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au progrès (1)? Au nom de quelle idée principale repoussez-vous cette doctrine désolante qui consiste à croire que l'humanité tourne sans fin dans un cercle de grandeur et de décadence? Pensez-vous que le progrès sera une vérité par cela seul qu'il vous plaira d'y croire? Pensez-vous que l'humanité sera en progrès, parce qu'il vous plaira de le désirer! Quelle puérilité! Et puis, est-ce donc parce que vous aurez foi à l'abolition de l'ignorance et de la misère, qu'il n'y aura plus d'ignorance et plus de pauvres! On ne couçoit pas que des hommes qui se disent et se croient sérieux, puissent publier de pareilles choses.

La minorité lettrée, dans ses organes les plus fougueux, cherche, je le sais bien, à justifier ses paroles, en mêlant à ses non-sens quelques idées qui sont partout, comme l'amélioration du sort des instituteurs, la création d'institutions de prévoyance et de retraite pour les travailleurs. Mais qu'est-ce que l'émancipation du bas clergé, pour des hommes qui n'ont que du dédain et une incommensurable ignorance de la religion? Qu'est-ce-que l'organisation démocratique de l'armée, pour des hommes rebelles par nature à toute espèce de discipline? Qu'est-ce que l'organisation démocratique du crédit, pour des hommes qui n'admettent aucune espèce de frein à leurs passions? Évidemment, tout cela n'est qu'un leurre pour les multitudes, une série de nouvelles mystifications, la désorganisation même de tout ce qu'on veut organiser.

Ainsi, plus on réfléchit, plus on voit tout ce qu'il y a d'impossible dans le progrès de la minorité lettrée.

ESPRIT LIBÉRAL ET RÉVOLUTIONNAIRE.

La minorité lettrée se vante, il est vrai, d'avoir donné à la France un grand

(1) « Nous avons foi au progrès, disaient récemment quelques hommes qui se disent et se croient très-avancés. Nous repoussons cette doctrine désolante, qui consiste à croire que l'humanité tourne sans fiu dans un cercle de grandeur et de décadence. Nous avons foi à l'abolition de l'ignorance et de la misère. » Nous voulons :

» L'instruction gratuite et obligatoire, l'enseignement professionnel;

» L'amélioration du sort des instituteurs;

» L'émancipation du bas clergé;

» L'organisation démocratique de l'arinée;

» La réforme des impôts sur la base de la proportionnalité;

» L'organisation démocratique du crédit et la réforme hypothécaire;

» Le respect du droit sacré d'association et de réunion;

» Le développement des associations ouvrières ;

>> La création d'institutions de prévoyance et de retraite pour les travailleurs. »

moyen d'influence, en propageant partout l'esprit dit libéral, l'esprit révolutionnaire, en excitant par là les sympathies de tous les peuples. Mais l'esprit dit libéral et révolutionnaire n'est autre qu'un fléau dans ses rapports avec l'ordre et la force sociale, dans ses rapports avec les principes, avec l'égalité, la fraternité, la liberté, etc., etc. La minorité lettrée n'a donc servi qu'à répandre dans le monde un esprit sans doute parfaitement conforme à la bête de l'homme, mais un esprit qui devait tout détruire, qui devait tôt ou tard la détruire elle-même.

Voyez en effet ce qui se passe depuis que cet esprit est déchaîné dans le monde. Partout de l'agitation, des phrases, des pertes de temps énormes, des discours sans fin, des pastiches de Mirabeau, de Danton, de Barnave, des Gracques. Mais où y a-t-il là une idée réellement digne d'examen, réellement féconde pour le bonheur public?

Et cependant quand on parle encore de révolution, d'esprit révolutionnaire, l'imagination de certaines masses s'allume; leur œil étincelle; il circule partout des frémissements qui ébranlent le monde: on semble n'attendre de toutes parts qu'un signal terrible pour assouvir de terribles vengeances, d'effroyables exterminations. Toute l'âme humaine se soulève et vomit, comme d'un cratère enflammé, ses fureurs les plus dévorantes. Mais qu'est-ce que cela prouve? Que rien n'est plus facile que de tromper les hommes. Jamais en effet, les masses n'ont gagné à des révolutions : les seuls individus qui en aient profité, ce sont les patriciens et les oligarques.

La minorité lettrée a donc remplacé l'esprit si loyal, si généreux de la France par un esprit en sens contraire, par l'esprit le plus faux, le plus destructeur, le plus stérile qui ait jamais été appliqué, dans les relations internationales, et à l'intérieur. Évidemment, ce n'est là ni un honneur, ni une force réelle pour la France.

La minorité lettrée ajoute néanmoins que, depuis son règne, il a été fait moins d'iniquités; qu'on a été plus juste pour le mérite. Mais l'expérience ne dément-elle pas tous ces dires? Supposez en effet, que dans le système dit libéral ou révolutionnaire, un pouvoir quelconque ait l'idée de détruire un homme ou une chose quelconque; est-ce qu'il ne trouvera pas, même dans les lois, de quoi détruire cet homme ou cette chose? Est-ce qu'il n'y aura pas mille et mille fissures par où le pouvoir lui-même ou la bureaucratie pourront tirer de haut en bas sur eux ? Est-ce qu'un individu faible, sans crédit, qui est obligé de lutter contre le pouvoir, aurait-il mille fois raison contre le pouvoir, n'a pas toujours tort comme aupara

vant

L'esprit prétendu libéral, l'esprit révolutionnaire n'est donc encore qu'un instrument de dissolution; mais il ne porte en lui aucune espèce d'idée, aucune espèce de principe qui mérite même d'être attaqué.

PHILOSOPHIE.

Cette minorité toutefois fait un dernier effort au nom de ce qu'elle appelle sa Philosophie. Profondément dédaigneuse de la psychologie, de la logique, de la morale, de la théodicée de l'instruction secondaire qu'elle ne comprend pas, qu'elle n'a jamais comprises; profondément dédaigneuse aussi de l'enseignement philosophique des Facultés qu'elle rejette comme n'étant qu'un enseignement théâtral, sans le mieux comprendre, elle se complait à en appeler à l'idée, aux idées. L'idée, les idées, voilà les symboles de prédilection, les caractères hiératiques où tient toute la philosophie transcendentale des temps modernes.

Tâchons donc de nous faire une idée juste de cette philosophie exceptionnelle.

Quel est d'abord le point de départ de cette philosophie? Est-ce l'homme, est-ce autre chose? La minorité lettrée ne s'explique pas à cet égard. Nous avons donc tout d'abord le droit de nous défier d'elle.

Cette philosophie serait-elle cette spéculation qui, négligeant la notion de l'homme, comme trop inférieure pour ses hautes vues, s'élancerait dans un empyrée parfaitement inconnu et jetterait de là sur la terre des théories souveraines? Mais où sont ces théories? Nous n'en trouvons nulle part. Nous avons donc de plus en plus le droit de mettre en doute l'infaillibilité philosophique de la minorité lettrée.

Cette philosophie serait-elle cette espèce d'imbroglio Pythien, qui se débite ici ou là? Mais que sont, en réalité, les oracles du dieu ? Tout se borne encore ici à de vaines paroles qu'on va écouter comme un vain spectacle, comme un vain bruit de cymbale, et que tous les esprits se hâtent d'oublier, dès que le bruit a cessé.

Cette philosophie serait-elle cet éternel effort d'esprit poursuivant éternellement une vérité qu'elle espère toujours et qu'elle n'atteint jamais? Mais cette philosophie, dans ce dernier cas, n'est que du scepticisme; et l'on ne peut rien ni pour soi ni pour personne avec du scepticisme. Dans cette philosophie en effet, tant qu'on peut trouver, on doit chercher; or, on doit chercher, tant qu'on a la force de penser; il n'y a donc aucune espèce de raison pour qu'on affirme jamais rien.

Admettons cependant que la philosophie de la minorité lettrée, transcendentale, apocalyptique ou autrement, puisse arrêter des idées, des opinions sur les points qui décident de tout en spéculation; admettons aussi qu'elle

puisse les imposer. Qu'arrivera-t-il? Evidemment, quelque chose de pire que ce qu'on veut éviter. Que veulent en effet les représentants de la minorité lettrée? Ce qu'ils veulent, c'est d'éviter surtout le surnaturel, le mystère. Mais qu'est-ce que admettre les paroles d'un individu, quel qu'il soit, comme des arrêts, comme des oracles? C'est faire des Dieux, de ces individus. Rejeter par conséquent le surnaturel, le mystérieux catholique pour n'avoir que du naturel, c'est refaire malgré soi du surnaturel, c'est renouveler un polythéisme humain cent fois plus humiliant que le polythéisme grec ou romain. L'homme en effet, quel qu'il soit, lorsqu'il est livré à lui-même, ne reste pas plus le même, dans son esprit que dans son corps. L'oracle humain dont vous accepterez les décrets devra donc être regardé comme Dieu, autant de fois qu'il aura à changer. Sentez-vous ce qu'il y a de puéril dans cette diversité de prostrations et d'apothéoses?

Livrée donc à elle-même, la philosophie de la minorité lettrée ne procède que par incertitude, par des moyens dérisoires, par des ambitions ridicules pour aboutir à la divinisation presque quotidienne de certains habiles. La minorité lettrée reste donc de plus en plus impuissante par la théorie.

« Grâce à une attitude calme et ferme, disait récemment, dans une cir» constance solennelle, un homme devenu important, les nations se sont recon»> nues, et sur tous les points de la circonférence, le souffle de l'esprit nouveau » a réveillé la liberté et dispersé ce qui restait encore de ces traités de 1815, » depuis longtemps mis en lambeaux.

>> Tout s'est ému, tout s'agite, tout frémit à cette heure en Europe. Pen>> dant que l'Italie et l'Allemagne essaient les plus nobles efforts, il sort des >> profondeurs presque ignorées de notre Orient une race vaillante qui » s'avance, l'orgueil des vieilles nations et l'ardeur des nations nouvelles orga» nise en peu de temps une armée de 150,000 hommes, et vient fièrement pren» dre sa place dans les familles nationales, en écrivant son droit sur le bulletin » de ses victoires. »

Dans ces paroles il y a deux idées qui dominent, le souffle de l'esprit nouveau et des victoires militaires.

Or, de quel souffle, de quel esprit nouveau s'agit-il? Est-ce de la véritable fraternité, de la véritable égalité, de la véritable liberté? Mais ce souffle n'a rien de nouveau : il y a plus de dix-huit siècles qu'on le connaît. Est-ce de la fraternité, de l'égalité, de la liberté, comme l'entendent les démocrates qui ne connaissent ni Dieu ni l'homme? Mais ce ne sont là que trois nonsens, pour ne rien dire de plus.

Venons aux victoires. Est-ce avec du sang qu'on fait de la grandeur sociale? Si c'est avec du sang, Tamerlan, Gengiskan méritent plus de gloire que tous les modernes, car ils en ont plus versé que tous ceux-ci. Or, est-ce Tamerlan, est-ce Gengiskan qu'il faut proposer à l'admiration de l'Europe?

Qu'on s'explique, mais alors que deviennent les idées, les principes, la puissance des doctrines?

On le voit, toujours des mots, toujours des phrases, toujours du pathos, toujours de l'effet; mais rien de solide, absolument rien, dans l'esprit des gens qui ont le plus de prétentions et qu'on applaudit le plus, depuis cinquante ans.

« Frères, » disaient récemment les membres de la Montagne, dans un manifeste adressé à la démocratie allemande :

« Au signal donné par votre révolution sociale de février, l'Allemagne » s'est ébranlée. Mûre pour les idées nouvelles, elle s'est levée contre les des>> potes; elle a revendiqué les droits si longtemps méconnus de la souverai> neté populaire.

>> Dans leur épouvante, les Rois s'effacèrent hypocritement devant la résur›rection de l'Allemagne; vainement ils s'unissent pour l'étouffer sous un >> suprême effort. Vienne, Berlin, Dresde, cités héroïques, frémissent sous » le joug; ce n'est que pour un jour, et déjà sur le Rhin, au nom de la Con»stitution et de l'unité, vous relevez le drapeau de l'émancipation. Le suf» frage universel a consacré votre droit. C'est la cause des peuples. Elle > triomphera!

» A vous, frères, nos sympathies les plus vives, nos vœux les plus ardents! » Ces vœux seront-ils longtemps stériles? Un pouvoir infidèle à son origine, » traître à ses devoirs, enchaînera-t-il longtemps l'essor généreux de la » France? Non! elle ne peut faillir à ses nobles instincts, et, pour la cause » commune, elle est prête à verser un sang dont elle ne fut jamais avare en » faveur des nations opprimées.

» Le privilége et le droit, le despotisme et la liberté sont en présence. >> Républicains ou esclaves... telle est pour vous l'alternative. Pas d'hésita» tion! Pas de moyen terme! Votre salut et le nôtre sont à ce prix.

» L'Allemagne et la France ont reçu du ciel une mission sacrée; en > leurs mains sont les destinées du monde. Sous la bannière de la démo»cratie, elles forment, entre l'Orient et l'Occident, le rempart de la civi»lisation contre la barbarie. Unis par le bras et par l'idée, elles édifieront » la société nouvelle.

» Frères, espoir et persévérance! et bientôt, dans une fraternelle étreinte, » sur les ruines des trônes et des priviléges, deux grands peuples pourront » s'écrier, pleins du saint enthousiasme de la victoire :

» Allemagne et France!... pour la paix et le bonheur de l'humanité !

» Paris, 9 juin 1849. »

Sans aucun doute, il y a ici une certaine chaleur d'imagination. Mais la philosophie est sourde à la poésie lyrique; ce qu'elle veut, c'est qu'on ait du bon sens, c'est que les paroles contiennent des idées vraies.

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