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le principe, unité dans les efforts, unité dans le but. Or, que fait le journalisme, nous parlons toujours de celui qui descend en droite ligne d'Aristippe, d'Epicure, d'Arcésilas, de Carnéade, de Collins, de Tindal, des encyclopédistes ou des tribuns anciens? Au lieu de contenir les peuples dans l'unité, il les divise, il les éparpille dans une innombrable quantité d'idées, de demiidées, de passions, de demi-passions; d'intérêts, de convoitises de toute sorte il les rend aussi multiples que l'orgueil et les myriades de nuances qu'il contient.

Ce journalisme met donc à néant toute espèce de principes dans l'âme des peuples. De plus, il les affaiblit et ne peut que les affaiblir en raison directe de l'action qu'il exerce.

D'autre part, qu'est-ce que le succès pour le journalisme, en dehors de toute vérité sérieuse au sommet? C'est le nombre d'abonnés. Mais les hommes ne sont distingués que parce qu'ils sont distincts de la foule, de la multitude. Il en résulte que plus un journal a d'abonnés, plus il plaît à la foule, et par cela même moins il est en rapport avec les hommes distingués ; en d'autres termes, plus il est médiocre. Or, aujourd'hui les journaux les plus influents sont précisément ceux qui ont le plus d'abonnés. Les journaux les plus influents sont donc les journaux faits par les hommes le plus en rapport avec le médiocre, par ceux du moins qui savent parler le mieux un langage médiocre; qui savent le mieux descendre à n'exprimer que des idées médiocres; car ce n'est qu'en écrivant des idées médiocres dans un style médiocre qu'on peut intéresser tout ce qui est médiocre.

Le journalisme tel qu'il le faut à la minorité lettrée ne se borne donc pas à être matérialiste, sceptique, anti-religieux, destructeur de tout principe, de toute unité, de toute force il n'est qu'un instrument de destruction, tout en se donnant les apparences d'un pouvoir qui édifie : il n'est que tout ce qu'il y a de plus subalterne dans le domaine de la pensée, tout en se donnant les apparences de l'intelligence tonnante des temps modernes.

Le journalisme de la minorité lettrée, du moins le plus en faveur, le plus choyé de cette minorité, a donc fait plus de mal à la France que plusieurs siècles de guerre. C'est lui en effet qui a changé implicitement la nation la plus loyale, la plus généreuse issue du génie Gaélique en une nation essentellement matérialiste et sceptique : c'est lui qui de la fille aînée de l'Eglise a fait implicitement une nation payenne. C'est lui qui a mis en dissolution le peuple le plus uni et le plus compact de l'Europe. C'est lui qui a dissous, miné, perdu implicitement tous les principes de vie qui constituaient le robuste tempérament de la France, pour ne mettre partout que des expédients et des fictions, ou pour ne faire place qu'à des ambitions immenses et à des médiocrités déplorables.

La liberté de la presse, je le sais, fut une réaction contre le despotisme militaire de Bonaparte: elle fut un moyen d'arriver au pouvoir pour quelques

individus. Mais que sont de pareils résultats comparés aux résultats de la presse dans ses rapports avec l'ordre social? Sortie d'un mouvement de colère et d'égoïsme, dans un temps où l'on se débattait encore entre les encyclopédistes, le condillacisme et le spiritualisme cartésien, la presse a conservé tous les caractères des causes qui l'enfantèrent. Elle est restée irascible, égoïste, sans aucune doctrine, sans aucune croyance, sans aucune pensée permanente. Elle a été, elle est le plus grand fléau qui ait jamais dévasté le cœur et les entrailles d'un grand peuple.

Les hommes, qui depuis près d'un demi-siècle ont le plus concouru à la liberté de la presse, se sont fait un titre à la gloire, de cette coopération. Encore aujourd'hui il y a des gens qui se croient des politiques sérieux, des hommes d'État et qui persistent à prêcher la liberté de la presse, quand même, presque avec la juvenile ardeur qu'on y mettait autrefois. Mais nous le demandons entre quatre yeux à ces politiques, quel est le bien fait par le journalisme de la minorité lettrée, qu'on n'aurait pu faire sans lui? Et quel est le mal qu'il n'a pas fait ?

Quel est d'ailleurs dans notre époque le moyen de profiter de la liberté de la presse? Est-ce d'avoir du patriotisme, du talent, de la vertu, du génie? Non, en matière de journalisme, patriotisme, talent, vertu, génie ne sont rien. Ce qui est tout, c'est l'argent. Le journalisme n'est ni un sentiment, ni une idée, ni un système d'idées; c'est une banque avant tout. En matière de journalisme, on en est là que si dix individus sortant du bagne trouvaient un trésor, versaient des cautionnements, rétribuaient des rédacteurs habiles, ces dix individus feraient bientôt la loi aux cabinets, mettraient telle politique en faveur, telle autre en interdit, exciteraient ou ralentiraient l'esprit de tout ce qui a aujourd'hui quelque influence, seraient implicitement et même en réalité les dominateurs souverains de toute l'administration, de tous les Gouvernements.

Suivant nous, et encore une fois, nous ne sommes que philosophe, c'est là une position intolérable. Avec la presse en effet, telle qu'elle est, telle qu'elle fonctionne, il n'y a ni liberté, ni gouvernement, ni administration, ni société possible.

Étrange contraste! Aujourd'hui, au nom de la justice, au nom des lumières, au nom du progrès, on veut, on exige que chaque personne aspirant à servir l'État, plus ou moins directement, fournisse ses preuves de capacité, de moralité. Il n'y a pas d'ouvrier, pas de lettré, pas de notaire, pas d'avocat, pas de professeur, pas de médecin sans certificat d'aptitude et sans diplôme. Le pouvoir, la bureaucratie s'exténuent à augmenter les difficultés autour de toutes les carrières : il semble qu'on prenne plaisir à les rendre de plus en plus inaccessibles. Et quand il s'agit de la société, chacun peut se mêler de la gouverner; et pour la gouverner, il n'y a ni preuve de moralité, ni preuve de capacité à exhiber! Chacun est né-prince, chacun est né-Roi. Mais la

politique n'a-t-elle pas ses secrets comme les autres arts, les autres métiers? Quoi l'on passe trois, quatre, cinq, six ans au travail pour devenir un ouvrier utile; l'on étudie pendant trois, quatre ou cinq ans le droit, pour être avocat; cinq ou six ans, la médecine, pour être médecin; on fait partout et pour tout des surnumérariats, des stages. Et il n'y a qu'une seule chose qu'on sache, sans jamais l'avoir étudiée, c'est la politique! Et l'on se dit en progrès au milieu de pareilles inepties! Et l'on est un grand homme, une illustration pour proclamer implicitement de pareilles monstruosités logiques! Ah! nous nous moquons des vieux oracles de la Grèce, mais le journalisme n'est-il pas un oracle cent fois plus ridicule que celui de Dodone?

On dit, pour justifier l'existence de la press e, telle qu'elle est, que la liberté de la presse représente la liberté de penser. Mais ceci n'est ni plus ni moins qu'une nouvelle mystification. La presse se résume en deux idées, l'une favorable au pouvoir; l'autre qui lui est contraire. Or, il n'y a là aucune espèce d'effort d'esprit, aucune espèce d'effort spéculatif qui ait à réclamer la liberté de penser.

On conçoit qu'un Platon, un Aristote, un Plotin, s'il y en avait dans notre époque, eussent à réclamer la liberté de penser; mais la presse demander la liberté de penser !

Qu'on le remarque d'ailleurs, c'est depuis qu'on a la liberté de penser en France, qu'on a le moins pensé et qu'on n'a plus guère que des mots dans la tête. Si l'on avait à compter les livres bien pensés qui ont paru depuis cinquante ans, on verrait qu'ils se réduisent peut-être à une vingtaine de volumes. Et l'on voudrait que la liberté de penser fût une idée sérieuse pour la presse, pour un travail qui n'a jamais plus de succès que lorsqu'il est médiocre ! Encore une fois, dérision (1).

(1) Du reste, si l'on doute de la puérilité qu'il y a dans la liberté de penser appliquée à la presse, qu'on écoute un des hommes de notre époque qui en connaissent le mieux l'esprit : nous parlons ici de M. Émile de Girardin':

<< Ne respecter rien, ni la religion, ni la loi, ni la vérité, ni la fiction.

>> Tourner tout en dérision, institutions, hommes et choses.

>> Remettre sans cesse en question tout ce qui a été résolu, tout ce qui devrait » l'être irrévocablement.

» Dénaturer et obscurcir tous les faits.

» Nier ou exagérer ce qui est vrai, affirmer ce qui est faux, rendre vraisem» blable ce qui n'est qu'imaginaire.

» Dénigrer systématiquement tout ce que les autres louent, louer systémna»tiquement tout ce que les autres dénigrent.

» Isoler les actes des intentions qui les justifient, et les faits des circonstances » qui les ont produits.

» Traiter de tout sans approfondir rien. » élever les petits.

» démolir d'honorables.

Abaisser les grands caractères,

Construire à plaisir des réputations trompeuses, en

» Ravaler la dignité nationale, en affectant pour elle une hypocrite suscep» tibilité.

LOI.

Dans l'antiquité asiatique d'où tout est venu, la loi émanait d'une puissance supérieure, d'une puissance divine. Cet accord universel était un hom

>> Surprendre et divulguer les secrets de l'Etat, sous le prétexte de sollicitude » pour la sûreté publique.

» Rendre indélébiles toutes les taches, irréparables toutes les fautes.

>> Etaler complaisamment tous les scandales.

» Faire servir à l'école du vice la publicité des tribunaux ; la travestir avec >> art et profit; rendre divertissant ce qui attriste la société et pathétique ce » qui révolte l'humanité.

» Publier prématurement les actes d'accusation, sans attendre le jour des » dépositions, des débats et des plaidoieries, et sans autre raison que celle de >> satisfaire l'avidité publique; livrer ainsi sans ménagement les prévenus et les » accusés que la justice peut absoudre, à toutes les préventions de l'opinion, qui » juge arbitrairement sur ses premières impressions, dont il est aussi difficile » de la faire revenir qu'il a été facile de la lui donner.

>> Se constituer juge souverain de la conscience et du verdict des jurés.

>> Spéculer sur tout, sur l'honneur et la honte, le dénigrement et l'apologie, » l'erreur et la vérité, le bien et le mal.

» Vivre d'injures et d'injustices, de diffamations et de calomnies.

» Ne reconnaître enfin d'autre Dieu sur la terre que l'abonné, et lui tout » immoler pour se le rendre ou se le conserver propice, les croyances les plus » saintes, les idées les plus justes, les intentions les plus droites, les actions >> les plus honorables, les renommées les plus glorieuses.

>> Tout cela peut constituer le bon plaisir du journalisme, mais rien de cela » ne saurait dériver du droit politique « de publier et faire imprimer son opi» uion, » là s'arrête et doit s'arrêter la liberté de la presse.

>> Citez une liberté qu'il (le journalisme) n'ait pas mise en péril, poursuit le » même écrivain, en la poussant à l'excès.

» Citez un principe d'autorité dont il ait professé le respect en donnant » l'exemple de la soumission.

» Citez une forme de gouvernement qu'il n'ait pas décriée avec injustice ou » vantée avec exagération.

» Citez une gloire qu'il n'ait pas laissé flétrir par l'esprit de parti.

» Citez une vérité qu'il n'ait pas alternativement proclamée et démentie >> selon le besoin de sa cause.

» Citez une grande œuvre qu'il ait faite et qui ne soit pas une révolution.

» Citez un homme qu'il ait produit et qui ait apporté au pouvoir l'esprit de >> réforme qui l'avait fait éminent dans l'opposition.

» Citez une critique sans personnalités qui ne soit jamais inspirée que par » l'amour de l'art et de la science, et le désir exclusif de le voir se perfectionner » et s'ennobtir. »>

Écoutez encore M. Alphonse Karr, un des hommes les plus sensés des écrivains contemporains:

en aucun temps,

ne

« Jamais, a-t-il dit dans ses Guêpes, un tyran, » s'est enivré de sa puissance, n'a fait des orgies de despotisme - comme la Tous les pouvoirs sont tombés sous ses coups. Elle seule peut se elle se tuera;

» presse.

» tuer;

- elle se tue. »

mage rendu à cette vérité que l'homme étant le frère, l'égal de l'homme. l'homme n'a aucunement le droit de commander à l'homme.

Mais il en fut autrement en Grèce, dans la race ionienne, dans celle dont l'esprit a présidé au développement intellectuel de toute l'Europe. Ici, c'est l'homme qui s'était fait Dieu au nom de la raison. Solon avait prévalu sur Epimenide.

Or, qu'a fait la minorité lettrée? Elle a préféré la Grèce à l'Asie; la race ionienne à toutes ces races innombrables qui aimèrent toutes à s'incliner devant la toute-puissance divine en signe d'obéissance; Solon à Moïse; des lois artificielles à des lois de conscience. Elle a préféré une inspiration de troisième, de vingtième ordre à l'inspiration qui souffla sur toutes les générations sorties de la progéniture de Sem. Voyons ce qui en résulte dans les faits.

La loi aujourd'hui est-elle l'expression de quelques volontés ou de toutes les volontés ou d'une seule volonté? La minorité repousse ce dernier parti comme eutaché de tyrannie. Ce qu'elle admet, c'est que la loi soit faite ou par quelques volontés supposées représenter la nation comme sous l'empire de la Charte; ou par la nation tout entière s'exprimant par sept ou huit cents hommes.

Or, supposons d'abord le premier de ces derniers cas, supposons que ce soit une minorité qui soit chargée de faire les lois, comment la choisirezvous, cette minorité? Est-ce d'après la naissance? Est-ce d'après la fortune? Est-ce d'après la capacité ?

Si c'est d'après la naissance, la formation de la loi est absurde, car évidemment, ce n'est point parce qu'un individu est né en haut plutôt qu'en bas, qu'il est apte à faire des lois.

Si c'est d'après la fortune, la formation de la loi est plus absurde encore, car il n'y a aucune espèce de relation nécessaire entre la fortune et la législation.

Si c'est d'après la capacité, vous soumettez la loi à toute la mobilité de l'homme; vous rentrez dans le système de ce Protagoras pour qui l'homme était la mesure de tout.

Ainsi quand la loi est faite par une minorité, en dehors de tout principe supérieur, elle finit par n'être qu'une absurdité, une fiction, une autorité sans consistance comme tout ce qui vient de l'homme seul.

Mais, dit-on, la loi n'est pas, ne doit pas être l'expression de la volonté d'une minorité. Elle ne doit, elle ne peut être que l'expression de la volonté générale, de la volonté universelle. Mais comment avoir cette expression, cette volonté universelle? Évidemment, ce n'est que par délégation. Mais est-il bien sûr que l'universalité ait un rapport tel avec la délégation, que celle-ci soit la fidèle image de l'autre? Évidemment non; d'où, nous retombons encore dans une fiction.

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