse et touffue jusqu'au milieu de sa poitrine, et que le peintre a pris soin de revêtir, ainsi que la Vierge, du costume qu'on attribue aux Juifs du temps de J.-C., on voit agenouillé, sur la droite, Joseph d'Arimathie. Celui-ci n'a rien de bien oriental, ni dans les traits, d'ailleurs fort distingués, mais d'un accent plutôt tudesque que judaïque, ni dans le costume. Son chaperon-turban et son splendide vêtement de soie et de broeard le fait ressembler bien davantage à quelque marchand moyenné des villes hanséatiques, qu'au riche officier d'Arimathie (1), auquel l'artiste les a prêtés. A gauche, également sur le premier plan, se trouve aussi agenouillée et revêtue du beau costume du temps de l'artiste, Marie-Magdeleine, toute baignée de pleurs. Ses paupières, légèrement affaissées par la fatigue, indiquent assez par leur couleur rougeâtre tout ce que la mort cruelle de son bien-aimé Sauveur lui a déjà coûté de larmes! Nuances délicates et que nos artistes modernes trop souvent encore sous l'influence d'études trop exclusives de la froide et incolore plastique ne songent pas même à rendre. Sa figure d'une remarquable beauté a ce cachet de physionomie particulière qui la fait ressembler à un portrait. Sa robe jaune et le voile de batiste fine qui enveloppe gracieusement sa tête, sont d'un soin d'exécution plus exquis encore que les autres étoffes, si c'est possible. On voit que l'artiste a copié son modèle con amore. Il est probable que ces deux personnages, Joseph d'Arimathie et Marie-Magdeleine, ainsi placés en évidence, dans l'attitude de l'adoration, d'un individualisme bien tranché, et seuls revêtus du costume du Moyen Age, ne sont que les portraits du bourgeois pieux et de sa femme qui commandèrent ce chef-d'œuvre à maître Roger. Nous disons bourgeois, parce qu'il ne s'y trouve pas la moindre trace d'armoiries, choses que les nobles à cette époque avaient toujours grand soin de faire ajouter, manière d'acte de donation et en même temps d'inscription chronologique et généalogique, aux tableaux qu'ils faisaient faire, soit pour eux, soit pour quelque église ou monastère.

en

(1) MATTH. 27. 37. Cùm sero factum esset, venit quidam homo dives ab Arimathœa, nomine Joseph; MAR. 15. 43. nobilis decurio.

Ce qui nous confirme encore dans l'idée que ces deux figures ne sont que des portraits, c'est le soin pris par le peintre de les poser de manière à montrer leur visage. Joseph d'Arimathie est vu de profil et Marie-Magdeleine agenouillée dans la direction du Christ, détourne la tête vers le spectateur de manière à la présenter de trois-quarts. Quoique l'on puisse expliquer ce mouvement en prêtant à l'artiste la pensée délicate d'avoir voulu éviter à la Mère d'affliction placée vis-à-vis une aggravation de douleur par la vue des larmes de Magdeleine, il serait difficile cependant de ne pas y lire aussi l'intention assez manifeste de faire voir le visage de la sainte repentie, ou plutôt de la belle et riche Brabançonne ou Flamande qui la remplace. Ceci est d'autant plus sensible que le mouchoir qu'elle tient à la main lui sert bien plus à encadrer qu'à cacher son visage tout éploré.

Si nous semblons insister longuement sur ces particularités, c'est que les deux personnages dont il s'agit ici, ne se contentent pas de prier, comme la plupart des portraits de donateurs, mais prennent part au contraire à l'action du drame touchant et pieux représenté par Roger. Les costumes dont il les a revêtus pourraient donc paraître tout simplement un anachronisme, excusé tout au plus par l'absence de documents et par la nécessité de donner à un homme noble et riche, à une femme qui avait passé sa vie dans toutes les élégances du luxe le plus raffiné, quelque chose de plus opulent que la simple tunique et le modeste manteau consacrés par l'usage. Or, c'est là ce que nous ne pouvons admettre. Il y a dans ce petit joyau en général trop de respect de la couleur locale, une entente trop savante des convenances, pour qu'une semblable supposition soit acceptable. Les portraits seuls, croyons-nous, expliquent tout convenablement.

Le ciel est couvert de ténèbres, et dans le fond du tableau on aperçoit Jérusalem.

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La perspective aérienne seule laisse peut-être à désirer un peu, c'est assez souvent le cas des tableaux de cette époque, dans cette petite page si émouvante, si noble et en même temps si vraie, si nature: page vraiment sublime malgré son exiguité, et que nous n'hésitons pas à placer parmi les œuvres les plus éminentes que nous ayons encore pu voir et admirer chez nous et à l'étranger. D'après toute apparence, ce petit tableau est exécuté à l'huile : il a tous les caractères matériels de la pâte de Jean van Eyck. Il est peint sur bois et une glace enchâssée dans le cadre le préserve du contact de l'air et de la poussière; puisse-t-elle aussi le préserver toujours des mains destructrices des enleveurs de vernis et des soi-disants restaurateurs !

M. Benucci l'offrit à Pie IX, qui paraissait tenté d'en faire l'acquisition pour sa galerie du Quirinal. Mais les événements politiques n'auront sans doute pas permis d'en conclure le marché; et aujourd'hui que nous avons à déplorer la dévastation des palais pontificaux, nous formons des vœux pour

qu'il en soit d'après nos prévisions, n'en déplaise à notre bon et aimable Benucci. Ce serait un chef-d'œuvre de moins aux mains des pillards qui ont couvert de ruines et de désolation la ville du doux et généreux Pontife.

Mais que deviendra cette précieuse miniature? Quelque riche Anglais la confinera-t-il dans la galerie de son château au fond du Devonshire ou du Northumberland? C'est assez à craindre; car les Anglais savent mieux que personne en général apprécier les œuvres de nos grands maîtres, ils savent surtout mieux les payer. Et cependant quel honneur pour Bruxelles, s'il pouvait montrer aux nombreux étrangers qui le visitent, l'œuvre d'un de ses enfants ou tout au moins d'un de ses pourtraiteurs, et qui peut soutenir la comparaison, à bien des égards, avec tout ce que l'art a produit de plus parfait !

La dernière partie du travail de M. Van Hasselt est consacrée à un troisième peintre du nom de Van der Weyden dont le prénom est Goswin.

M. le baron de Reiffenberg, comme le rappelle M. Van Hasselt, fut le premier chez nous, il y a sept ans à peine, à signaler à l'attention publique ce Goswin Van der Weyden, que M. Van Hasselt suppose avec fondement frère de Roger Van der Weyden-le-Jeune ou de Bruxelles.

Jusqu'à présent on ne connaissait aucun tableau de ce maître; du moins le seul qui soit encore avéré de lui, et qui se trouve au Musée de Bruxelles, était-il attribué erronément par le catalogue de ce Musée à Gérard Van der Meire.

C'est l'inscription de ce tableau, peint par Goswin pour le maître-autel de l'église de Tongerloo, sur la demande et par les soins (opera) d'Arnold Streyterius, abbé de cette église, inscription conservée par le chanoine Heylen dans son ouvrage sur la Campine (1), — qui le fit découvrir à M. Van Hasselt; qui lui permit en même temps de fixer à 1465 l'année de la naissance de Goswin, et enfin de rectifier l'opinion de M. Wauters qui donne Goswin pour fils de Roger de Bruges et non pour son petit-fils qu'il était en effet. Malheureusement l'inscription de ce tableau, où l'on voit les portraits de Roger Van der Weyden-le-Vieux ou de Bruges, et d'Élisabeth Goffaerts, sa femme, aïeuls paternels de Goswin, n'en dit pas davantage; et sans le registre de la corporation de Saint-Luc à Anvers, nous ne saurions plus rien de cet artiste. Dans ce document, dont M. Van Hasselt a su plus d'une fois profiter dans le courant de son travail, Goswin Van der Weyden apparaît pour la première fois en 1503 comme maître peintre, agrégé à la célèbre corporation. Pendant cette même année, il reçoit comme élève Peerken Bove

(1) ADRIANUS HEYLEN, Historische Verhandelingen over de Kempen, 2 édit., Turnhout, 1837, p. 160, note, citée par M. V. H.

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