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» jamais aucune chose pour vraie qu'on ne la connût évidemment être telle (1),» que dit-il, quand il songe à se donner une morale? Il n'y a qu'à l'écouter lui-même :

« Afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que >> la raison m'obligerait de l'être en mes jugemens, et que je ne laissasse >> pas de vivre dès-lors le plus heureusement que je pourrais, je me formai >> une morale par provision (2) qui ne consistait qu'en trois ou quatre >> maximes dont je veux bien vous faire part.

» La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, rete>> nant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être >> instruit, dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose, suivant >> les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent >> communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec les» quels j'aurais à vivre. »

Descartes se donne donc une morale provisoire, lui pourtant qui ne devait d'après ses principes n'accepter pour vrai que ce que la raison lui démontrait être vrai. Nous ne sommes donc nullement étonné du jugement porté sur la morale de Descartes par un des professeurs de philosophie les plus estimés du jour.

« Dans son discours de la Méthode, dit M. Jouve (3), Descartes mit en » état de suspicion toutes les croyances que nous devons à l'autorité, pour >> ne les admettre qu'après leur avoir fait subir le contrôle de la raison. » Mais quand il réserva sans la soumettre au doute une morale provisoire, » ce n'était là que l'inconséquence d'une conscience honnête et effrayée. Cette » morale, d'où venait-elle et de quel droit s'imposait-elle? »

Mais Descartes ne se bornait pas là. Il n'a eu aucune espèce d'idée des libertés politiques, aucune espèce d'idée des rapports inévitables qui existent entre les doctrines et le monde social. Ainsi, Descartes ne veut admettre que l'évidence, ce que la raison lui démontre être vrai; et il a une espèce d'horreur religieuse de toute espèce de mouvement, de toute espèce de progrès politique. Il va si loin dans cette voie qu'on pourrait le croire prêt à accepter, même le despotisme, quel qu'il fût.

« Je crus fermement, dit-il, que, par ce moyen je réussirais à conduire >> ma vie beaucoup mieux que si je ne bâtissais que sur de vieux fondements, » et que je ne m'appuyasse que sur les principes que je m'étais laissé per

(1) Méthode, édition de M. Cousin, page 141.
(2) Méthode, 3° partie, page 146-7, Tome I.
(3) Jouve, Logique, page 370.

› suader en ma jeunesse, sans avoir jamais examiné s'ils étaient vrais. Car » bien que je remarquasse en ceci diverses difficultés, elles n'étaient point » toutefois sans remède, ni comparables à celles qui se trouvent en la réfor» mation des moindres choses qui touchent le public. Ces grands corps sont trop » malaisés à relever, estant abattus ou même à retenir étant ébranlés, et » leurs chutes ne peuvent être que très-rudes. Puis pour leurs imperfections, » s'ils en ont, comme la seule diversité qui est entre eux suffit pour assurer que » plusieurs en ont, l'usage les a sans doute fort adoucies, et même il en a évité » ou corrigé insensiblement quantité, auxquelles on ne pourrait si bien pour» voir par prudence; et enfin elles sont toujours quasi plus supportables que » ne serait leur changement; en même façon que les grands chemins, qui » tournoient entre des montagnes, deviennent peu à peu si unis et si com» modes, à force d'être fréquentés, qu'il est beaucoup meilleur de les suivre » que d'entreprendre d'aller plus droit, en grimpant au-dessus des rochers et > descendant jusques aux bas des précipices.

>> C'est pourquoi, je ne saurais aucunement approuver ces humeurs brouil» lonnes el inquiètes, qui, n'étant appelées ni par leur naissance ni par leur » fortune au maniement des affaires publiques, ne laissent pas d'y faire toujours » en idée quelque nouvelle réformation; et si je pensais qu'il y eût la moindre » chose en cet écrit par laquelle on me pût soupçonner de celle folie, je serais » très-marry de souffrir qu'il fût publié. Jamais mon dessein ne s'étendra » plus avant que de tacher à réformer mes propres pensées et de bâtir dans un ̧» fonds qui est tout à moi. (1) »

Sans contredit les Carbonari, les sociétés sécrètes ont fait des difficultés innombrables, des difficultés telles qu'elles empêcheront longtemps encore la France d'être ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être, c'est-à-dire la nation prépondérante de l'Europe. Leurs humeurs brouillonnes et inquiètes ont failli perdre leur pays. Aujourd'hui quand tous ces hommes viennent à réfléchir solitairement sur leur passé, ils doivent comprendre, et ils comprennent tout le mal qu'ils ont causé. Sous ce rapport, on peut être tout à fait de l'avis de Descartes. Mais ne vouloir jamais rien changer dans les États, ne vouloir livrer le maniement des affaires qu'à certains hommes, par cela seul qu'ils sont nés ou qu'ils sont riches, était évidemment une idée inférieure. D'une part en effet, cette idée n'était que la consécration des Gouvernements même les plus détestables; de l'autre, elle n'était qu'un plagiat de cette civilisation où il n'y avait de citoyens que les hommes riches, les hommes de loisir, comme à Athènes.

Mais quoi! dit-on, Bossuet et Fénélon furent cartésiens; tous les grands.

(1) Méthode.

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hommes du dix-septième siècle le furent plus ou moins; et aujourd'hui le cartésianisme ne suffirait plus!

Voici notre réponse.

Suivant nous d'abord le premier devoir d'un philosophe, c'est d'être loyal. Avec de la loyauté on peut toujours s'entendre sans loyauté, on ne fait que compromettre la majesté de la philosophie.

Or, nous le demandons aux hommes et aux juges regardés comme les plus compétents du camp spéculatif, quand Bossuet et Fénélon écrivaient, l'un, la Connaissance de Dieu et de soi-même; l'autre, le Traité de l'existence de Dieu, ces deux prélats faisaient-ils pour eux une œuvre capitale (1)? Évidemment non. Quand Bossuet et Fénélon faisaient leur traité de philosophie, ils ne faisaient qu'une œuvre secondaire pour eux; ils cédaient tout simplement à une nécessité de position. Partout on parlait de cartésianisme; en France, l'esprit et la mode vont vite; il fallait enseigner le cartésianisme au Dauphin et au duc de Bourgogne, au même titre qu'il fallait leur enseigner l'histoire (2). Or, des hommes graves comme Bossuet et Fénélon ne pouvaient ni ne devaient rien faire qu'avec soin, avec un soin en rapport avec la grandeur de la mission qui leur était confiée, en rapport avec l'illustration des personnages qu'ils instruisaient. Là est, suivant nous, ce qui explique la perfection des deux ouvrages que nous venons de citer sous le rapport du style. Notons en effet, que ces deux génies, pourtant si originaux, n'ont presque rien mis d'eux-mêmes dans ces ouvrages.

Bossuet et Fénélon ne sont donc pas cartésiens avec l'ardeur, avec la foi (3) qu'on leur attribue; ils sont cartésiens comme des Docteurs de l'Église, c'est

(1) « Il y a, dit M. Damiron, plus d'une sorte de cartésiens. Il y a ceux qui le sont comme Descartes lui-même, tels que Rohault, Régis, de la Forge et Clauberg, et ceux qui le sont avec des différences, d'où, quand il y a du génie au fond, naissent des systêmes originaux, tels sont Spinosa, Malebranche et Leibnitz enfin, il y a ceux qui le sont encore comme le maître, mais avec des réserves qu'ils tirent de la théologie, et en vertu desquelles ils forment une classe particulière dans l'École cartésienne: Ainsi Arnauld, Boursier, Fénélon et Bossuet.

Essai sur l'Histoire de la Philosophie au 17° siècle, page 671.

(2) En 1670, dit M. Bouillet, (à l'art. Bossuet) Bossuet fut nommé précepteur du Dauphin; il composa pour son royal élève entre autres ouvrages le Discours sur l'Histoire universelle, dans lequel, après avoir présenté un résumé rapide des événements, il en cherche la raison dans les desseins de Dieu sur son Église; et le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, dans lequel il suit en général la doctrine de Descartes. (page 241.)

(3) Le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, fut trouvé manuscrit dans les papiers de Fénélon, tellement qu'on crut un moment qu'il était de Fénélon lui-même. Mais on sut bientôt qu'il lui venait de Bossuet, qui le lui avait communiqué à sa demande, pour l'éducation du duc de Bourgogne. (Damiron, Philosophie au 17e siècle, page 713.)

à-dire comme des hommes qui ne se doutent pas même qu'il puisse jamais venir à l'idée de qui que ce soit de préférer le cartésianisme à la doctrine chrétienne; qui s'occupent de la philosophie nouvelle alors, comme d'un accident digne de leur estime, de leur attention, de leur étude, de celle de leurs royaux disciples, mais nullement de leur foi principale. Ce qui le prouve, c'est ce que nous dit M. Damiron de l'indifférence de Bossuet et de Fénélon pour leurs ouvrages de philosophie.

<«< Un trait commun qu'on peut remarquer entre Bossuet et Fénélon, dit ce » savant professeur, c'est que ni l'un ni l'autre ne composèrent leurs ouvrages » de philosophie, comme au reste la plupart (1) de leurs autres écrits, pour être » publiés. Ainsi en ce qui regarde Fénélon, on sait que ses Lettres sur la » métaphysique, adressées au duc d'Orléans, sa Réfutation du système du » P. Malebranche, et enfin son Traité de l'existence de Dieu, ou ne parurent » pas de son vivant, ou parurent contre son aveu et seulement en partie (2). » Du reste, écoutons Bossuet lui-même, parlant du cartésianisme :

« Je vois, dit-il, un grand combat se préparer sous le nom de philosophie » cartésienne. Je vois naître de son sein et de ses principes, à mon avis mal >> entendus, plus d'une hérésie, et je prévois que les conséquences que l'on » en tire contre les dogmes que nos pères ont tenus, la vont rendre odieuse > et feront perdre à l'Église tout le fruit qu'elle en pouvait espérer pour éta» blir dans l'esprit des philosophes la divinité et l'immortalité de l'âme. » De ces mêmes principes mal entendus, un autre inconvénient semble gagner » sensiblement les esprits, car sous prétexte qu'il ne faut admettre que ce que » l'on entend très-clairement (ce qui réduit à certaines bornes est très-véri» table), chacun se donne la liberté de dire, j'entends ceci, j'entends cela. » Mais supposons même que Bossuet et Fénélon aient été cartésiens, comme le disent quelques modernes ; qu'importe ?

Descartes a-t-il été conséquent avec lui-même sur la notion de l'homme et de Dieu ? Non. Il a traité l'homme en religion, tout autrement qu'en philosophie, et comme si ces notions n'impliquaient aucune espèce d'engagement vis-à-vis des sociétés.

A-t-il été conséquent avec lui-même, relativement à la morale? Non, car il a déserté ses propres principes pour se faire une morale de provision. A-t-il été conséquent avec lui-même, relativement aux libertés politiques? Non, car après n'avoir voulu relever que de sa raison en tout, il l'a volontiers inclinée même devant le despotisme.

(1) La plupart de leurs œuvres secondaires, entendous-nous. (2) DAMIRON, Philos. au XVIIe siècle, Fénélon, p. 715.

Descartes a donc manqué l'anthropologie.

Il a manqué la théodicée.

Il a manqué la morale.

Il a manqué la notion politique.

Il est resté d'ailleurs absolument étranger à l'art, quoiqu'il ait accompli son œuvre dans le pays le plus artiste de l'Europe.

Il est donc tout simple, et ceci soit dit sans rien forcer, sans rien exagérer, sans cesser même d'avoir le plus profond respect pour Descartes, que Descartes ne soit pas le philosophe définitif, le philosophe complet (1) de la civilisation moderne.

La minorité lettrée ne saurait donc opposer des fins de non recevoir au Catholicisme, en évoquant l'ombre de Descartes. Descartes, en effet, est au moins dans une toute autre voie que celle où gravite le monde moderne.

On peut s'applaudir sans réserve que le spiritualisme cartésien ait renversé des abus de scolastique; que deux cents ans après, il se soit substitué ou il ait été substitué par Royer-Collard et quelques-uns de ses plus intimes amis à la philosophie sensualiste et à l'empire de l'épée. On peut s'applaudir qu'il ait présidé ensuite à l'enseignement de la psychologie, de la logique, de la morale, de la théodicée. Dans un temps où il s'est écoulé tant de fausses idées, où il a fallu tant ménager les esprits, et où l'on est si disposé à vivre en matérialiste, en sceptique, en fataliste, en athée, le spiritualisme cartésien était un bienfait public. Il a prouvé et il prouve au moins sans éveiller d'ombrage, que nous sommes formés d'une âme et d'un corps; que nous sommes faits pour la certitude, et non point pour le scepticisme; que nous sommes libres, et non point soumis à des lois, comme les pierres et les rocs des vallées; que nous allons à Dieu et non point au néant. Le cartésianisme a été, est donc, relativement, une excellente donnée pour le passé, pour le présent; et encore une fois l'on doit des remercîments à ceux qui ont cherché à le répandre, autant que le comportent le peu de durée des études philosophiques et certaines pressions politiques. Mais qu'on ne l'oublie pas, pour la notion de l'homme et de Dieu, c'est-à-dire, pour les deux notions les plus virtuelles de la philosophie, pour celles qui décident de tout, M. Vacherot, M. Jules Simon, M. Damiron ne sont pas avec Descartes. Ils ne s'inquiètent pas si l'État et la liberté des cultes permettent ou non d'exprimer des préférences anthro

(1) Il serait à désirer qu'un homme écouté par exemple comme M. Thiers, proposât à l'Académie pour sujet de concours :

- Descartes considéré dans ses rapports avec les besoins du 19° siècle. Suivant nous, M. Thiers, en faisant accepter ce sujet, rendrait à son pays un service bien plus grand encore que celui qu'il lui a reudu en publiant son beau travail sur la propriété.

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