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reuses pour leur pays dans les circonstances présentes. Ils ont compris qu'il fallait donner la main aux hommes d'ordre, rangés sous un autre drapeau, sous peine de s'exposer à périr avec eux sous les ruines de la patrie, et ils n'ont pas hésité à sacrifier les ressentiments inspirés par le passé pour mettre le présent et l'avenir en commun.

Pourquoi cet exemple ne dirait-il rien aux partis qui s'agitent encore? Il y a moins de distance entre le camp ministériel et nous, qu'il ne s'en trouvait entre l'orangisme et les amis de la royauté de 1851. Beaucoup de nos adversaires sont, après tout, conservateurs, et les dissidences, quand elles ne se restreignent pas à des mots ou à des noms propres, ont les moyens pour objet plutôt que le but. Pour opérer une fusion, désirable à tous les égards, il ne faut que le vouloir et adopter comme règle qu'il doit y avoir justice et liberté pour tous. C'est ainsi qu'on mettrait en pratique notre belle devise nationale: L'union fait la force.

D. O.

24 août 1849.

NOUVEL

ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE,

par Auguste Siguier. (1)

ÉCOLE CRITIQUE.

Connais toi toi-même.

CINQUIÈME PARTIE.

La minorité lettrée ne peut donc rien contre la notion de l'homme que fournit une observation indépendante et sérieusement philosophique. Elle ne peut rien contre les conséquences théologiques qu'elle implique. Elle ne peut rien avec ses objections et ses préventions contre cette notion et ces conséquences.

Mais la minorité lettrée n'a-t-elle pas une valeur qui lui soit propre ? Pour le savoir, il n'y a qu'à examiner comment elle regarde l'homme. Ici est toujours la grande question à poser.

Or, comment la minorité lettrée, quand elle fait acte de puissance spéculative, regarde-t-elle l'homme? Est-ce comme Montaigne, Charron, Pascal, c'est-à-dire comme faible, malade, déchu? Non. La minorité lettrée regarde l'homme tout autrement que Montaigne, Charron, Pascal; elle le regarde comme sain, complet, du point de vue du paganisme, du point de vue de Descartes philosophe. Soit. Mais qu'en résulte-t-il ?

Le voici :

Si l'homme est sain, complet, harmonieux, il est donc fait pour jouir.

(1) La reproduction de cet article et de ceux qui l'ont précédé est formellement interdite, l'auteur s'en étant réservé la propriété.

Mais s'il est fait pour jouir, pourquoi ne jouit-il pas ? pourquoi y a-t-il surtout tant d'inégalité dans les conditions humaines? Évidemment, un pareil état n'est pas normal; il ne l'est pas plus que l'anomalie qui, dans l'antiquité, donnait tout à quelques-uns et refusait tout aux masses. Les malheureux des temps modernes ne sont donc pas plus dans l'ordre, que les Spartacus, les prolétaires des temps anciens. Il n'y a donc rien de plus nécessaire, rien de plus légitime, rien de plus sacré que de tout remettre dans l'ordre. Mais comment? Est-ce avec des lois? Non, car ce sont les heureux qui les faisaient à Athènes, qui les faisaient à Rome, qui les font encore aujourd'hui pour eux seuls. Est-ce avec des prières, des supplications? Non : les forts n'ont jamais écouté les faibles; ils se sont toujours bornés à les dédaigner ou à les écraser; le malheur aux vaincus est aussi vrai aujourd'hui que sous le règne du paganisme. Comment donc tout remettre dans l'ordre? Ce n'est que par de nouvelles guerres d'esclaves, par la violence, par les armes, par l'extermination de tous les puissants, de tous les riches, à quelque drapeau qu'ils appartiennent, La notion de l'homme en tant qu'il est sain, complet, fait pour jouir, mène donc directement à toutes les doctrines qui épouvantent le monde actuel.

L'homme est né sain, complet, répète la minorité lettrée. Il est né par conséquent pour jouir. Mais les masses, la généralité des hommes, ce qu'on appelle le peuple ne jouit pas autant que d'autres. Il faut donc que les masses, la généralité, le peuple soient admis à jouir. De là l'opinion démocratique, le parti démocratique, la démocratie.

L'homme est né sain, complet, pour jouir, dit-on; et non seulement tout le monde ne jouit pas, mais il y a des gens qui sont malheureux. Or, quoi de plus inique! quoi de plus intolérable! Il faut donc que tout soit mis en commun. De là le communisme.

L'homme est né sain, complet, pour jouir, c'est toujours la minorité lettrée qui le dit; et il y a dans la société du passé une foule d'obstacles qui s'opposent à la jouissance de tous. Il faut donc renverser la société du passé. De là le socialisme.

Ce n'est donc ni Proudhon ni aucun de ses amis ou émules qui a créé la démocratie, le communisme, le socialisme. Ce qui les a conçus, fécondés, engendrés, c'est la minorité lettrée, celle qui gouverne toute la France et toute l'Europe depuis un demi-siècle; c'est la minorité lettrée avec sa fausse notion de l'homme, au nom de Descartes.

D'autre part, si l'homme est sain, complet comme il l'était pour les Grecs, comme il l'est aujourd'hui pour la minorité lettrée, pourquoi l'homme de génie, pourquoi l'homme vertueux meurent-ils d'inanition devant des palais où un riche stupide jouit de toute espèce de délices? Évidemment, c'est encore là un désordre, un désordre qui n'existerait pas, s'il y avait de la justice, une justice éternelle, une justice divine, comme on dit.

Ce n'est donc pas non plus Proudhon qui a déclaré la guerre à Dieu, à toute espèce de religion: c'est la minorité lettrée, par sa fausse notion de l'homme. La seule différence qui existe entre la minorité lettrée et Proudhon, c'est que la minorité lettrée a tiré du cartésianisme les prémisses du communisme, du socialisme, etc.; et que Proudhon en a tiré les conséquences qui regardaient la société, comme Spinosa en avait tiré celles qui regardaient l'ontologie.

La minorité lettrée, il est vrai, quand elle fait une œuvre sérieuse par quelqu'un de ses membres, en appelle au sacrifice, en dernière analyse; elle supplie, à mains jointes, qu'on l'accepte. Mais quoi! l'homme n'est-il pas sain, n'est-il pas complet, n'est-il pas fait pour jouir? N'est-ce pas vous qui l'enseignez, par vos théories et vos exemples, depuis trois cents ans bientôt ? Pourquoi donc voulez-vous que l'homme accepte le sacrifice? Dans votre système évidemment, le sacrifice n'a aucune raison d'être. Il n'est qu'un vol fait, aux jours de l'adversité, à une doctrine qu'on dédaigne, aux jours de la prospérité. Les masses ont donc parfaitement raison de rester communistes et socialistes contre vous: car, encore une fois, c'est vous; c'est vous qui avez fait le communisme, le socialisme et tout le reste.

On a cru, dans la minorité lettrée, qu'on pouvait se jouer avec la notion de l'homme; on a agi comme si elle n'était que subalterne, quoiqu'on la présentat ailleurs comme une question principale. On s'est gravement trompé à cet égard. C'est la notion de l'homme qui donne la vie ou la mort aux sociétés. Parle-t-on en effet de l'homme sain, complet, de l'homme au point de vue grec ou cartésien? tout est perdu: le communisme, le socialisme coulent à flots et à torrents dans le monde. Parle-t-on de l'homme, dans le sens contraire, c'est-à-dire de l'homme déchu? tout est sauvé.

Si la France et l'Europe par conséquent sont plongées dans un abîme de désolation, il faut n'accuser qu'un seul coupable; et ce coupable, c'est la minorité lettrée. C'est elle qui en comprenant, en enseignant l'homme tout autrement qu'il n'est, a fait jaillir de sa fausse notion toutes les révolutions et tous les combattants qui épouvantent à bon droit le monde moderne.

Mais la minorité lettrée s'acharne à comprendre, à enseigner l'homme du point de vue grec ou cartésien. Elle croirait déroger en acceptant l'homme tel qu'il est réellement, tel qu'il est dans toute l'histoire, l'homme déchu dans son âme, comme dans son corps. Elle est sûre, dit-elle, de pouvoir suffire à toutes les nécessités modernes, avec certaines affirmations où elle met tous ses efforts, tout son présent, tout son avenir.

Le Nouvel Enseignement Philosophique doit donc enseigner encore de science méthodique, de science certaine, ce que valent ces affirmations.

Mais comment parvenir à ce résultat si désirable pour la jeunesse dont nous nous occupons ici spécialement? C'est en écoutant les organes avoués de la minorité lettrée.

Or, à quoi en appellent-ils surtout?

Ils en appellent :

Aux principes,
A l'égalité,

A la fraternité,

A la liberté,

A la solidarité d'existences et de races,

Au droit au travail,

A la liberté de la presse,

A la loi,

A la littérature,

A l'art,

A l'enseignement gratuit, obligatoire, etc.,

A la civilisation,

Au progrès,

Au génie libéral et révolutionnaire,

A la philosophie.

Ce sont là, par conséquent, les données que nous avons à examiner, à approfondir.

Ces données en effet ne sont pas de celles qui passent, de celles qui cessent d'être dangereuses. Elles ne passeront pas, elle ne cesseront jamais (1)

(1) « Quoiqu'on dise et quoiqu'on fasse maintenant, disait récemment dans » un journal de la Belgique (Emancipation du 3 juin 1849), l'un des écri» vains les plus distingués de notre temps, quelque peu de sincérité que l'on » suppose dans plusieurs des chefs socialistes, tenez pour certain que le » mal fera, chaque jour, des progrès el que de nouveaux périls sortiront tôt ou » tard de cet amalgame impie de la lettre évangélique avec les doctrines les plus » monstrueuses, de la consécration sacrilége du principe qui établit comme con» séquence nécessaire de l'égalité des droits, une sauvage égalité de fait, la chimé» rique participation de tous à un égal bonheur, qui enfin par ce bonheur entend » la complète satisfaction des désirs, et par celle-ci l'accomplissement sur terre » de la parole du Christ. On a vu à diverses époques, dans des pays voisins et >> surtout en Allemagne et en Angleterre, au 16 et au 17° siècles, les effroyables >> résultats de semblables doctrines préconisées dans un jargon mystique: nous » les voyons se produire ainsi pour la première fois en France, à une époque » où le caractère religieux qu'elles usurpent est sans doute moins redoutable » qu'il n'était alors, quoique toujours fort à craindre; et pour garantir la so>> ciété contre leur explosion, la force matérielle est impuissante. Un homme, » aujourd'hui célèbre, l'a reconnu, après un sanglant triomphe: on a vu le » général Cavaignac, vainqueur de la plus terrible insurrection, rendre hom»mage à la puissance de l'idée; il a hautement déclaré celle du sabre inutile à la » comprimer, et il a demandé dans ce but le concours des savants et des philo» sophes (*). » (Emancipation, de Bruxelles, du 3 juin 1849.)

(*) Malheureusement, nous l'avons déjà prouvé, l'Académie des Sciences morales et

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