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de l'homme. L'homme n'est ni exclusivement bon, ni exclusivement sain, comme le supposaient les anciens; ni exclusivement méchant, comme le suppose Hobbes; il est tout à la fois méchant et bon. Rousseau peut donc écrire tous les volumes qu'il lui plaît; il peut faire son Contrat social; lui aussi il n'arrivera qu'à quelque grosse erreur comme Hobbes. Et en effet, comme celui-ci, il arrive au despotisme: seulement, c'est par le chemin des chimères qu'il y arrive.

Veut-on savoir en effet à quoi Rousseau ramène sa philosophie politique? Le voici :

<< Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force >> commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun » s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre » qu'auparavant (1). » Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution.

Rousseau est donc tout aussi impuissant que tous ceux qui l'ont précédé et qui n'ont fait de la politique qu'avec leur imagination. Comment gouverner l'homme en effet, quand on ne le connaît pas?

On sentit bien au reste tout ce qui manquait à Philippe de Pot, à La Boétie, à la Satire Ménippée, à Montesquieu, à Hobbes, à Rousseau. Quels furent en effet les idées qu'on évoqua, quand la Constituante eut à faire de la politique sérieuse, de la politique pratique? Sout-ce les finesses, les expédients, les combinaisons indifférentistes de l'auteur de l'Esprit des Lois? Sont-ce les dédains systématiques de Hobbes pour l'homme? Sont-ce les oracles ténébreux de Rousseau ? Non. Les idées dont la Constituante appela le concours, ce sont celles qui brillent le plus au front du Catholicisme, celles que Fénélon mettait implicitement en tête de sa philosophie politique. Et dans quelles circonstances la philosophie politique de la Constituante avait-elle le plus de prestige, le plus d'autorité, le plus d'empire sur les âmes? N'est-ce pas quand elle réalisait des idées catholiques, quand elle égalisait tous les hommes, quand elle détruisait tout ce qui est ou qui semble de nature à les rendre inégaux? N'est-ce pas quand elle protégeait le faible contre le fort, l'opprimé contre le tyran ?

Les préventions que la minorité lettrée oppose au Catholicisme, ne sont donc pas plus fondées avec la philosophie politique, qu'avec la philosophie proprement dite, avec la philosophie des moralistes à la Sénèque, à la Plutarque; avec la philosophie de la littérature le plus en vogue, depuis trois siècles, avec la philosophie de l'érudition.

Or, voilà ce qu'il faut enseigner aux Bucheliers, non pas vaguement, mais

(1) ROUSSEAU, Contrat Social, chap. VI.

avec précision; non pas au hazard, mais avec méthode, avec régularité, à des jours marqués, à des heures fixes, de manière à bien analyser, à bien expliquer ce que nous ne pouvons, ce que nous ne devons qu'indiquer dans cette Revue. Ce qui manque en l'effet à l'éducation philosophique de la jeunesse qui sera plus tard la minorité lettrée, c'est-à-dire, la minorité qui disposera du pays, c'est surtout la science d'ensemble, la science philosophique des principales influences intellectuelles qui ont le plus agi sur la nation française, depuis la Renaissance jusqu'à nous. Telle est donc la science qu'il faut répandre le plus possible aujourd'hui dans l'esprit des générations lettrées. Ici, en effet, est un des plus grands intérêts des temps actuels. Aujourd'hui, il n'y a qu'un seul moyen d'améliorer la France, c'est une plus longue el une plus forte Éducation philosophique.

(Pour être continué.)

QUELQUES PAGES DE CRITIQUE (1)

A PROPOS DES

RECHERCHES BIOGRAPHIQUES DE M. ANDRÉ VAN HASSELT SUR LES VAN DER WEYDEN,

PAR

Josse-B.-J. CELS, Junior, peintre.

I.

Le temps n'est plus, grâce à Dieu, où l'on pouvait se permettre, où il semblait même de bon goût d'affecter un insolent dédain, né de l'ignorance, et pour le Moyen Age, et pour tout ce qui se rattache à cette phase importante de la civilisation, gravitant dans les voies d'un progrès lent, mais continu et sérieux, sous l'aiguillon d'une vitalité puissante et sous l'œil vigilant de la foi. Non, il ne serait plus toléré aujourd'hui, comme il y a à peine cinquante ans encore, de remplacer la discussion par le sourire insultant de la moquerie, ou de porter impunément une main sacrilége et destructrice sur les monuments d'une époque à laquelle on croyait alors faire assez d'honneur en la flétrissant des noms de gothique et de barbare. L'opinion publique mieux éclairée ferait bientôt justice de ces aveux implicites, mais non équivoques, d'ignorance ou de mauvais goût, sous le masque imposteur de la supériorité; et le moindre signe de réprobation qui les attendrait, serait le silence de la pitié, si ce n'est celui du mépris.

On ne se moque plus du Moyen Age, on compte avec lui; on fait plus,

(1) La première partie de ce travail appartient, quant au fond, à un travail plus considérable, que nous préparons sur l'Histoire philosophique de l'Art, et dans lequel elle recevra de nouveaux développements.

on l'étudie, on le fouille, on le scrute dans les monuments de toute nature qu'il nous a légués; et le plus souvent avec cette curiosité pieuse, avec cette vénération d'enfants qui interrogent les reliques des ancêtres. Et comme la vérité finit toujours par se dévoiler à ceux qui la cherchent sincèrement, cette étude consciencieuse du passé arrache à chaque pas des exclamations de surprise, qui se changent très-souvent, la part faite d'ailleurs au blâme juste, impartial, en éloges mérités, en acclamations d'enthousiasme.

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C'est qu'il y a en effet, dans cet ossuaire paternel des anciens âges, de grands et sublimes enseignements à recueillir. Nous commençons enfin à les comprendre; il en était plus que temps.

Aujourd'hui que, l'inquiétude au cœur, les soucis au front, chacun marche d'un pas pressé vers un avenir incertain, vers un idéal inconnu dont l'attrait devient plus irrésistible et le besoin plus pressant à mesure que le présent s'assombrit et nous échappe, des esprits sérieux ont enfin compris cette grande vérité, que le passé et l'avenir sont solidaires l'un de l'autre, que le temps est une chaîne dont les siècles forment les anneaux, et que les maux que nous récoltons en nos jours de profonde perturbation avec une si redoutable abondance, ne sont que les fruits mûrs des idées et des doctrines, jetées comme une semence d'ivraie aux champs des peuples, pendant l'àge précédent. Ils comprennent cela enfin à cette heure où il est trop tard pour arracher l'ivraie qui monte, où il faut, de gré ou de force, la moissonner avec le bon grain qui a levé rare et maigre au milieu de la mauvaise herbe qui envahit tout; et ils se prennent à se demander, si de même que l'influence de trois siècles d'erreurs nous a faits ce que nous sommes, si de même aussi l'on ne pourrait pas trouver dans les âges antérieurs à ces trois siècles, et dont les restes nous révèlent dans leur généralité les tendances si différentes, les éléments d'une réforme pour le présent, d'une régénération complète pour l'avenir?

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Ils le savent, ils l'avouent, les civilisations vraies ne s'improvisent pas plus que les nationalités. On ne les édifie que lentement et à l'aide de principes en conformité plus ou moins parfaite avec notre nature, à l'aide de matériaux déjà existants, puisés dans les entrailles mêmes des institutions antérieures, civiles et politiques. Et voilà pourquoi, si vous voulez faire une œuvre sérieuse et surtout durable, il faut donner à l'avenir la religion pour base et sceller cette base dans les traditions du passé. Toute autre serait anormale et fausse, et porterait ainsi en elle-même son principe de mort. Et plus vous aurez creusé profondément, plus votre œuvre sera douée de force et de vie la hauteur de l'arbre, le nombre et le développement de ses branches, sont en raison directe de la grandeur de ses racines.

Et voilà encore pourquoi les hommes dont nous parlons, tourmentés du mal de l'avenir, si nous pouvons le dire ainsi, mal honorable, parce qu'il est à lui seul une condamnation des fautes antérieures, une protestation contre

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les erreurs du présent, - ces hommes, disons-nous, ne craignent pas, et certes avec un profond bon sens, de demander aux traditions du passé les éléments du magnifique édifice qu'ils ont élevé déjà dans les conceptions solitaires de leur imagination et de leur cœur! Poussés par d'irrésistibles instincts de vérité au-dessus et au-delà des sarcasmes systématiques du dernier siècle et des étranges méprises, que leur sincérité ne saurait excuser, des deux siècles précédents, ils n'ont pas été demander à un passé fourvoyé lui-même le mot d'ordre de l'avenir; mais ils l'ont cherché, et ils le cherchent encore avec une sagacité qui n'a d'égale que leur persévérance, aux sources vives de toute civilisation normale et profonde : dans la foi religieuse, et dans le sentiment national qui ne vit et ne se soutient lui-même si souvent que par elle.

De là, la première place, injustement usurpée par l'antiquité payenne, rendue à des âges, plus rapprochés de nous il est vrai, mais où nous nous sentons croire, aimer, souffrir, espérer, vivre enfin dans la personne de nos ancêtres qui ont cru, aimé, senti les mêmes choses et aux mêmes lieux que nous. De là cette réhabilitation, aujourd'hui presque complète, d'une époque que l'on s'était habitué, tant la cécité était profonde! à persiffler sans prendre la peine seulement de l'étudier; à condamner sans daigner écouter les justes réclamations que les monuments de son génie et de sa foi semblaient adresser du milieu de leur délaissement ou de leurs déplorables mutilations, au peuple que l'ignorance et l'erreur avaient rendu stupide à ce point de les blasphémer en les martyrisant, en les défigurant sous d'ignobles et putrides vêtements de théâtre, taillés dans ce style bâtard auquel Louis XV a légué son nom comme une souillure!

Mais ce retour de la conscience publique sur ses jugements antérieurs, sur ses jugements de trois siècles d'intolérance artistique et littéraire au nom de l'antiquité payenne; ce retour équitable, raisonné vers une époque longtemps méconnue, disons le mot, méprisée par aveuglement et calomniée par calcul au profit de certaines passions et de certaines théories qu'il n'entre pas dans nos intentions de discuter ici; ce retour presqu'unanime aujourd'hui, ne se manifesta point en même temps chez toutes les grandes nations de l'Europe occidentale. Et il ne sera peut-être pas hors de propos ni sans intérêt de rappeler ici rapidement les principales phases de ce mouvement réactionnaire.

Comme celui qui l'avait précédé, c'est de l'Allemagne qu'il devait partir, C'est là que, favorisé par les circonstances, il devait déjà porter des fruits nombreux et brillants avant que les autres nationalités européennes secouassent à son exemple le joug du classicisme payen.

C'est ainsi que, tandis que l'Italie, cette terre abâtardie par la volupté, usée dans les stériles étreintes d'une lutte aussi oiseuse qu'inopportune contre la forme et l'idéal antique, descendait une dernière fois dans l'arène à la voix

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