Page images
PDF
EPUB

milieu de toute espèce de contradictions, pour finir par un scepticisme qui ne cède en rien à celui de Montaigne.

Ainsi à entendre Charron parler de l'homme, le diviser en esprit, âme et chair, on croit avoir devant soi un spiritualiste décidé. Or, il n'en est rien. Pour Charron, « toute recognoissance s'achemine en nous par les sens. Ce » sont nos premiers maistres: elle se commence par eux et se résout en >> eux. Ils sont le commencement et la fin de tout. » « L'action de l'âme » raisonnable dépend du tempérament du cerveau, tempérament qui est » chaud, froid, sec ou humide. »> « Le froid, dit-il, ne vaut rien, n'est » point actif et ne sert qu'à empêcher tous les mouvements et fonctions de » l'âme. »

De même, à entendre Charron nous parler quelquefois de la religion et de l'Eglise, on croirait avoir devant soi un homme qui évitera de porter la moindre atteinte à la Religion et à l'Église. Le fait est que c'est lui qui ouvre systématiquement l'attaque et contre la Religion et contre l'Église.

D'après Charron en effet, « toutes les religions se ressemblent; elles ont » mêmes principes et mêmes fondements, s'accordent en thèse, tiennent » même progrès et marchent du même pied. Toutes sont nées dans le » même climat; toutes ont des miracles, des prodiges, des oracles, des » mystères sacrés, de saints prophètes, des jours de fêtes, certains articles » de foi et croyances nécessaires au salut. Toutes ont commencé modeste» ment, mais peu à peu avec des fictions mises en avant ont prins pied et se » sont authorisées tellement que toutes sont tenues avec affirmation et dévo» tion, voyre les absurdes. » Charron est le père de tous les esprits forts du XVIIIe siècle.

Mais pénétrons plus avant.

Où sont les affections de Charron? Là où sont les affections de Montaigne. Dans sa préface, il avoue lui-même « qu'il a questé par cij par là et tiré la >> pluspart des matériaux de cest ouvrage (De la Sagesse), des meilleurs >> auteurs qui ont traicté cette matière morale et politique. » Et où a-t-il quêté surtout? C'est lui qui nous en instruit, chez Sénèque, Plutarque et chez Montaigne.

Sénèque, Plutarque et Montaigne, voilà donc les maîtres par excellence de Charron. Charron est donc aussi payen que son prédécesseur par les prédilections de son intelligence. Il le prouve du reste plus positivement encore. A voir, dans ses divisions, son livre le plus philosophique, on dirait un livre fait par un stoïcien.

Il en est donc de Charron comme de Montaigne. Eu apparence et suivant quelques tendances, il marche à la vérité; en réalité, il s'en éloigne; il s'en éloigne si bien que le théologien finit par annuler devant le paganisme, toute la vertu du Christianisme qu'il devrait préférer à tout.

Mais s'arrêtera-t-il là? Non. Que faut-il faire, d'après Charron, pour

acquérir la sagesse? Il faut avoir ce que voulait plus tard Descartes : une pleine, entière et généreuse liberté d'esprit.

« C'est faiblesse et sottise niaise, dit-il, de se laisser mener comme buffles, >>> croire et recevoir toutes impressions. » Quelle est donc la meilleure méthode à suivre pour que l'esprit soit dans une bonne condition? « C'est de >> retenir en surséance son jugement, d'arrêter son esprit dans les barrières » de sa considération, d'examiner, de juger, poiser toutes choses, sans » s'obliger ou s'engager à opinions aucune, sans résoudre ou déterminer ni » se coiffer ou espouser aucune chose. »>

Le doute, la suspension du jugement, tel est donc le grand moyen pour Charron comme plus tard pour Descartes, de parvenir à la sagesse, et la preudhomie est la première règle de cette sagesse. Et quels sont les caractères de la preudhomie? « Elle est sage, libre, franche, masle, généreuse, » riante, joyeuse, égale, uniforme, etc., etc. » Quel en est le ressort? C'est la loi de nature, c'est-à-dire « l'équité et raison universelle qui luit et esclaire >> en un chacun de nous, lumière naturelle qui est un éclair et rayon de la » divinité, une défluxion et dépendance de la loij éternelle et divine.

Mais l'homme peut-il compter sur la raison? Non, suivant Charron, et ceci se prouve par une foule de passages qu'il serait trop long de citer ici.

Charron abat donc d'une main ce qu'il élève de l'autre et nous jette ainsi dans un scepticisme pire encore que celui de Montaigne. Le scepticisme de Montaigne en effet est celui d'un homme « qui ne s'est jamais rongé les >> ongles à étudier Aristote, qui ne s'est jamais opiniâtré après une science » quelconque, qui n'a pas de plan dans ses desseins parce qu'il est ignorant. » Le scepticisme de Charron est celui d'un théologien, d'un homme grave; il n'en est que plus méthodique et par cela même plus dangereux.

Ainsi avec les érudits, Rabelais, Montaigne, Charron, c'est-à-dire, avec les hommes qui exercèrent le plus d'influence sur la minorité lettrée du seizième siècle, la civilisation n'était pas en progrès : elle reculait jusqu'au paganisme. Ce n'est ni avec des gloses, ni avec des railleries, ni avec de l'idolâtrie stoïcienne, ni avec du scepticisme qu'on fait de la civilisation, c'est avec une doctrine qui embrasse l'homme tout entier. Et voilà ce que semblèrent ignorer encore et ceux dont nous venons de parler, et les auteurs de la Satire ménippée, et les écrivains de cette époque qui laissèrent des Mémoires ou des livres plus ou moins hostiles au Catholicisme, et tous ceux qui les imitèrent de près ou de loin.

La minorité lettrée cependant ne fit pas seulement cortége à tous les hommes dont nous venons de parler; elle applaudit aussi à la philosophie littéraire de cette époque. Or, quel fut le résultat de son engouement?

Avec Joachim Du Bellay, elle prosterne la France devant les exemplaires grecs et latins; elle veut qu'on regarde comme non avenues toutes les

vieilles poésies françaises; elle veut qu'on imite Martial, Ovide, Tibulle, Properce.

Avec Ronsard et la Pléiade, elle supprime la littérature des Troubadours, des Trouvères, les Mystères, les Moralités, les Farces, les Soties, les Chansons, etc., etc., genres essentiellement nationaux. Elle n'a de sympathie, d'admiration que pour l'ode et l'épopée.

Avec Jodelle et d'autres elle n'estima que la Tragédie et la Comédie.

L'idée par conséquent, la philosophie de la minorité lettrée à l'égard de la littérature fut encore plus payenne ou tout ou moins aussi payenne que celle qui avait inspiré les érudits et les moralistes. L'impulsion payenne fut même telle qu'elle traversa, triomphante, le seizième, le dix-septième, le dix-huitième et la partie du dix-neuvième siècle que nous avons épuisée.

Corneille peut donc faire le Cid et Polyeucte; Racine, Esther et Athalie ; Molière peut fonder la comédie sur la notion la plus profonde de l'âme humaine; Bossuet, Bourdaloue, Fénélon, Pascal, Massillon, Fléchier, le Père Bridaine et tant d'autres grands esprits peuvent produire des chefsd'œuvres conformément à la doctrine qui avait civilisé la France. Les Sirmond, les Lecointe, les Labbe, les Mabillon, les Ruinart, les Montfaucon, les dom Rivet, les Ste-Palaye, etc., etc., peuvent exhumer les souvenirs les plus glorieux pour leur nationalité; Voltaire peut faire Zaïre, Adélaïde du Guesclin, Tancrède; Du Belloy peut faire Gabrielle de Vergy, le Siége de Calais, s'émanciper de toute la tradition grecque et latine; Rousseau, Bernardin de St-Pierre peuvent évoquer des beautés incomprises du passé, en évoquant toutes les beautés de la nature; Ducis, Letourneur peuvent chercher à faire connaître Shakspeare; Châteaubriand peut tracer une poétique tout autre que celle d'Aristote et d'Horace, dans la deuxième et troisième partie du Génie du Christianisme; Charles Nodier, Sénancour, de Barante, Guizot, Fauriel peuvent concourir à l'envi à propager les idées incluses dans l'idéal moderne; M. Théry, M. St-Marc Girardin peuvent écrire, l'un un excellent livre sur les littératures, l'autre, d'excellents articles; Lamartine et Hugo penvent prouver par des faits que l'antiquité n'a pas épuisé tout le beau en littérature. L'antiquité, sous l'empire de la minorité lettrée, est restée la souveraine absolue dans le domaine littéraire, depuis trois siècles.

L'antiquité sans aucun doute avait eu ses mérites et de grands mérites; elle avait eu un goût exquis, une sobriété, une élégance admirables dans l'expression; elle avait réalisé, dans l'ordre littéraire, ce beau plastique qui est à un si haut degré, jusques dans le Laocoon (1), et l'on conçoit facilement l'enthousiasme qu'elle a inspiré et dont elle est encore l'objet. Mais l'anti

(1) LESSING, Laocoon. Voy. le commencement.

quité, quelque ingénieuse qu'elle fût, ne connaissait pas l'homme; du moins elle ne le connaissait pas autant que le Christianisme. Elle pouvait donc avoir un excellent idéal pour elle-même; mais elle n'avait certainement pas un idéal qui puisse nous suffire.

Ce n'est donc pas dans l'idéal littéraire qu'elle a le plus admiré, qu'elle admire le plus, que la minorité lettrée a fait preuve d'esprit, d'intelligence et de force. Sur ce point en effet, elle est en dissentiment avec les plus grands poëtes, avec les plus grands critiques des temps modernes, des temps actuels, même chez les Français, où la critique pourtant a été toujours si faible (1).

Mais parallèlement à ces mouvements divers de la pensée, Descartes publia sa Méthode en 1637.

Ici commence par conséquent l'œuvre proprement dite philosophique de la France. C'est donc ici qu'il faut se recueillir le plus possible pour juger certains morts dont les noms servent encore à justifier certaines passions.

Étudié dans son temps, dans sa magnifique audace, sous l'empire des précédents qui pesaient sur lui, comme sur tous les autres, Descartes est peut-être la plus énergique personnalité des temps modernes. Il déplaça la base de l'activité intellectuelle; et pour un pareil résultat, il fallut toujours une force prodigieuse.

Mais quelque puissant que soit Descartes, Descartes est-il le philosophe d'où doivent procéder des races venues en droite ligne des adorateurs d'Hésus ou de Teutatès, des races formées en nations, au souffle du Christianisme? Nous ne le pensons pas. Suivant nous, Descartes est bien plus un Grec, un Éléate qu'un enfant de la Gaule, un enfant du Christ. Il est bien plus un philosophe local que le philosophe de la véritable civilisation. Suivant nous, Descartes est en philosophie ce qu'est Rubens dans l'art par rapport à l'École de Hemmeling; il est en philosophie, ce que sont dans la peinture, la sculpture, l'architecture, la littérature, tous ceux qui n'ont tenu aucun compte du spiritualisme religieux qui a tout renouvelé.

Et ici, suivant nous, est le grand malheur du cartésianisme, bien plus encore que ce qui a donné lieu à des objections ou à des réfutations de la part de Catérus, Mersenne, Hobbes, etc.; car c'est pour être resté grec en philosophie, pendant qu'il était tout catholique en religion, que Descartes a manqué la notion de l'homme, et celle de Dieu, les deux notions « qui sont le centre de tout et de qui tout dépend. » C'est pour être resté grec, que sa philosophie a été tout autre qu'on ne le pense généralement aujourd'hui, à certains égards.

D'après M. Vacherot en effet, « la nature humaine tout entière à tous ses

(1) BENARD, Esthétique de Hégel.

» degrés, trouve pleine satisfaction (1) dans la doctrine du Christ. »> La doctrine du Christ connaît donc l'homme mieux que tout autre doctrine. Mais la doctrine du Christ regarde l'homme comme un être déchu; et Descartes le regarde, en philosophie, bien entendu, et ne l'oublions jamais, comme un être qui n'a pas de défaut dans sa nature. Donc, si le Christianisme dit vrai, Descartes dit faux. Or, toujours et partout la notion de l'homme a été regardéé comme une des notions les plus capitales de la philosophie, dans ses rapports avec les sciences morales et sociales. Il s'ensuit, par une conséquencé mathématique, que si le Christianisme est d'accord avec l'humanité et par elle avec toutes les sciences morales et sociales, le cartésianisme ne l'est pas, në peut pas l'être; et s'il ne l'est ni ne peut l'être, qu'il est et qu'il restera éternellement dans l'impossibilité de jamais fournir une doctrine satisfaisante à l'homme. On ne peut diriger l'homme que lorsqu'on le connaît.

D'un autre côté, partant du point de vue de Montaigne, savoir de l'étude du soi, partant aussitôt après du point de la surséance, du doute de Charron, Descartes est passé à l'existence de l'âme, et de celle-ci à l'existence de Dieu, mais ce Dieu de Descartes est tout autre que le Dieu chrétien; il rappelle beaucoup plus le Dieu de Xénophane que le Dieu de nos pères, le Dieu Trinité; et pourtant « jamais la théologie des Écoles ou des sanctuaires n'a pré» senté au monde une conception du divin plus profonde (2) et plus élevée que » le dogme de la Trinité. » Il s'ensuit encore, par une conséquence mathématique, que si le divin chrétien est le plus élevé, le plus profond qui ait jamais été enseigné, le divin de Descartes n'est et ne peut être qu'un divin inférieur.

Descartes a cru qu'on pouvait traiter l'homme (3) et Dieu, en philosophie, autrement qu'en religion : il a pensé que l'on pouvait enseigner l'homme non déchu, dans une civilisation où le prêtre, le temple et mille circonstances parlaient sans cesse de l'homme déchu: il a pensé qu'on pouvait enseigner un Dieu moitié pythagoricien, moitié éléatique, dans un monde où tous les actes de la vie privée et publique se consomment au nom de la Trinité; où l'on nous baptise au nom de la Trinité; où l'on nous marie au nom de la Trinité; où l'on nous ensevelit au nom de la Trinité. C'est ici, encore une fois, qu'est le grand malheur, nous allons dire la grande inconséquence du Cartesianisme, et cette inconséquence n'est pas la seule.

Que dit-il en effet, après avoir annoncé, enseigné qu'il ne fallait «< recevoir

(1) École d'Alexandrie, T. I, page 188-9.

(2) VACHEROT, École d'Alexandrie, T. 2, page 83-4.

(3) « Descartes, dit M. Amédée Jacques, part de la conscience, c'est-à dire, » de l'observation de la nature humaine, mais il y demeure peu. » Introd. du Manuel de la Philosophie, page 32.

« PreviousContinue »