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Admettons cependant que la loi soit et doive être la représentation exacte, mathématique de l'universalité qu'en résultera-t-il? Une absurdité composée d'autant de variantes, d'autant de nuances que le comporte la variété d'intelligence et d'instruction d'une immense population.

Pour que la loi soit possible par conséquent, pour qu'elle soit possible en expression et en réalité, il faut donc bon gré malgré en revenir à la minorité, c'est-à-dire, à une fiction.

Ainsi, qu'on prenne la loi en tant qu'elle est faite par une minorité ou par l'universalité, toujours bien entendu, en dehors d'une pensée souveraine, la loi en elle-même, en principe, n'est jamais qu'une autorité purement illusoire, purement négative.

Mais disent les grands hommes de la minorité lettrée, nous ne voulons pas fléchir le genou devant ce que nous ne voyons pas, ce qui n'est pas tangible pour nous. La minorité lettrée ne croit donc pas aux concepts purs, aux notions générales, aux idées supérieures, à celles qui nous parlent de Dieu, de ses attributs, de ses infinitudes. Mais détruire tout ceci, c'est détruire tout à la fois le monde métaphysique, le monde moral, le monde religieux, triple monde sans lequel les nationalités ne sont qu'un vain mot. Le Nouvel Enseignement Philosophique a donc parfaitement le droit de regarder comme non avenues les prétentions de la minorité lettrée à l'égard de la loi. Si les philosophes n'avaient agi qu'au nom de ce qu'ils voyaient, de ce qu'ils touchaient, il n'y aurait jamais eu ni de grandes doctrines ni de grandes législations dans le monde.

LITTÉRATURE. ART.

La minorité lettrée pourtant fait valoir la littérature qu'elle a produite dans ce dernier demi-siècle. Mais qu'on le remarque bien, tout ce qu'il y a eu de sérieusement remarquable dans la littérature depuis cinquante ans environ, est précisément ce qui a été le plus en dehors de l'esprit de la minorité dont nous parlons.

Du reste, qu'arrive-t-il et que peut-il arriver quand la littérature n'a aucune de ces idées suprêmes, aucune de ces idées qui puisent leur force dans l'infini? Il n'y a qu'une destinée inévitable pour elle, c'est qu'elle baisse de plus en plus; c'est qu'elle devienne exclusivement matérialiste. Or, dans la minorité lettrée qui a les plus hautes prétentions aujourd'hui, il y a une antipathie profonde contre tout ce qui parle d'infini, tout ce qui parle d'un idéal. Sa littérature ne peut donc être en principe que ce qu'elle est

devenue, d'abord un éclair de talent; puis de plus en plus un trafic, une marchandise, une exploitation de moins en moins dissimulée d'industrialisme, une collusion de jour en jour plus intime avec les séductions et les artifices de toutes les Aspasies de la France, de l'Europe et du monde entier (1).

Dans la minorité en question, il y a des hommes qui possèdent merveil leusement le mécanisme de la phrase, qui savent parer leur style comme les courtisanes savent se parer elles-mêmes. Mais qu'est-ce que des phrases, des métaphores et des parures, là où il n'y a ni pensée, ni cœur ni àme? Qu'est-ce que des Isocrate, des Libanius et des Symmaque dans une société qui va se décomposant de plus en plus ?

De même, il y a aujourd'hui en France des artistes très-habiles pour la partie mécanique, qui ont une grande connaissance du métier. Mais à part quelques sommités qui n'ont rien de commun avec la minorité lettrée, où sont les œuvres capitales que celle-ci a inspirées, fécondées, éternisées dans l'admiration des hommes ?

La minorité lettrée a donc appauvri la littérature et l'art, comme tout ce qu'elle a touché. C'est elle qui a causé la décadence de tout ce qui tient à l'entendement, comme de tout ce qui tient à l'imagination et à nos plus brillantes facultés.

(1)Voici ce qu'écrivait un des écrivains les plus distingués de l'Angleterre, au moment où la littérature telle que la comprend la minorité lettrée, avait le plus de vogue (Quaterly Review):

Les romanciers français du dix-neuvième siècle.

Faut-il jeter sous les yeux du public cet amas de corruption? Notre incertitude a a été grande à ce sujet. Nous avons craint longtemps que les titres mèmes de ces livres >> ne fussent une flétrissure pour nos pages....

» Rien au monde, dit-il plus loin, ne nous engagerait à les mettre en scène (les » romanciers français), si nos feuilles étaient le seul véhicule qui dût révéler leur » existence. Mais tout le monde les connait; mille avertissements répandent leurs » noms parmi la population des lecteurs. On aperçoit leurs titres sous le vitrage des » libraires les plus estimés. On peut se les procurer sans peine dans les cabinets de » lecture. Sous le nom spécieux de publications récentes, ils passent entre les mains de >> ceux qui connaissent le moins leur véritable tendance. Ils ont pénétré jusque dans » les clubs littéraires des femmes. Aussi est-ce un devoir pour nous de stigmatiser » d'un fer chaud ces œuvres funestes, qui dépravent non seulement la morale privée, >> mais la morale publique, non seulement les individus, mais les masses....

» Nous ne jetterions pas le cri d'alarme, poursuit le même écrivain, si un ou deux >> hommes de lettres, entraînés par leur folle imagination, séduits par un goût pervers, » se livraient à de condamnables excès. Nous regretterions cela comme un malheur, et » voilà tout. Mais ce qui doit attirer l'attention, ce qui donne à nos observations de la » gravité, c'est l'énormité de ses erreurs; c'est leur nombre. Trois romans de Crébillon >> fils ont suffi pour mettre la littérature française en mauvaise odeur pendant un demi» siècle; et dans l'espace d'une dizaine d'années, la France vient de fournir cent publi»cations dont le libertinage rivalise avec celui de l'auteur du Sopha, et qui à cette >> licence surajoutent tous les enseignements de meurtre, d'escroquerie, de brigandage, » que Crébillon n'effleura jamais. Leurs scènes empruntées à la vie privée sont des » tableaux que n'aurait pas inventés ou compris autrefois l'imagination la plus flétrie. »

ENSEIGNEMENT.

La minorité lettrée, dans ses interprètes les plus ardents, veut aujourd'hui, dit-elle, l'éducation gratuite, obligatoire, égalitaire. Ici, il faut encore s'entendre.

En principe, tout système d'enseignement renferme deux parties; l'une secondaire, qui s'occupe de grammaire, de mots, d'érudition, d'histoire, de rhétorique, de droit, de médecine, etc., etc., qui s'adresse particulièrement à la mémoire; l'autre, principale, qui porte sur l'intelligence, pousse aux idées, aux opinions, aux convictions, aux croyances.

Or, au nom de quoi la minorité lettrée peut-elle agir sur l'intelligence? peut-elle pousser aux idées, aux opinions, aux croyances?

Est-ce au nom du spiritualisme? mais qu'importe un spiritualisme qui n'aboutit jamais à rien?

Est-ce au nom du communisme, du socialisme, etc.? Mais ces théories ne sont pas d'accord: elles se détruisent les unes par les autres; et aucune d'elles ne connaît ni ne cherche même à connaître l'homme.

Est-ce au nom de la raison individuelle? Mais la raison dit dans les uns tout autrement que dans les autres: elle se modifie d'ailleurs d'un âge à l'autre, et suivant une foule de circonstances diverses.

Pour la minorité lettrée par conséquent, l'enseignement public n'est qu'un acte mnémonique, d'une part; de l'autre, une impuissance continue.

L'enseignement en question est donc aussi nul que tout le reste, dans l'élément qui seul donne une valeur réelle à l'instruction des hommes, c'està-dire dans l'élément intellectuel.

La minorité lettrée semble plus raisonnable, quand elle demande l'enseignement professionnel. Mais l'enseignement professionnel se borne-t-il à exercer les bras ou les autres membres? Est-ce parce qu'un homme est ouvrier qu'il n'est pas nécessaire de lui rien enseigner qui intéresse son esprit, son âme, ses facultés les plus élevées? Or, dans la pratique, que lui enseignera la minorité lettrée, en fait de principes, en fait de doctrine, puisqu'elle n'en a pas elle-même ?

CIVILISATION.

Qu'est-ce que la civilisation encore, sans la connaissance de l'homme, sans la connaissance de Dieu ?

Évidemment un non-sens. Le héros de la civilisation en effet, c'est l'homme. Il est donc tout simple que la condition suprême de celle-ci soit la notion de l'homme. Mais la minorité lettrée n'a que du mépris, non seulement pour cette dernière notion, mais aussi pour tous ceux qui la croient utile. Chose bizarre! la minorité lettrée prétend avoir le monopole de la science sociale; et elle nie, avec une persistance sans exemple, le point de départ de toute science sociale.

La civilisation de la minorité lettrée est donc tout aussi chimérique que ses principes, son égalité, sa fraternité, sa liberté, etc., etc.

La civilisation, dit-on, est le développement des institutions sociales. Mais pénétrez dans cette phrase sententieuse qu'y voyez-vous? Néant. En vertu de quoi en effet peut avoir lieu le développement dont on nous parle ? Est-ce en vertu de votre intelligence? De quel droit? C'est au nom des principes, est-il répondu. Quels principes? Partout des incertitudes, partout des questions insolubles, partout des mots à la place d'idées; partout des polémiques sans résultat et sans fin.

Dans Tacite il y a un mot qui nous a toujours frappé.

« Les Bretons, dit-il, ne voulurent pas seulement parler notre langue; » bientôt ils se piquèrent de la parler avec grâce. Ils adoptèrent ensuite jus» qu'à nos manières : la toge devint à la mode; et insensiblement on en vint » à rechercher tout ce qui, à la longue, insinue le vice, nos portiques, nos >> bains, nos festins élégants: ce que le vulgaire appelle civilisation et ce qui >> faisait une partie de leur servitude (1). »

Or, ce qui paraît le plus certain, c'est que, pour la minorité lettrée, la civilisation n'est qu'une action de la force servile, et nullement une action de la force par excellence, savoir, de la force des principes.

La civilisation de la minorité lettrée n'est donc que ce qu'elle était pour le vulgaire (id que apud imperitos humanitas vocabatur) du temps de Tacite. Elle est donc infiniment plus une cause d'énervation, de faiblesse, qu'un moyen de force et de grandeur pour les peuples. Elle n'est que ce qu'elle pouvait être, dans les temps du paganisme, dans les temps où l'on ignorait l'homme et Dieu.

PROGRÈS.

Mais le progrès au moins, n'est-il pas une chose sainte? C'est ce qu'il faut examiner.

(1) TACITE, Trad. de Dureau de la Malle, revue par Noel, Tome 6, page 47.

Progrès en soi signifie marche en avant, marche devant. Mais peut-on marcher en avant ou devant sans savoir d'où l'on part et où l'on va? Non. Le progrès pour l'homme suppose donc tout d'abord un point de départ et un but en rapport avec la nature de l'homme. Or, peut-on avoir ce point de départ, si l'on ne connaît pas l'homme, du moins si l'on n'a pas une affirmation quelconque, mais précise, à cet égard? Non encore. Mais où est la notion de l'homme parmi ceux qui parlent le plus de progrès? Elle n'existe nulle part. Donc, pour la minorité lettrée, le progrès est aussi insignifiant que la civilisation. Progrès, civilisation, ce sont là deux mots qui produisent quelque effet sur des imaginations faciles à tromper, à exalter: mais ces deux mots ne cachent au fond que deux impossibilités, dans l'esprit de ceux qui les invoquent, le plus haut, aujourd'hui.

D'ailleurs, quand la minorité lettrée parle du progrès, entend-elle n'avoir rien de commun avec le passé? La minorité lettrée est sur-le-champ en coutradiction manifeste avec elle-même.

Quand la minorité lettrée en effet parle de morale, elle n'en parle qu'au nom du passé.

Quand elle parle de philosophie, elle n'a de respect que pour Voltaire, etc. Quand elle parle de littérature, elle ne connaît que Racine, Corneille, Shakspeare, Milton, Le Tasse, Dante, etc.

Quand elle parle d'art, elle ne sait que rappeler, surtout depuis quelque temps, les églises gothiques, etc.

La minorité lettrée devrait donc distinguer, quand il s'agit de progrès, ce qu'elle admet comme commun avec le passé, et ce qu'elle n'admet que pour l'avenir. Or, c'est précisément là ce qu'elle n'a jamais fait, ce qu'elle ne fait pas. Il est donc de plus en plus certain que la minorité lettrée n'a que des idées confuses sur le progrès, comme sur tout le reste, et qu'on ne peut pas compter sur elle à cet égard.

Mais c'est surtout en politique, dit-on, que la minorité lettrée est puissante du côté du progrès. Or, c'est précisément en politique qu'elle est copiste; c'est surtout le passé antique qu'elle imite, qu'elle copie. Les choses en sont là que les représentants les plus connus de la politique lettrée ne sont tous plus ou moins que des doublures de Périclès, d'Alcibiade, et de tous les sophistes d'Athènes qui se piquaient d'enseigner l'art de gouverner.

Le progrès même politique de la minorité lettrée n'est donc de plus en plus qu'un progrès dérisoire.

On répond dans la minorité lettrée :

« Nous avons foi au progrès. Nous repoussons cette doctrine désolante qui » consiste à croire que l'humanité tourne sans fin dans un cercle de grandeur » et de décadence. Nous avons foi à l'abolition de l'ignorance et de la misère. » une fois, au nom de quelle idée principale avez-vous foi

Mais encore

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