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Or, qu'entend-on encore ici par idées nouvelles? Sont-ce les idées qui ont pour but de confier le Gouvernement aux masses? Mais les masses peuventelles gouverner par elles-mêmes? Non bon gré mal gré, elles sont forcées de confier le pouvoir à des délégués. Or, dans l'état actuel où la minorité lettrée a mis les esprits, qui me donnera la garantie positive que les délégués des masses seront meilleurs que les Rois du passé, les ministres du passé, etc.?

Les idées nouvelles auraient-elles pour but de mettre le sang et les trésors de la France au service des nations contre les Rois? Mais quand on aura exterminé les Rois, quand on aura ruiné la France, à la grande joie des nations ennemies de sa grandeur; quand on aura versé des torrents de sang, les sociétés humaines, encore une fois, auront-elles besoin de gouvernants ou non? Évidemment oui. Or, encore une fois, quels seront les gouvernants, ou, en termes plus simples, quels seront les Rois du monde nouveau ? Toujours sans doute les délégués des peuples. Mais où est la garantie, que les Rois d'alors seront préférables aux Rois, aux princes qu'on veut exterminer aujourd'hui? Où est la garantie qu'il n'y aura plus d'esclaves, plus de malheureux? Il n'y en a aucune, absolument aucune.

Rien n'est plus facile, dans un cabinet de travail, que de donner à l'Allemagne et à la France une mission sacrée, de leur confier les destinées du monde, et le soin de former entre l'Orient et l'Occident le rempart de la civilisation contre la barbarie. Rien de plus facile que de les unir par le bras et par l'idée et d'édifier la société nouvelle.

Mais de quelle idée s'agit-il? Voici le point le plus important sur lequel il faudrait s'expliquer, et sur lequel on ne s'explique jamais.

Du reste, voyez l'histoire de ces derniers temps. Il est des hommes qu'on a élevés au dixième ciel, qu'on a précipités ensuite au fond des abîmes. Il en est d'autres qui aspirent à monter aussi et qui seront précipités de même. Dans la position qu'on a faite aux pouvoirs sociaux, la minorité lettrée ressemble au vieux Saturne. Quelle foi voulez-vous qu'on ait dans le principe de tant d'élévations et de tant de ruines ?

La minorité lettrée peut donc se vanter, tant qu'elle veut, d'avoir fait connaître à la France, toutes les libertés, toutes les grandeurs de l'intelligence humaine. Depuis cinquante ans surtout, la minorité lettrée n'a vécu que de mots sans valeur, d'erreurs, de fictions, de mensonges, de tout ce qui est le plus absolument incompatible en théorie avec la force, la grandeur et la dignité des peuples. Et en ceci nous n'exagérons rien; nous n'avons pas d'autre but que de remplir une tâche impartiale et philosophique, dans toute la rigueur de ce dernier mot.

PRATIQUE.

La minorité lettrée pourtant n'a pas seulement dénaturé, faussé, compro

mis toutes les forces théoriques pures: elle a dénaturé, faussé, compromis encore toutes les forces pratiques de la société.

Quels sont en effet les moyens pratiques pour faire fonctionner la société théorique de la minorité lettrée ? Ces moyens sont :

L'armée,

La critique,

La magistrature.

Il faut donc étudier encore la philosophie de ces trois spécialités, dans l'esprit de la minorité lettrée.

ARMÉE.

La minorité lettrée a si bien senti le néant de tous ses fantômes de principes, d'égalité, de fraternité, de liberté, etc., qu'en dépit de toutes les paroles plus ou moins pompeuses dont elle se sert, depuis plus d'un demi-siècle, c'est dans l'armée surtout qu'elle a mis toutes ses espérances les plus secrètes. Depuis son avènement en effet, c'est surtout le budget (1) de l'armée qu'elle a augmenté; c'est l'armée qu'elle a fêtée, qu'elle a caressée, qu'elle caresse

encore.

Mais la force féodale, la force militaire est-elle la force régulière de la minorité lettrée? Poser la question, c'est la résoudre. Au nom de quoi la minorité lettrée a-t-elle diminué le respect des populations pour le Catholicisme? Au nom de la science, de la sagacité moderne. Au nom de quoi tientelle le Catholicisme en échec ? Toujours au nom de la science. Au nom de quoi a-t-elle fait la révolution de 89, de 1830, de 1848? Toujours et toujours au nom de l'idée, de la pensée, de la science.

Substituer par conséquent l'armée, le fer, comme moyen de prédilection, à l'idée, à la science (2), à la doctrine, c'est donc non seulement ne rien comprendre de ce qu'on a fait, de ce qu'on a voulu faire, c'est démontrer

(1) Nous recommandons aux statisticiens et aux économistes l'histoire générale des budgets financiers de l'armée, de la police, pendant le moyen âge, depuis François Ier jusqu'à Louis XV, depuis Louis XV jusqu'à Bonaparte, depuis la fin de Bonaparte surtout, c'est-à-dire depuis l'avènement du faux libéralisme, jusqu'à 1849. Nous croyons qu'il y a là pour tous d'utiles enseignements. (2) Remarquons que, pendant que le budget de la guerre a toujours augmenté en France, le budget de l'instruction publique est resté le plus faible.

soi-même la profonde misère du mouvement intellectuel où l'on a lancé l'imagination des hommes, depuis un demi-siècle surtout.

Sans aucun doute, il faut une armée à la France; la France en a plus besoin que jamais. Mais pour les prétentions de la minorité lettrée, l'armée devait devenir de moins en moins nécessaire, puisque l'on procédait surtout de l'idée, de la doctrine; et c'est l'armée qui est devenue la principale force des sociétés modernes.

La minorité lettrée n'a donc pas fait seulement un tort peut-être irréparable à la France avec ses demi-idées, ses demi-philosophies, ses demi-doctrines. Elle a fait rétrograder la France de quinze siècles: elle l'a remise au régime des Francs moins les avantages. Aujourd'hui, en effet, qu'on rende ou non des services signalés, dans l'armée, l'on reste toujours pauvre, en dépit de toutes les augmentations faites au budget. Les deux corps les plus utiles de la société, l'armée et l'instruction publique, sont tout ce qu'il y a de plus mal payé. Un huissier gagne plus qu'un général; il gagne dix fois plus qu'un professeur estimable.

D'un autre côté, quand est-ce qu'une armée est forte? Quand elle reste étrangère à toutes les querelles pour maintenir, au nom de la loi, la paix publique contre les perturbateurs, quels qu'ils soient, et sous quelque drapeau qu'ils se cachent; quand elle protège la liberté de tous en assurant les droits légitimes de chacun, en d'autres termes, quand elle obéit et qu'elle se dévoue (1).

Or, qu'a fait récemment la minorité lettrée dans ses représentants les plus énergiques, dit-on, à l'égard de l'armée? Tous ses actes semblent n'avoir eu pour but que de jeter dans l'armée toute espèce d'idées dissolvantes, tout ce qu'il faut pour détruire radicalement l'ordre, la discipline.

La minorité lettrée n'a donc pas fait seulement un énorme contre-sens en s'appuyant exclusivement sur l'armée, elle qui devait ne s'appuyer que sur l'idée.

Elle n'a pas seulement appauvri l'armée, même en faisant pour l'armée les sacrifices les plus onéreux au pays.

Elle a cherché à renouveler ces temps honteux où l'empire romain n'était plus livré qu'à une soldatesque sans frein.

CRITIQUE.

A côté de l'armée qui a mission de faire de l'ordre matériel, il y a toute

(1) Circulaire du ministre de la guerre du 30 mai 1849.

fois une autre force qui a mission de faire de l'ordre intellectuel et moral: c'est la critique. Mais dans une caste lettrée, comme la minorité dont nous parlons, dans une caste qui ne tient aucun compte de la notion de l'homme, de celle de Dieu, que peut être la critique? Elle n'est que ce que nous la voyons, depuis le règne absolu de la minorité lettrée, c'est-à-dire une fantaisie, un caprice, une digestion bonne ou mauvaise d'un esprit facile, un complément de sensualisme pour ce sensualisme qui fait la vie de toute la presse, la principale puissance aujourd'hui où il soit question de critique. Or, qu'importe à la littérature, à l'art, une critique qui n'a d'autre idéal que le plaisir ou l'ennui du moment, le plaisir ou la récréation de l'abonné, le bonheur ou le malheur de déplaire à celui-ci, à ce sultan absolu du journalisme? Près de la critique du journalisme, il est vrai, il y a une critique qui se dit plus utile, parce qu'elle est plus grave: c'est la critique des corps savants, etc. Mais comme cette critique n'a par elle-même non plus aucune règle absolue, par cela seul qu'elle n'a aucune espèce de doctrine positive, il en résulte que celle-ci n'est pas plus fondée que l'autre, et qu'elle est à peu près identique à l'autre, dans ses résultats. La seule différence qui existe entre ces deux critiques, c'est que la première est légère, spirituelle, quelquefois aimable, c'est que l'autre est infiniment plus grammaticale que spirituelle, infiniment plus pédante qu'aimable, infiniment plus restrictive et négative que fécondante.

La critique de la minorité lettrée n'est donc encore qu'une force absolument nulle (1) pour la société.

JURY. MAGISTRATURE.

Par cela seul que l'homme n'est pas dans son état normal, il tombe, de jour en jour, et presque d'instant en instant, dans des fautes ou dans des crimes qui l'éloignent plus ou moins de l'ordre social. Il n'y a donc rien qui soit plus légitime et plus sacré dans son principe que l'institution de la magistrature, du jury et généralement de tous les corps qui sont appelés à juger et à punir. Au fond de toutes ces créations, il y a en effet une force, une nécessité qui tend sans cesse à nous ramener du mal au bien, du vice à la vertu, de la dégradation à l'ennoblissement continu de notre espèce. Mais si nous n'avons que du respect et de la vénération pour la magistrature et tous ses conciles judiciaires considérés en eux-mêmes, nous n'avons que

(1) Voyez les réflexions de M. Bénard sur la critique française, en tête de sa traduction de l'Esthétique, de Hégel.

des regrets à exprimer quand nous les considérons comme inspirés par la partie de la minorité lettrée qui a le plus d'ambition intellectuelle.

Dans la société en effet, il n'y a et il ne peut y avoir que deux catégories de faits qui appartiennent à la répression pénale: les uns portent sur la matière, les autres sur l'esprit. Or, sans aucun doute. la magistrature et le jury sont très-aptes à juger les innombrables complications qui se rattachent à la matière : il suffit ici d'un sens droit, d'une certaine équité naturelle, et nous reconnaissons que ces dernières facultés sont assez généralement répandues. Mais comment la magistrature et le jury jugeront-ils les fautes ou les crimes qui viennent de l'esprit et portent sur l'esprit ? C'est ici que se découvre encore dans toute son infirmité l'insuffisance radicale de la minorité lettrée.

Ce qu'il faut tout d'abord pour juger souverainement si une idée est bonne ou mauvaise, sociale ou anti-sociale, punissable ou digne d'encoura gement, c'est une règle puisée dans un idéal qui soit un, absolu, définitif, dans un idéal qui soit à la pensée en général ce que le soleil est à l'univers. Sans cet idéal, sans cette unité en effet, il n'est pas de prévenu qui ne puisse accuser son juge et qui ne se croie même le droit de le condamner après l'avoir accusé. Mais dans notre état social, il y a des spiritualistes et des matérialistes, des déistes et des athées, des protestants et des catholiques. Bien plus, suivant la minorité lettrée, toutes ces diversités ont même valeur, quoique chacune d'elles amène un monde social diamétralement opposé au monde voisin par son principe ou par ses tendances. Il en résulte un fait qu'on ne saurait jamais assez déplorer, savoir, que la magistrature et le jury, tels qu'ils sont pour la minorité lettrée, n'ayant aucune règle qu'ils puissent appeler à leur aide pour leurs décisions, n'ont pas et n'auront jamais l'autorité morale nécessaire pour agir efficacement sur les prévenus et les coupables.

On peut imposer au vulgaire, nous le savons, avec un certain appareil de vêtements noirs ou rouges; avec cette sévérité simple et terrible que le jury représente; on peut lui imposer encore toutes les fois qu'on parle au nom de la justice, la justice a toujours été, elle restera toujours un grand nom, le plus grand nom que l'on puisse entendre après celui de Dieu. Mais là où il n'y a aucun principe certain, invariable, écrit en caractères de feu dans la conscience des juges; il n'y a jamais qu'un pouvoir chimérique de leur côté, quand il s'agit des répressions de l'esprit.

On dira peut-être que, pour cette dernière espèce de répressions, il n'est pas aussi indispensable que nous le prétendons d'avoir un critérium absolu, que si nous avons en nous une certaine somme de droiture pour bien juger en dernier ressort les attentats à la vie, à la propriété, etc., nous avons de même une provision suffisante de bon sens pour apprécier sainement les idées, les doctrines en tant que bonnes ou mauvaises.

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