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Nous croyons, nous, que ceux qui tiennent ce langage sont à côté de la vérité.

L'esprit humain subit tant de transformations, suivant les études, l'âge, les intérêts, les diverses circonstances de la vie que, tant qu'il reste livré à lui-même, à lui seul, il n'est jamais sûr, la veille, de ce qu'il affirmera demain en matière de règle sociale. La justice ne saurait donc jamais avoir aucune garantie dans sa base, aucune impartialité dans son application, sous la protection unique de pareilles diversités. Nous arrivons donc naturellement à cette conclusion inévitable, savoir que les hommes appelés à décider du droit ou du non droit, doivent avoir avant tout un principe fixe, un principe de conduite et de jugement tel que nul ne puisse jamais ni l'attaquer ni l'entamer.

Or, on ne saurait se le dissimuler, il n'y a aucune espèce de principe dans la minorité lettrée le seul principe qui existe là, c'est l'idée de n'en avoir

aucun.

La justice dans ses rapports avec l'exercice de l'esprit, ne s'y présente donc jamais que comme une affaire de circonstance; et elle n'est rien de plus dans les cas les plus difficiles qu'elle ait à juger.

La magistrature et le jury toutefois ne sont pas seulement deux pouvoirs illusoires dans la minorité lettrée la logique les condamne à être quelque chose de pire encore, elle les condamne à exercer dans le pays une influence équivalente sous bien des rapports à la presse. Quel est en effet le tort le plus grave de celle-ci ? C'est d'habituer l'esprit public à se passer de toute espèce de principe, et de ne voir jamais que des hommes là où l'on ne devrait absoudre ou condamner qu'au nom d'une puissance suprême, au nom d'une doctrine. Or, telle qu'elle est conçue par la minorité lettrée, la magistrature ne fait ni plus ni moins que cela.

Alléguera-t-on, pour nous combattre, qu'on a placé des images du Christ dans les lieux où se rend la justice? Mais ce Christ dont on parle, quel estil? Est-ce le Christ de St-Paul ou celui de Luther? Est-ce le Christ de Bossuet ou celui de Calvin? Est-ce le Christ des évêques, du clergé de France ou celui du socialisme? Qui résoudra ce problème, qui osera le résoudre? Et si nul ne peut ni ne veut ni n'ose le résoudre, d'où tirera-t-on le principe indispensable à la direction des sociétés? Et si l'on n'a aucun principe, d'où viendront les idées nécessaires à la morale et à la mise en œuvre de la sociabilité? Et si vous n'avez aucune de ces idées, comment distinguera-t-on le juste de l'injuste? Et si l'on est incapable de distinguer le juste de l'injuste, comment fera-t-on des lois, comment les lois seront-elles respectables et respectées? Et si l'on ne remplit aucune des conditions voulues pour que la loi, le pouvoir, l'autorité soient respectées, comment sera-t-il possible de gouverner? On répondra tacitement par des fictions. Mais que parlez-vous alors de science, d'idées, de civilisation?

La minorité lettrée, dit-on, a fait de bonnes lois, a décidé la création d'un grand nombre d'institutions utiles; tous les jours elle provoque dans l'administration, dans le Gouvernement, des améliorations de plus en plus nombreuses. Mais ces lois, ces institutions, ces améliorations sont-elles incluses dans ses principes? Non. Les principes de la minorité lettrée ne sont que payens. C'est à peine, en effet, si elle admet l'Intelligence d'Anaxagore, la Providence des stoïciens; et elle applique des idées chrétiennes. Évidemment, ce n'est là qu'une inconséquence. Mais il n'y a jamais de sécurité avec des hommes doubles, avec des hommes dont la tête est dans le paganisme, dont le cœur est, sans qu'ils s'en doutent même, dans le Christianisme. La minorité lettrée est donc toujours dans une fausse position, même quand elle a de bonnes idées. Logiquement elle est toujours nulle; logiquement elle ne fait que du mal lors même qu'elle fait du bien, parce que le bien pour elle n'est jamais qu'un hasard, un être qui n'a pas d'explication complétement satisfaisante.

Mais d'où vient que la minorité lettrée a détruit ainsi tout ce qu'elle a touché? d'où vient qu'elle détruit implicitement tout ce qu'elle touche? D'une scule cause, de ce qu'elle ne connaît ni l'homme ni Dieu.

QUELQUES PAGES DE CRITIQUE

A PROPOS DES

RECHERCHES BIOGRAPHIQUES DE M. ANDRÉ VAN HASSELT SUR LES VAN DER WEYDEN.

PAR

Josse-B.-J. CELS, Junior, peintre.

(Fin, voir Tome IV, page 176.)

II.

L'intéressante notice sur les Van der Weyden, insérée dans les Annales de l'Académie d'Archéologie d'Anvers (1), et dont nous nous proposons d'entretenir brièvement nos lecteurs, est adressée sous forme de lettre, au savant docteur Hotho, professeur à l'Université de Berlin, l'un des plus vigoureux investigateurs de l'art au Moyen Age, et dont les travaux consciencieux, et en première ligne son beau livre, Geschichte der Deutschen und Niederländischen Malerei, ont si puissamment contribué à rendre aux grands hommes de notre passé artistique la place élevée qu'ils auraient dû ne jamais perdre.

Parmi ceux-ci nous devons compter, en première ligne, l'illustre Roger de Bruges.

Il est peu de maîtres en effet dont l'influence ait été plus grande sur ses contemporains, et qui pourtant se soit vu plus complétement méconnu,

(1) Recherches biographiques sur trois peintres flamands du XVe et du XVIe siècle, par M. ANDRÉ VAN HASSELT, insérées dans les Annales de l'Académie d'Archéologie d'Anvers, Tome VI, 2e livraison.

oublié de la postérité, de ceux-là même dont il fut le compatriote, et dont il contribua si largement à faire respecter et honorer le nom à l'étranger.

En effet, plus que son maître lui-même, l'immortel Jean van Eyck, dont il continua et propagea la manière, Roger-de-Bruges ou le Vieux, paraît avoir exercé une action puissante sur l'art et sur les artistes de son siècle. Les disciples affluèrent de toutes parts pour se former à son école, et pour implanter chez eux, à leur retour dans leur patrie, les principes théoriques, les procédés pratiques du peintre flamand, et jusqu'au mode particulier de concevoir et de rendre certains sujets, jusqu'aux types familiers au maître, et que son autorité paraissait sans doute avoir suffisamment consacrés. C'est ainsi que de nos jours encore, l'un des savants de l'Allemagne, auxquels l'histoire de l'art à cette époque est le plus redevable, le docteur Waagen, a pu constater, dans un grand nombre d'Écoles de son pays, contemporaines de notre Roger, des modifications importantes qu'y introduisirent les peintres tudesques, formés en Flandre sous la direction de celui-ci; modifications uniformes dans toutes et que les âges postérieurs respectèrent comme des articles de foi artistiques (1).

Et cependant le même homme, le croirait-on? n'avait presque plus laissé de traces dans la mémoire de ses propres concitoyens, à peine cent cinquante ans après sa mort (2)! Pour s'en convaincre, il suffit de lire le peu de lignes consacrées par Carel van Mander au grand peintre brugeois vous n'y trouverez que des renseignements vagues et pas une seule date sur l'homme et sur ses œuvres; et cela, « malgré le soin extrême » (c'est ce consciencieux biographe qui nous l'apprend lui-même, ainsi que le fait très-bien remarquer M. Van Hasselt) « avec lequel il s'appliqua toute sa vie à recueillir des >> informations de toute nature sur les peintres flamands, allemands et hol>> landais, ses contemporains et ses prédécesseurs. »> (3)

(1) Kunstblatt, No 45, page 178, Stuttgardt, 1847. - Trad. dans la Renaissance, 10e année, p. 143. - M. Waagen y constate cette merveilleuse influence du maître brugeois, non seulement dans les tableaux des maîtres contemporains et postérieurs des Ecoles de Souabe, de Westphalie, de Franconie et du Rhin; mais encore dans les miniatures, exécutées à cette époque dans les Pays-Bas, et dont il pourrait, dit-il, citer plus de mille; et jusque dans les gravures de Martin Schongauer, d'Israël von Mechelen, de Zwott; dans celles sur cuivre du maitre inconnu, florissant en 1446; dans les gravures sur bois ornant les Bibles des Pauvres.

C'est surtout dans les Annonciations et les Présentations que l'on retrouve l'influence décisive de notre Roger. Celui-ci avait représenté ces sujets d'une manière nouvelle; elle fut presque universellement adoptée, et par là même devint en quelque sorte typique.

(2) En adoptant la date approximative de sa mort, 16 juin 1464, nous ne nous trouvons pas à plus de 150 ans de celle où Carel van Mander devait écrire son livre de la Vie des Peintres; puisque ce biographe vécut de 1548 à 1606.

(5) CAREL VAN MANDER, Lib. Laud. p. 214 verso ad calcem; Amsterdam, 1617, cité par M. Van Hasselt.

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Certes, un oubli aussi rapide, aussi complet, aussi injuste, nous paraîtrait inconcevable, et les envahissements de la Renaissance payenne, du goût italien dans l'art, ne suffiraient pas pour l'expliquer, si les événements politiques n'y apportaient leur funeste concours. N'est-ce pas, en effet, entre Roger l'Ancien et Carel van Mander que notre malheureuse patrie, livrée à toutes les horreurs de l'anarchie et de la réaction, eut à subir tour à tour les dévastations et le vandalisme des iconoclastes, ces impitoyables destructeurs des chefs-d'œuvre qui embellissaient nos églises et nos monastères, et les représailles trop souvent rigoureuses des Espagnols? Personne n'ignore d'ailleurs que ceux des tableaux religieux qui sont restés entiers dans les églises dont les protestants s'emparèrent à cette époque pour l'usage du culte nouveau, furent le plus souvent enduits d'une épaisse couche de noir, sur laquelle on inscrivit quelques versets de l'Écriture. C'est ainsi que les soidisants réformateurs et qu'on a beaucoup plus exactement appelés depuis les déformateurs remplaçaient, à la façon des sectateurs de Mahomet, les textes rendus saisissables, intelligibles pour tous, grâce à la forme sensible et souvent symbolique que l'art chrétien leur avait prêtée, par une lettre morte la plupart des temps pour l'intelligence de la majorité. Et Dieu sait combien de chefs-d'œuvre ou tout au moins d'œuvres éminemment importantes pour reconstruire l'histoire de l'ancien art flamand, ont ainsi disparu dans les flammes, sous la hâche des briseurs d'images ou sous la brosse non moins barbare des disciples de Luther et Calvin!

C'était donc nécessairement une chose à la fois bien difficile et bien intéressante à faire qu'un travail un peu étendu sur Roger de Bruges; d'autant plus difficile, que tous les autres historiographes qui nous ont parlé de ce grand peintre, l'ont fait en termes moins explicites encore que C. van Mander; d'autant plus intéressante, que le rôle important joué dans l'art par notre illustre compatriote est un fait acquis à la science moderne.

M. Van Hasselt n'a pas reculé devant cette difficulté; il n'a pas même cherché à se sauver dans des conjectures presque toujours plus ingénieuses que vraiment utiles à la solution des questions encore pendantes; mais il a fait jaillir de la discussion impartiale de tout ce qu'il a pu rassembler de documents épars dans les divers auteurs anciens et modernes, une lumière nouvelle sur notre peintre; il en a exhumé, si nous pouvons le dire ainsi, suffisamment de traits saillants et caractéristiques, pour qu'il soit permis aujourd'hui de reconstruire, avec quelque certitude, la grande figure de Roger.

Toutefois, il est juste de remarquer en passant combien les récentes découvertes de plusieurs archéologues distingués, et en première ligne du Dr Waagen et de notre savant compatriote, M. Alphonse Wauters, lui ont été utiles. M. Van Hasselt a largement profité de ces découvertes; il ne s'en cache pas les notes dont chaque page de sa brochure est hérissée, le prouvent suffisamment. Mais il n'a pas aveuglément suivi ses devanciers, loin de là: en

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