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existences et les races Curiates, une guerre d'Hercules contre la civilisation, une guerre acharnée, implacable, terrible de la matière, de la chair contre l'esprit. La solidarité par conséquent, telle que l'entendent les écrivains les plus aventureux de notre époque, n'est donc pas un principe: elle ne pourrait mener la société tout entière qu'à une espèce d'état de nature où les hommes se déchireraient, à l'envi, comme des bêtes fauves, où les pauvres et les riches, les forts et les faibles finiraient par réaliser tout ce qu'il y eut jamais de plus horrible dans les orgies de la destruction. Il est donc impossible de se rallier à une pareille solidarité, car elle n'est implicitement que l'extermination de tous les hommes, de tous les peuples.

DROIT AU TRAVAIL.

Les doctrines sont si nécessaires, et la mauvaise philosophie, ou la minorité lettrée, a si bien détruit toute espèce de doctrine, depuis trois cents ans et surtout depuis un demi-siècle, que les esprits généreux ont voulu en avoir à tout prix. L'homme sent par lui-même sa faiblesse, et quand il n'est pas tout à fait perdu d'indifférence, quand il vit encore de la vie de l'âme, de la vie philosophique, il appelle toujours à son aide une force extérieure qui puisse suppléer à sa misère. C'est là ce qui nous expliquait autrefois le StSimonisme c'est là ce qui nous explique aujourd'hui le socialisme, etc., Mais nous venons de voir ce que vaut réellement l'égalité, la fraternité, la liberté, la solidarité d'existences et de races. Voyons maintenant ce que vaut le droit au travail.

etc.

Le droit au travail est une idée très-spécieuse en elle-même. Au premier abord, il est indigne de la civilisation qu'un individu qui peut utiliser des bras robustes, souffre la faim; qu'un individu lettré, capable de certains efforts d'esprit, soit exposé à la détresse. Il est indigne de la civilisation que des populations puissantes physiquement et intellectuellement, soient condamnées à se consumer dans l'inaction, sans profit pour personne; et, pour nous, l'idée de tant de malheur est aussi amère, aussi poignante, aussi terrible que pour qui que ce soit.

Mais la logique anéantit le droit au travail de la minorité lettrée, comme elle anéantit son égalité, sa fraternité et tout le reste.

Dans le système socialiste en effet, le droit au travail s'applique-t-il à l'ouvrier des villes seulement ?

S'il ne s'applique qu'aux seuls ouvriers des villes, il y a privilége à leur profit, et au préjudice des ouvriers des villages, des campagnes, et au préju

dice de toutes les autres professions. Or, est-il juste que l'ouvrier des villes ait droit au travail, et qu'un ouvrier de campagne ne puisse pas jouir de ce droit?

Le droit au travail mène donc tout droit au privilége, et à un privilége que paient en définitive ceux-là même contre qui il existe. Les ouvriers des campagnes, quels qu'ils soient, souffrent donc une double injustice. Ils ne sont d'abord que des espèces de parias par rapport aux ouvriers des villes; et de plus, c'est de leurs propres sueurs et de leurs propres privations, qu'ils nourrissent ceux-ci. Or, est-il juste, est-il honorable que les ouvriers des villes soient tranquilles sur leur existence, tandis que les autres sont exposés à toute espèce de chômages, à toutes les variations de la fortune privée ou de la fortune publique ?

Mais, dit-on, le droit au travail s'applique à tous les individus, à toutes les classes, dans le système de ceux qui l'invoquent. Soit. Mais dans ce cas, faut-il ou non des hommes qui administrent la répartition du travail ? Oui, dit-on. Il faut alors tout-à-coup une administration dont le personnel est innombrable, dont la rénumération coûte des sommes énormes; et la société qu'on a démolie reparaît déjà.

En second lieu, comment établira-t-on l'ordre dans l'administration du droit au travail? Sans doute en y établissant une hiérarchie. Mais comment formera-t-on cette hiérarchie? Est-ce d'après le mérite? qui le reconnaîtra? Est-ce d'après le sort? quoi de plus aveugle? Est-ce d'après le coup de main qui a donné la première prise de possession? quoi de plus arbitraire?

Il n'y a donc qu'un moyen de former la hiérarchie en question : c'est la tyrannie et la faveur. Ici encore la vieille société reparaît: seulement la nouvelle est infiniment au-dessous de l'ancienne.

D'un autre côté, il ne suffit pas qu'il y ait une administration, une hiérarchie administrative. Il faut rétribuer cette administration, en proportionnant les émoluments au grade, car il est peu probable que ceux qui occuperont les places les plus élevées se contentent de ce qu'on accordera aux places les plus inférieures. Or, qui paiera cette hiérarchie? Ce sont les travailleurs, les producteurs. Et l'ancienne société reparaît encore.

Cela posé, l'homme ne vit pas seulement de pain; il n'est pas fait pour toujours travailler manuellement surtout. Il lui faut des idées, une doctrine. Or, dans le nouveau monde qu'appelle le droit au travail, qui lui donnera une doctrine? Sont-ce les administrateurs? Mais ceux-ci n'en ont pas pour euxmêmes.

Supposons cependant qu'ils en aient, qui gardera cette doctrine? Sont-ce les hommes qui l'auront donnée? Le droit au travail implique alors un pouvoir religieux et civil comme celui des Czars. Sont-ce d'autres hommes ? Il y aura dès-lors une puissance spirituelle, une puissance temporelle; ewla vieille société reparaît toujours.

Sous un autre rapport, quand on a le droit au travail, ne peut-on pas rêver de ne plus travailler, de jouir, ne serait-ce qu'un peu, du bien d'autrui, etc.? Or, que fera-t-on des délinquants, à quelque titre que ce soit? Les condamnera-t-on, sans les entendre? Ce serait inique et cruel. Mais qui les jugera? Sont-ce les Rois, les princes de l'administration ou leurs innombrables délégués? Évidemment non. Tous ceux-ci doivent être ou paraître sans cesse occupés de la tâche échue à chacun. Il faudra donc créer une magistrature pour juger les délinquants. Mais toute peine demande un salaire, surtout dans le système du droit au travail; et la vieille société reparaît

encore.

De même, on peut être en guerre avec ses voisins ou de continent à continent, en attendant qu'on ait réalisé la solidarité des existences et des races. Or, dans ce cas, qui défendra l'honneur du pays? Sont-ce les administrateurs? Non, car ce serait tuer une société qui ne vit que par la surveillance la plus exacte possible, de la part de ceux qui l'administrent. Sont-ce les pontifes ou les gardiens de la doctrine? Non, car ceux-ci ont une mission. essentiellement spirituelle; et l'on ne fait bien que ce que l'on fait le plus. Sont-ce les magistrats? Non, car ils sont l'un des préservatifs les plus utiles contre tout ce qui peut dissoudre le grand corps social qui relève de leur juridiction? Sont-ce les travailleurs, les producteurs eux-mêmes? Non, car sans eux, il n'y a plus de société. Il faudra donc un corps spécial qui fasse droit à la force armée; et la vieille société reparaît encore.

Le droit au travail peut donc être une idée partie d'une âme qui a souffert et qui est compâtissante; mais il n'est en définitive que le rétablissement avec d'autres maîtres et plus de difficultés, de l'ancienne société dont on se plaint il finit par être le vampire de tous les travailleurs, une cause d'appauvrissement, de ruine universelle. Et c'est ainsi que ce qu'il y a de plus spécieux n'est pas toujours ce qu'il y a de plus réalisable, et que l'homme a une autre destinée que celle d'ici-bas, pour que toute justice soit satisfaite.

PRESSE. LIBERTÉ DE LA PRESSE.

Depuis la formation des nationalités européennes, l'on n'avait jamais agi sur l'esprit des générations qu'au nom de la religion, de la morale, de la philosophie. La religion, la morale, la philosophie étaient restées, du moins, la force prépondérante qu'on employait auprès des peuples, et qui eut longtemps le plus d'autorité.

Enfants dégénérés, nous sommes devenus de plus en plus incapables de

comprendre ce que comprenait le passé. La philosophie ne compte que pour un grade académique, mais elle ne compte plus dans la vie de l'homme. La morale, on l'a façonnée, arrangée à sa guise. La religion, on l'a reléguée parmi les inutilités de la terre ou dans le contingent des intelligences les plus bornées.

Et qu'a-t-on mis à la place de cet enseignement ? La presse, le journalisme, surtout la presse, le journalisme, comme l'entend la minorité lettrée. C'est aujourd'hui cette presse en effet qui tient lieu de philosophie, de morale, de religion; c'est elle qui forme les esprits, l'opinion publique, les élections, les majorités, donne la vie ou la mort aux Gouvernements et aux dynasties; c'est elle qui commande et qui dirige aujourd'hui tout ce qu'il y a de plus important dans la marche des civilisations.

La presse, le journalisme tel que l'a conçu, tel que l'applique la philosophie de la minorité lettrée est donc une pensée, un enseignement, une philosophie sociale qui juge tout, et que personne ne juge; qui reste maîtresse souveraine, absolue du camp social et que par cela nous devons juger, nous, méthodiquement, dans le Nouvel Enseignement Philosophique et critique, sans passion, comme sans faiblesse.

Considéré comme enseignement, et en principe il est essentiellement un enseignement, le journalisme, dont nous parlons, commence par mettre du côté l'invisible, l'intangible, l'immatériel. Il ne croit qu'à ce qu'il voit, à ce qu'il touche. Il commence donc par être absolument en désaccord avec tout ce qu'il y eut de penseurs éminents. Tous les penseurs éminents en effet ne procédèrent jamais que de l'invisible, du spirituel, de l'immatériel, pour constituer les peuples.

En second lieu, ce qu'il préfère, c'est le scepticisme, car il n'a positivement aucune doctrine.

Le journalisme le plus accrédité relève donc infiniment plus d'Aristippe, d'Épicure, d'Arcésilas, de Carnéade, de Philon, de tout ce qu'il y eut de plus inférieur dans le domaine spéculatif, que de ceux qui en furent la gloire, comme Platon, Socrate, Pythagore.

En outre, il a peu de sympathie pour l'élément religieux, ou même il n'en a pas du tout, et en particulier il a horreur de tout ce qui est Catholicisme. Ce journalisme marche donc principalement avec les Collins, les Tindal, les libres penseurs anglais et leurs copistes français. Mais les Collins, les Tindal, les libres penseurs anglais et leurs copistes sont tout ce qu'il y a de plus méprisable et de plus méprisé par la science philosophique des temps actuels. Entre les Collins, les Tindal et les Vacherot, les Simon, tout ce qu'il y a de sérieusement distingué en France, il y a des abîmes. Ce journalisme marche donc avec les hommes qui sont le rebut de la philosophie, le rebut des philosophes.

En principe donc, ce journalisme méconnaît les seules conditions possibles

d'organisation sociale; il est aussitôt après l'esclave de tout ce qu'il y eut de plus inférieur dans la spéculation humaine.

Ceci est un premier fait que personne ne peut contester. Encore une fois en effet, la presse la plus influente est infiniment plus matérialiste que spiritualiste; infiniment plus sceptique que croyante; infiniment plus antireligieuse, surtout anti-catholique que religieuse et catholique.

Voici donc ce qui arrive en France, depuis un demi-siècle environ. Les hommes les plus distingués vont au spiritualisme : la presse prépondérante va au matérialisme. Les hommes les plus distingués vont aux croyances: le journalisme reste sceptique. Les hommes les plus distingués vont au Catholicisme; ils n'ont jamais assez d'éloges pour sa notion de l'homme et du divin, pour la notion qui est la donnée fondamentale de toutes les sciences philosophiques, morales, sociales et religieuses: le journalisme reste dans les Collins, les Tindal, les enfants intellectuels des libres penseurs et des encyclopédistes. Les hommes les plus distingués vont aux fortes doctrines et par cela même à l'ordre le journalisme va aux doctrines les plus faibles, les plus énervantes et à toutes les calamités qui en sont la suite.

Le journalisme de la minorité lettrée, de celle qui est hors du Catholicisme, ne peut donc sous aucun rapport se dire en progrès, car il n'est dans ses hauteurs que du paganisme cyrénaïque et épicurien mêlé de tout ce qu'il y a de plus infime dans la science moderne; il n'est que tout ce qu'on peut imaginer de plus rétrograde, de plus impuissant, de plus contradictoire avec le mouvement de la pensée, de la science modernes.

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Du reste, examinez où sont les croyants du journalisme tel que le conçoit la minorité lettrée. Sont-ils parmi les intelligences les plus exercées ? Non. Şont-ils dans la masse? Non la masse a cela de commun avec les intelligences les plus exercées qu'elle n'a aucune estime pour la philosophie, pour la pensée dont vit ce journalisme (1), parce que chez elle le bon sens est une espèce de génie. Où donc la presse de la minorité lettrée va-t-elle recruter et trouve-t-elle ses croyants, ses fidèles, ses fanatiques? C'est uniquement dans ce milieu social auquel un aphorisme bien connu de Bacon faisait allusion; dans ce milieu qui a juste assez de savoir pour avoir de grandes prétentions et qui n'en a pas assez pour rien comprendre à fond.

Mais descendons de la théorie.

De tout temps, les peuples n'ont été puissants que par l'unité, unité dans

(1) Tout ce que nous disons ici ne s'applique nullement aux hommes de la presse, car ceux-ci ue croient pas plus que les intelligences les plus exercées et la masse, à ce qu'on dit, à ce qu'on est obligé de dire à la minorité lettrée, vu les précédents qui pèsent sur elle. Nous n'examinons la presse, ici, qu'en principe; en tant qu'elle est une espèce de philosophie. Rien de plus, rien de moins.

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