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pologiques et théologiques; ils expriment hautement les leurs, dans des livres où l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer, de la beauté du style ou de la vigueur de l'idée. Ainsi en parlant de l'homme, M. Damiron parle de gráce, d'épreuve, de récompense, de peine (1) dont ne s'occupe presque pas la philosophie des colléges; M. Vacherot, M. Jules Simon reconnaissent que la notion la plus profonde et la plus élevée de Dieu est dans le Christianisme. M. Vacherot, M. Jules Simon, M. Damiron sont donc, encore une fois, hors du monde cartésien sur les questions « qui sont le centre de tout et de qui tout dépend. » Le plus coupable et peut-être le plus puissant de cette noble triade va jusqu'à s'incliner de respect, non seulement devant l'homme et le Dieu chrétien, mais devant le dogme, devant les livres, devant les conciles, devant la hiérarchie de l'Église. Les trois philosophes, en un mot, le plus haut placés dans l'Université de France sont dans une anthropologie; dans une théodicée tout autre que l'anthropologie, la théodicée de la philosophie propre à l'instruction secondaire. Ils tendent bien plus à spécialiser leur foi, qu'ils n'acceptent tous les cultes; ils tendent bien plus à se rencontrer avec les plus grandes traditions de l'humanité, qu'à s'oublier dans des impasses ou dans des chemins de traverse. Ils appartiennent beaucoup plus, du moins implicitement, au Christ, à la croyance de leurs pères, qu'à l'Éléatisme ancien ou moderne. Ce sont eux, ce sont ces hommes éminents qui ont donné le signal de départ pour de nouvelles terres philosophiques; et il n'y a plus qu'à les comprendre dans ce qu'ils disent, dans ce qu'ils taisent ou dans ce qui ne serait encore qu'indécis dans leur intelligence. Nous avons donc de plus en plus raison de le dire, seul, le cartésianisme ne suffit plus. aux études philosophiques de la jeunesse. Le cartésianisme peut conduire à une doctrine; il peut mettre l'esprit en rapport avec toutes les vérités; mais il n'est ni ne peut être une doctrine.

Dans le siècle de Descartes, il y eut deux hommes qui se livrèrent aux études philosophiques avec succès l'un est Gassendi, l'autre Malebranche. Ces deux hommes réalisent-ils mieux que Descartes l'idée d'une doctrine satisfaisante, d'une doctrine complète, d'une doctrine en rapport avec les besoins de la société ? Évidemment non. Malgré d'excellentes intentions et une droiture parfaite, Gassendi ne fit que régulariser et agrandir le sensualisme que nous trouvons déjà çà et là dans Rabelais, dans Charron, bien avant Locke et Condillac. Malebranche, avec le plus beau génie métaphysique qui ait honoré la France d'alors, finit par n'aboutir qu'à un résultat très-connu dans la philosophie indoue, c'est-à-dire, au fatalisme et au Panthéisme.

(1) DAMIRON, Philos. au XVIIe siècle, Tome 1!, p. 792.

Le plus grand siècle de la France, le 17° siècle (1), n'a donc rien produit qu'on puisse comparer comme doctrine, et même de très-loin, au Catholicisme.

Le siècle de Voltaire pourtant va s'ouvrir.

La minorité lettrée trouvera-t-elle ici plus de moyens de justifier ses préventions contre le spiritualisme inclus dans certaines notions philosophiques, notions communs au Catholicisme? Écoutons M. Damiron :

« Dès que le 18° siècle fut assez avancé pour avoir son esprit, ses principes, sa doctrine, dit ce savant professeur, le sensualisme fut sa philo» sophie..... Voltaire comme poëte, si ce n'est comme philosophe, comme » écrivain de génie, si ce n'est comme auteur polémique, Voltaire en un mot, >> selon son cœur et dans son amour de l'humanité, eut des inspirations et » des sentimens qui n'allaient pas au matérialisme. Montesquieu comme >> publiciste, Rousseau comme moraliste eurent des vues du même genre. » Mais ce n'étaient là que des échappées, et pour ainsi dire des rayons qui, » épars et sans foyer, se perdaient dans les fonds d'idées qui dominaient tous les » esprits. La philosophie règnante n'en était pas moins celle de la sensation; » elle s'étendait partout (2). »

Or, est-ce avec la philosophie de la sensation que la minorité lettrée pouvait se dédommager de la perte, de l'abandon ou du mépris du Catholicisme? Qui oserait soutenir une pareille opinion?

Sans aucun doute, le dix-huitième siècle fut une époque d'une prodigieuse activité d'esprit. Le projet d'une Encyclopédie, tel qu'il est exposé dans Diderot suffirait seul pour le prouver. Mais quel siècle que celui où Voltaire fait Zaire et le Dictionnaire philosophique, où Diderot fait son Essai sur le mérite, et la vertu, et Jacques le Fataliste, la Religieuse, etc.; où J. Jacques Rousseau écrit ses belles pages sur l'Évangile et ses Lettres de la Montagne. Quel siècle où Condillac, Helvetius, d'Holbach, La Mettrie Raynal et une foule d'autres peuvent être considérés comme dignes de prendre part à toutes les gloires philosophiques! Qu'on ne parle donc pas des doctrines de cette période historique, car ces doctrines et celles qui les suivirent furent telles que la réaction cartésienne fut le plus grand bienfait public, à l'époque où elle eut lieu.

Ce n'est donc pas non plus dans la philosophie proprement dite que la minorité lettrée peut trouver de quoi justifier ses préjugés et ses préventions contre le spiritualisme catholique.

Parmi les idées néanmoins qui ont obtenu le plus d'influence en France, il

(1) Pour bien juger l'École cartésienne il n'y a qu'à étendre le point de vue critique de M. Damiron et de M. Francisque Bouillier sur cette École. (2) Philosophie du 19° siècle, page 24.

en est une qui a eu plus de succès encore que toutes les autres, c'est l'idée politique. Il n'est presque personne, surtout dans la minorité lettrée, qui ne s'en soit occupé. La politique est devenue une mode, une passion, une fureur pour tous les esprits, et il en sera toujours ainsi chez les peuples qui auront le don de la parole. Mais la philosophie de la politique a-t-elle donné une doctrine, plus que la philosophie de l'érudition, de la littérature, plus que la philosophie pure elle-même? C'est ce qu'il faut examiner maintenant. Déjà aux États-Généraux de 1484, un seigneur bourguignon, Philippe de Pot, après la mort de Louis XI, avait soutenu cette thèse que les Rois étaient faits pour les peuples et non les peuples pour les Rois. Une fois l'élan donné, arrive un jeune homme d'une imagination ardente, mais sans aucune expérience des choses de ce monde, La Boétie, un ami chéri de Montaigne, qui paraphrase la pensée de Philippe de Pot avec une verve sans exemple. La Satire Ménippée exagère encore cet ordre d'idées. La philosophie politique la plus en faveur n'est donc jusqu'au 17° siècle qu'une pastiche d'Athènes et de Rome. Il en fut d'elle ce qu'il en avait été de l'érudition, de la littérature et de la philosophie proprement dite.

Jusqu'ici par conséquent, la minorité lettrée n'avance pas non plus en politique; elle rétrograde de seize ou vingt siècles: elle revient au point de vue qu'avait tant raillé le génie de Socrate et de Platon dans la personne des sophistes.

Rien de mieux que d'aimer la liberté, d'en appeler à la liberté; mais si les tribuns ont besoin de garanties morales contre les Rois, les peuples ont besoin de ces mêmes garanties contre les tribuns; et il n'y en avait pas plus au 16° siècle, qu'il n'y en avait eu chez les démocrates, chez les Gracques de l'antiquité.

La philosophie politique ne fut donc tout d'abord en France qu'une pensée turbulente comme celle du paganisme classique, et tout aussi vaine que celle-ci.

Dans le 17° siècle, Bossuet voulut faire prévaloir une idée différente. Il composa sa Politique sacrée. Mais il en était de Bossuet comme de Descartes : il ne comprit nullement la liberté politique. On ne peut donc pas plus se rallier à Bossuet qu'à La Boétie. Celui-ci n'était qu'un payen, et Bossuet voulait l'impossible.

Il n'y eut qu'un homme important au 17° siècle, qui comprit la liberté; ce fut Fénélon :

« Le plus libre de tous les hommes, dit Télémaque, d'après Mentor, est >> celui qui peut être libre dans l'esclavage même. En quelques pays et en » quelque condition qu'on soit, on est très-libre, pourvu qu'on craigne les » Dieux et qu'on ne craigne qu'eux. En un mot, l'homme véritablement libre » est celui qui, dégagé de toute crainte et de tout désir, n'est soumis qu'aux » Dieux et à sa raison.

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Le plus malheureux de tous les hommes est un Roi qui croit être » heureux en rendant les autres hommes misérables.

...

>>> Jamais aucun peuple n'a eu un Roi conquérant, sans avoir beaucoup » souffert de son ambition.

» ... Le rempart le plus sûr d'un État est la justice, la modération, la >> bonne foi et l'assurance où sont vos voisins que vous êtes incapables » d'usurper leurs terres.

...

>> Les Rois s'imaginent n'avoir rien à craindre à cause de leur éléva» tion au-dessus du reste des hommes, et c'est leur élévation même qui fait » qu'ils ont tout à craindre. »

Et l'on ne finirait pas si l'on voulait citer tout ce qu'il y a de sérieusement démocratique dans le Télémaque.

Fénélon mérite donc une place tout à fait à part quand on le considère dans ses rapports avec l'ordre politique : c'est lui qui est le père intellectuel de tous ceux qui aiment la liberté dans les principes réels et non point dans des fictions. Mais on avait été si contraint sous le long règne et surtout dans les dernières années du grand monarque, qu'on voulait du changement à tout prix, dans les idées comme dans la forme de tout ce qui se rapportait à la politique (1). Montesquieu publia ses Lettres Persanes, six ans après la mort de Louis XIV, c'est-à-dire en 1721.

En apparence, cet ouvrage n'était que frivole. En réalité, il détruisait toute la société. Lisez les Lettres Persanes avec réflexion, vous y verrez toutes les idées principales que nous avons rencontrées dans Rabelais, Montaigne, Charron et dont tout le dix-huitième va se faire honneur et gloire. Sensualisme, scepticisme, mépris de la papauté, du clergé, de l'Église, des casuistes, des moines, de la royauté; religion naturelle, persifflage, moquerie contre tout ce qu'il y avait eu, contre tout ce qu'il y a de plus vénérable; apothéose de la raison, fausse liberté; tout est là sous les formes les plus délicates, les plus gracieuses, les plus séduisantes. Montesquieu ici, c'est Rabelais retourné.

Montesquieu va donc lui aussi infiniment plus au paganisme qu'à Fénélon; et il reste payen, même dans son livre le plus fameux, dans l'Esprit des Lois. Ici en effet, il procède encore bien plus de la Politique d'Aristote que du Télémaque.

La philosophie politique comme celle de Fénélon rentre donc dans le spiritualisme catholique; l'autre, comme celle de Philippe de Pot, de La Boétie et de Montesquieu se rattache au paganisme. Il n'y a donc rien à attendre, en matière de doctrine, des hommes qu'on a le plus vantés, le plus fêtés

(1) Vie de Philippe d'Orléans, par M. L. M. D. M. Tome I, page 148.

dans la minorité lettrée. En dehors de Fénélon, tous ne représentent en définitive qu'une pensée contradictoire, inconciliable avec la civilisation moderne.

La minorité lettrée pourra-t-elle mieux justifier ses préventions contre ce qui rappelle plus ou moins le Catholicisme, avec Rousseau qu'avec Montesquieu ? Non.

Mais pour bien comprendre Rousseau, il faut comprendre Hobbes: Rousseau n'est que Hobbes en sens contraire. Tâchons donc de nous initier à la pensée la plus significative de celui-ci.

En 1655, l'Anglais Hobbes s'exprimait ainsi dans une Epitre dédicatoire au comte de Devon :

« La science physique est récente; mais la philosophie politique est plus » récente encore : elle date du livre que j'ai écrit sous ce titre : Du Citoyen » (De Cive). »

Hobbes se présente donc comme s'il avait créé la philosophie de la politique.

Or, comment Hobbes comprend-il l'homme? C'est toujours par cette question qu'il faut commencer, quand il s'agit de science morale ou sociale. Écoutons-le lui-même, dans l'ouvrage De la Nature humaine, qui parut pour la première fois en 1640 et qui fut traduit en français :

<< La nature humaine, dit Hobbes, est la somme de ses facultés naturelles, >> telles que la nutrition, le mouvement, la génération, la sensibilité, la >> raison. Nous nous accordons, tous, à nommer ces facultés naturelles : >> elles sont renfermées dans la notion de l'homme que l'on définit un animal >> raisonnable. >>

D'un autre côté et d'après le De Cive, l'homme est un être essentiellement méchant, un être qui n'est en société que par intérêt; et tout ce livre dont nous parlons est fondé avec une imperturbable logique sur cette idée.

Hobbes part donc, aussi, d'une anthropologie absolument différente de celle que fournit l'observation indépendante, de celle qu'a implicitement formulée M. Vacherot, de celle qui est dans le Catholicisme.

Or, où va Hobbes? Au despotisme le plus insolent qui ait jamais étonné l'humanité.

Hobbes pouvait done avoir d'excellentes intentions, quand il créait la philosophie politique, et dans ses rapports avec le désordre de son siècle, mais il n'avait enfanté qu'une théorie monstrueuse pour la dignité humaine.

Rousseau sera-t-il plus heureux que Hobbes? Comment comprend-il l'homme? Il le comprend comme bon, à la façon de Socrate, de Xénophon, de Descartes philosophe il le comprend en sens inverse de Hobbes et tout autrement que Montaigne et Charron. Rousseau se trompe donc sur la notion

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