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étrangère de Mengs et de Winckelmann, et pressant ses flancs presque taris, succombait en jetant ses dernières lueurs de vie et de fécondité dans ce suprême effort d'une rivalité impossible; tandis que la France artistique, comme épuisée de ses débauches d'imagination, passait par un style plus insipide et de non moins mauvais goût, avant de s'incliner froide et décolorée sous le joug de glace du classicisme impérial; ou, poursuivait encore dans l'ordre littéraire, à la fin du dix-huitième siècle, par les brillantes tentatives d'André Chénier, ce que depuis longtemps Carstens avait voulu réaliser pour l'art en Allemagne jeter la pensée moderne dans le moule antique; tandis que l'Angleterre flottait en littérature dans cette voie d'incertitude qui ressemblait tout ensemble à la satiété et au scepticisme; ou, plus heureuse dans l'art, continuait avec éclat l'œuvre de Josué Reynolds; tandis que notre pays lui-même, qu'une plus longue fidélité aux vieilles traditions n'avait pu sauver pourtant de l'invasion des influences étrangères, se traînait, bien qu'à distance, à la remorque des célébrités d'alors — l'Allemagne inaugurait une révolution radicale dans le domaine de l'activité intellectuelle du monde presque entier. Chose singulière, mais que peut expliquer d'ailleurs le génie tout ensemble original et méditatif des races tudesques, deux fois en moins d'un quart de siècle l'Allemagne semblait appelée à prendre l'initiative des réactions les plus opposées; deux fois elle devait donner à l'Europe pensante l'impulsion et le mot d'ordre.

Il n'y avait pas vingt-cinq ans en effet que deux enfants de la Germanie, Raphaël Mengs et sur ses pas l'illustre Winckelmann, le premier par ses tableaux et ses leçons, le second par ses écrits, protestaient des hauteurs de la ville éternelle contre les débauches artistiques du siècle de Louis XV, appelaient tous les hommes d'intelligence et d'énergie au grand œuvre de la rénovation du goût par l'étude raisonnée, approfondie de l'antiquité payenne, et parvenaient à fonder ainsi, presque partout, pour quelque temps du moins, ces écoles froidement puristes dont chacun a pu voir encore les derniers représentants. Et cependant déjà, du sein de cette même Allemagne, surgissait une école nouvelle, inexactement appelée du nom trop exclusif de romantique, et qui devait ouvrir à l'activité intellectuelle des perspectives sinon entièrement neuves, du moins entièrement en dehors du travail des trois derniers siècles. Ajoutons en passant que, sur presque toute la ligne, la Germanie est demeurée au premier rang, où son initiative et la priorité de tenips l'avaient placée.

Mais n'allons pas nous étonner de la rapidité de ces deux révolutions successives, elles n'ont rien que de rationnel.

Doués de cet instinct, de ce sens du beau et de l'idéal qui tourmentent toutes les natures d'élite, Mengs et Winckelmann, puis Carstens après eux, ne purent se défendre d'un immense dégoût à la vue des monstruosités sans nom, accumulées sans art, étalées sans pudeur pendant plus d'un siècle.

La réaction était inévitable, ils en furent les promoteurs et les plus actifs champions. Mais malheureusement leur éducation toute payenne, c'est-àdire grecque et romaine, ne leur permit pas de sortir d'un certain cercle d'idées que nous ne craignons pas d'appeler fausses, en tenant compte du milieu où vit la société depuis le Christianisme. Ils voulurent donc régénérer l'art par l'étude exclusive de l'antique qui l'avait déjà perdu une première fois. C'était vouloir guérir le mal par sa propre cause, demander la vie à un principe de mort, faire en un mot une tentative impossible, condamuée d'avance; l'événement le prouva plus que suffisamment. Il n'est peut-être pas au monde, en effet, une manifestation de l'art plus incomplète, plus radicalement dénuée des premières conditions mêmes de vie, et par là de perfectibilité, que celle qui naquit de ce mouvement. Par horreur d'un naturalisme devenu brutal, les écoles qui en sortirent se jetèrent dans le conventionnel jusqu'à l'impossible, sans atteindre jamais à cet idéal qu'elles s'étaient proposé dans leurs rêves: mirage trompeur qui semblait s'éloigner davantage à mesure que leurs efforts redoublaient pour l'atteindre. Par une étude inintelligente des œuvres de l'antiquité, étude presque toujours partielle, morcelée, et par là même féconde en suppositions gratuites encore plus qu'en observations judicieuses et vraiment utiles, elles se façonnèrent un ensemble d'idées et de principes aussi faux que leur application était malheureuse; et c'est ainsi qu'oublieuses des lois les plus simples, mais en même temps les plus générales, les plus essentielles de la nature et par là même de l'art, elles étayèrent la plupart de leurs théories sur un échafaudage sans base et sans appui. De semblables écoles ne pouvaient exister longtemps; elles devaient crouler au premier souffle d'une légitime réaction.

D'ailleurs quel espoir, en dehors de Rome et de l'Italie où la vue des monuments encore debout et, si nous pouvons le dire ainsi, palpitants au milieu des générations nouvelles, éveille sans cesse le souvenir sinon l'amour de l'antiquité! Quel espoir après une épreuve de trois siècles et qui n'avait abouti qu'à l'abâtardissement du goût et au chaos, d'imposer encore une fois et pour longtemps aux nationalités modernes déjà plus que rassasiées de leur longue servitude au génie étranger d'Athènes et de Rome, l'étude et l'admiration exclusives des œuvres de ce même génie ? C'était là une prétention bien illusoire contre laquelle s'élevaient énergiquement le sentiment national aussi bien que la raison; et leurs protestations, appuyées sur de brillants essais et sur des succès non moins brillants, ne tardèrent pas à paraître au grand jour.

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Cette fois ce fut la littérature qui prit l'initiative dans une voie où l'archéologie et l'art devaient la suivre bientôt après.

En effet, « dès 1773, nous dit M. HIPPOLYTE FORTOUL dans son beau livre » de l'Art en Allemagne, Goethe avait présenté dans son Goetz de Ber»lichingen, sous les formes indépendantes d'une poétique nouvelle, le

» tableau des franchises du vieux temps. En 1781, Schiller composa ses » Brigands pour satisfaire son âme blessée par l'organisation sociale, et pour » justifier par les sentiments les plus hardis et les plus neufs l'affranchisse>ment de l'individualité humaine. Tous les poëtes que l'Allemagne produisit » alors, engagés dans cette voie, s'inspirèrent des mêmes opinions et les » répandirent, chacun selon son génie, les uns dans le cadre des vieilles » légendes nationales, les autres d'une manière plus directe, plus lyrique, » plus passionnée. Ce mouvement eut pour résultat de substituer à la com>munauté de pensées et de formes dans laquelle l'Allemagne avait vécu » avec le reste de l'Europe depuis la Renaissance, la rebellion flagrante du » vieux génie germanique, et à toutes les théories de l'idéal auxquelles le » sentiment personnel avait été contraint jusqu'alors à faire sa soumission, » la souveraineté absolue du génie individuel (1). »

Aux noms de Goethe et de Schiller, cités dans ce passage, il faut ajouter en première ligne, comme promoteurs de ce mouvement, ceux de Louis Tieck, le gracieux poëte, l'un des hommes qui réussit le mieux à faire revivre dans ses vers les vieux chants de la patrie; des frères Frédéric et Wilhelm Schlegel, magnifiques intelligences, dont la vaste érudition n'étouffa jamais l'enthousiasme poétique et l'amour sacré des traditions nationales; puis ceux des frères Sulpice et Melchior Boisserée, qui tournèrent surtout au profit de l'art ces tendances de l'esprit germanique à reconstruire son passé, en réunissant, avec M. Bertram, dans leur maison de Cologne, tout ce qu'ils purent rencontrer de tableaux remarquables des grandes écoles du Moyen Age, non seulement du Bas-Rhin, de Saxe et de Franconie, mais encore de Flandre et de Hollande. Quelques années plus tard, M. Sulpice Boisserée, en publiant son magnifique ouvrage sur la cathédrale de Cologne, l'œuvre architecturale la plus parfaite dans son genre si elle était achevée, élevait un monument d'érudition non moins durable que le splendide édifice auquel il est consacré.

Cependant cette direction nouvelle donnée à la pensée ne pouvait pas aboutir seulement à des œuvres littéraires ou à des travaux d'érudition et d'archéologie. L'attention des esprits méditatifs, éveillée sur l'art du Moyen Age, et en même temps excitée par les chants des poètes et les recherches des savants, devait nécessairement se traduire bientôt, dans l'ordre artistique, en quelques essais empreints des idées du jour. Et hâtons-nous de le dire, des hommes d'élite étaient appelés à leur donner dans ce nouveau domaine de magnifiques développements. Nous ne croyons pas nous tromper en ajoutant même que ce fut là qu'ils atteignirent un degré de perfection plus

(1) Hippolyte ForTOUL, De l'Art en Allemayne, Tome I, p. 251 et 252.

élevé que dans toutes les autres manifestations du génie, et nous sommes heureux de le constater en passant, c'est au Catholicisme seul qu'ils le doivent. Faisant planer, en effet, au dessus de la souveraineté absolue du génie individuel, de la fantaisie purement capricieuse (dont ils surent respecter toujours l'incontestable valeur), l'idéal chrétien, cet idéal qui n'a rien de gênant, de tyrannique, d'anormal, d'arbitraire, parce qu'ainsi que le Christianisme lui-même, il a son type éternel dans la vérité et qu'il répond comme lui aux tendances, aux besoins les plus instinctifs, les plus élevés de notre nature intelligente et sensible, cet idéal si fécond, si multiple, si nous pouvons le dire ainsi, dans son immuable unité, les artistes tudesques que la révolution commencée par Goethe comptait au nombre de ses adeptes, firent remonter l'art d'un seul coup à ces hauteurs souveraines d'où la Renaissance payenne l'avait précipité.

A la tête de cette phalange d'élite se place naturellement, et dans l'ordre de date et dans l'ordre du talent, le grand peintre catholique, l'immortel Overbeck. Cet illustre converti, doué de l'organisation la plus exquise peut-être dont Dieu puisse doter un artiste, semblait prédestiné à réaliser enfin dans le domaine de l'art, l'idéal du sentiment intime, de la pensée profonde, mystique, unis à la beauté des formes sensibles; à agrandir encore ce domaine en associant dans une ineffable synthèse les austères traditions du Nord aux suaves inspirations d'un ciel plus fortuné, à marier enfin la mélancolique Germanie à l'Italie plus souriante, la force à la grâce, sous la double auréole du génie et de la science.

Notre intention n'est pas de rappeler ici les titres de l'illustre Allemand à la reconnaissance, à l'admiration de tous ceux qui voient dans l'art, non seulement une des manifestations les plus élevées de la pensée, mais encore un des moyens les plus puissants de civilisation: nous en avons dit quelques mots ailleurs (1), et nous aurons sans doute encore plus d'une fois l'occasion d'y revenir.

Mais ce qu'il nous importe de constater ici brièvement, pour compléter autant que nous croyons utile à notre but, cette rapide esquisse d'une des plus grandes et des plus fécondes révolutions du travail intellectuel du monde civilisé, c'est la part d'influence qu'y peut revendiquer la politique allemande, influence qui se manifesta particulièrement par les tendances plus restreintes qu'affecta bientôt la nouvelle école.

Les premiers efforts de Goethe et de Schiller n'avaient été pour ainsi dire que l'application, en littérature, des théories d'indépendance qui surgissaient alors de partout et nulle part avec plus de force qu'en France.

(1) Promenade au Salon de Bruxelles, 1818. Revue critique de l'Exposition des BeauxArts, insérée dans la Revue de la Flandre, No de Septembre 1848. Tome III, page 295.

L'affranchissement de la pensée des entraves odieuses accumulées par le classicisme, affranchissement basé d'ailleurs sur le sentiment national, sur un sens délicat de beautés du premier ordre écloses jadis au souffle du génie germanique et en dehors de l'inspiration étrangère d'Athènes et de Rome : voilà donc, croyons-nous, la source première de ce mouvement réactionnaire qui, parti de la Germanie, devait s'étendre bientôt à l'Europe et au monde, modifié seulement et diversement dirigé suivant les impulsions de l'esprit national ou des circonstances purement locales. Mais il n'était pas dans les intentions des deux illustres penseurs (1) de lui donner ce caractère presque exclusif qu'il manifesta bientôt après et qui le distingua pendant quelque temps. Ce fut l'œuvre de la politique.

Écoutons là-dessus l'opinion bien fondée du judicieux critique que nous avons cité plus haut : « ........ Le Romantisme, nous dit M. Hipp. Fortoul, » trouva un puissant aiguillon dans la guerre que Napoléon recommença au» delà du Rhin, au début de ce siècle. Menacé d'être violemment retranché >> du nombre des réalités, l'esprit allemand recueillit toutes ses forces dans cet >> instant solennel. Des penseurs qui avaient accueilli avec enthousiasme les » principes de la révolution française, voulurent les faire servir à la défense » de leur propre nationalité. Mais les princes qui redoutaient le secours de ces » opinions si nelles et si absolues, trouvèrent plus d'avantage à soulever l'Al» lemagne au nom des vagues souvenirs de son passé particulier; sous leur » inspiration, on travailla à recomposer de toutes pièces ce passé oublié, et à » conjurer à la fois le péril de l'invasion et celui des nouvelles théories sociales, » en développant de préférence les instincts individuels du génie germanique (2). » Ceci explique parfaitement les deux tendances principales que l'on put remarquer dès-lors dans la nouvelle école; l'une plus indépendante dans ses allures, ne connaissant d'autres bornes à son activité que les limites mêmes du connu; l'autre se restreignant volontiers dans les cadres plus étroits de certains âges et de certains lieux; tendances que le temps et le travail devaient seuls concilier en les dirigeant.

Cependant l'œuvre des penseurs allemands ne s'était pas limitée aux frontières de la Germanie.

Également fatigués du joug exclusif, arbitrairement imposé, du classicisme payen, de ce joug aussi étranger aux souvenirs nationaux qu'antipathique aux croyances, aux mœurs, aux institutions des peuples modernes, les ouvriers de la pensée, dans presque tous les pays de l'Europe, répondirent par d'honorables efforts, souvent couronnés des plus heureux succès, à l'appel

(1) Le travail consacré par Gathe à Winckelmann et son siècle le prouve suffisam

ment.

(2) De l'art en Allemagne, Tome I, p. 253 et 254.

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