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Si restant toujours et surtout catholique, cette minorité lettrée eût cherché à épurer, à perfectionner le langage, il faut le dire, très-rude, très-inculte du moyen-âge, soit en latin, soit en français, elle aurait mérité des éloges; mais laisser là tout ce qui est idée, tout ce qui est doctrine pour s'absorber dans une étude spéciale de mots, de leçons, ou de distinctions philologiques; c'était provoquer la juste critique de tous les hommes pourvus de quelque sagacité.

Ecoutez du reste Rabelais :

« Le savoir des pédants, fait-il dire à don Philippe des Marays, n'est que >> besterie et leur sapiense n'est que moufles, abastardissant les bons et >> nobles esperitz et corrompant toute fleur de jeunesse (1). »

Écoutez maintenant Montaigne :

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« Nous ne travaillons, dit-il, qu'à remplir la mémoire et laissons l'enten> dement et la conscience vuides. >> - « De vray, le soing et la dépense de nos » pères ne vise qu'à nous meubler la teste de science. Du jugement et de la » vertu, peu de nouvelles >> « nous nous enquérons volontiers »>«< sait-il » du grec ou du latin? Escrit-il en vers ou en prose »> « mais s'il est devenu >> meilleur ou plus advisé, c'était le principal et ce qui demeure derrière » « J'ai ouy dire à gents d'entendement que ces colléges où on les envoye, » de quoi ils ont foyson, les abrutissent ainsin. >>

Et l'on ne finirait pas s'il fallait rapporter ici tous les passages que nous avons recueillis à cet égard dans Rabelais, Montaigne et Charron.

Mais Rabelais, Montaigne et Charron, après cette critique, faisaient-ils eux-mêmes une œuvre préférable au catholicisme? C'est ce que nous avons à examiner.

Sans aucun doute, Rabelais était un homme très-intelligent dans quelques parties de son livre; mais voici comment il se présente à nous, en tant que philosophe.

D'abord, Rabelais est sensualiste par son langage dans le Gargantua, le Pantagruel, le personnage de Panurge qui renferme en lui toute la société moderne dans ce qu'elle a de plus difforme.

En outre, il est sensualiste par son explication de la connaissance; à cet égard même il est l'antécédent (2) de Gassendi, de Locke, de Condillac.

(1) RABELAIS. Livre I, page 295-6. Edition en 9 volumes in 8°.

(2) Quand Pantagruel est sur le point d'aller consulter l'oracle de la Dive Bouteille avec Panurge, il va trouver son père Gargantua qui lui dit : « Fils » très-cher, je vous en croij et loue Dieu de ce qu'à votre notice ne viennent » que choses bonnes et louables et que par les fenestres de vos sens, rien n'est » au domicile de votre esprit entré, fors libéral savoir. » (Livre III. ch. 48. p. 256.)

Il regarde l'âme bien plus comme matérielle (1), que comme spirituelle. Il regarde l'homme comme étant naturellement complet, c'est-à-dire, au point de vue grec (2).

Il est déiste, dans le système d'éducation de Ponocrate, dans le passage qui regarde la nativité de Gargantua; dans le message au Roi Picrochole. (Liv. I, p. 102); dans les conseils que Gargantua donne à Pantagruel et dans une foule d'autres fragments.

Il se moque de J.-C., quand il raconte la généalogie de Pantagruel (3). Il livre à tous les mépris le Pape, les évêques, les prêtres, les moines. Ainsi relativement à la notion de l'homme et du divin, Rabelais est en contradiction manifeste avec les arrêts les plus absolus de la science moderne. Pour la science moderne en effet, le sensualisme ne vaut pas le spiritualisme. Pour la science moderne, l'âme de l'homme n'est nullement matérielle, elle est essentiellement spirituelle. Pour la science moderne, l'homme n'est pas complet. Pour la science moderne, « jamais la théologie des écoles » ou des sanctuaires n'a présenté au monde une conception du divin plus >> profonde et plus élevée que le dogme de la Trinité (4). » Pour la science moderne enfin, « puissant par le dogme, le Christianisme l'est plus encore » par ses livres saints et son Église (5). »

Rabelais pouvait donc amuser les grands seigneurs qui le protégaient. Mais en réalité il ressuscitait la philosophie la plus grossière, celle du sensualisme, du pantagruelisme. Il niait l'homme réel et le seul divin qui soit capable de

(1) Quand Gymnaste frappe le capitaine Tripet, il est dit de celui-ci, que a tombant rendit plus de quatre potées de souppes et l'âme melée parmi les » souppes. » (Liv. I. p. 160.)

Au Livre 3, page 261, Panurge dit : « La vie consiste en sang, sang est le siége » de l'âme » '— Les esperits animaux, est-il dit, Livre III. p. 264, viennent du » sang raffiné, et c'est par eux que nous mangeous, discourons, jugeons, resolvons, » délibérons, ratiocinons. »

(2) Faij ce que vouldras était la devise des Thélémites, parce que, dit » Rabelais, «gens libères, bien naijs, bien instruictz, conversans en com»paignies honnestes ont par nature ung instinct et aguillon qui toujours les poulse a faict vertueux et retiré du vice; lequel ils nommoijent honneur. Iceux, » quand par vile subjection et contraincte sont déprimés et asserviz destour» nent la noble affection par laquelle a vertu franchement tendoijent, à en» freindre ce joug de servitude. » Liv. I, p. 390.

(3) Et de ceulx la dit-il, sont venus les Géants et par eux Pantagruel. Et le premier fut Chalbroth

qui engendra Sarabroth

qui engendra Jaubroth

qui engendra Hurtaly etc., etc.

(4) VACHEROT, Hist. de l'Ecole d'Alexandrie, Tome 2, page 85-4.

(5) Ibid.,

p. 198-9.

l'expliquer; il rendait la civilisation impossible en rendant toute doctrine impossible.

La minorité lettrée n'avançait donc ni avec le premier mouvement de la renaissance ni avec celui de Rabelais. L'un, en effet, ne l'avait menée qu'à l'idolatrie du mot, pour ne faire que des rhéteurs, des avocats et des sophistes: l'autre, à l'idolâtrie des sens, à l'apothéose du plaisir matériel. Nous ne voyons pas jusqu'ici ce que la minorité lettrée a gagné dans l'intérêt des doctrines, en préférant l'érudition et Rabelais au Catholicisme.

Montaigue sera-t-il plus intelligent que Rabelais?

Pour résoudre cette question, laissons parler les faits.

Montaigne (1) comprend d'abord l'homme mieux que Rabelais; il en voit très-bien le côté faible : à cet égard, il est la moitié de Pascal.

De plus, il est meilleur psychologue que Rabelais : il admet la dualité de l'homme, âme et corps.

En outre, il préfère l'âme au corps: il lui donne le soin et la mission de diriger (2) celui-ci, tandis que le pantagruélisme de son prédécesseur implique en lui la supériorité du corps sur l'âme.

Il n'a pas seulement une haute idée de Dieu; (T. III, p. 382-3), il professe le plus grand respect pour J.-C. (3).

Au lieu de faire la guerre aux moines, il les aime, il les honore (4).

Au lieu d'être favorable comme Rabelais à l'esprit d'innovation en matière religieuse, il le combat avec la plus grande énergie (5).

Au lieu de jeter du discrédit et du mépris sur l'Église, il la défend contre toutes les attaques injustes et passionnées.

Montaigne reste, on le voit, beaucoup plus d'accord que Rabelais avec la connaissance de l'homme, avec la connaissance du divin, c'est-à-dire, avec

(1) « Certes, dit-il, c'est un subject merveilleusement vain, divers et on» doyant que l'homme; il est malaijsé d'y fonder jugement constant et uni» forme. (Liv. I, p. 66.) — « A parler en bon escient, est-ce pas un misérable » animal que l'homme, » dit-il, liv. I, p. 400.) (Voyez aussi T. 3, p. 414-415; Tome 4, p. 151 et passim.)

(2) Voy. T. 3, page 425. «Il est des pays, dit-il, où l'on vit soubs cette » opinion si rare et insociable de la mortalité des âmes. » (Liv. I, p. 218.) (3) Il est plein de raison et de piété, dit-il, de prendre exemple de l'huma» nité même de J. C. » (Liv. I. p. 162.)

« La religion chrétienne a toutes les marques d'extrême justice et utilité, dit-il encore. (Liv. I. p. 233.)

(4) « Pour n'estre conscience, dit-il, je ne laisse d'advouer sincèrement la » conscience des Feuillants et des Capuchins et de bien trouver l'air de leur » train je m'insinue par inauguration fort bien à leur place et les aime et les >> honore d'auctant plus qu'ils sont aultres que nous. » (Liv. 1. p. 452.) — Voyez encore. Tome 2, pag. 22,

(5) Voy. T. 3. P. 3. 458-459. Tom. 4. p. 8.

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les idées principales sans lesquelles il n'y a pas de doctrine. Sous ce rapport, il y a un abime entre le sens philosophique de l'auteur des Essais et l'auteur du Gargantua, de Pantagruel. Mais malgré le bon sens dont il fait preuve, Montaigue est-il tout ce qu'il aurait pu être? Nous ne le pensons pas.

Montaigne, en effet, respecte certaines idées, bien plus à la façon d'un gentilhomme, d'un conservateur prudent, que comme un homme convaincu. Ce qu'il aime de cœur, ce qu'il aime d'esprit, c'est l'antiquité; et dans cette antiquité, ce qu'il préfère, c'est la morale de Plutarque et de Sénèque. Pour Montaigne, l'antiquité vaut mieux (1) que la France et les modernes : nous ne pouvons l'égaler ni en bien, ni en mal, car elle avait une vigueur que nous n'avons plus. Sans la traduction de Plutarque, nous étions perdus : c'est elle qui nous a retirés du bourbier où nous étions. Pour la science, la vertu, il n'y a rien que l'antiquité. L'enthousiasme de Montaigne pour l'antiquité va si loin que « ses escripts le transissent d'admiration, qu'il déses» père d'en comprendre la beauté jusqu'au bout (2). »

En apparence donc, Montaigne et la minorité lettrée qui l'admirait étaient en progrès sur les érudits, les puristes, puisqu'ils semblaient philosopher : en apparence, ils étaient en progrès sur Rabelais. Mais, en réalité, ils faisaient une œuvre moins intelligente encore que les érudits et Rabelais, car ils mettaient implicitement J.-C. au-dessous de Sénèque et de Plutarque (5),

(1)« En toutes sortes de magnificences, dit-il, nous faisons à la vérité ce > que nous pouvons pour égualer les anciens, mais nostre suffisance n'y peult » arriver : nos forces ne sont non plus capables de les joindre en ces parties » là vicieuses qu'aux vertueuses; car les unes et les autres partent d'une » vigueur d'esprit qui estoit sans comparaison plus grande en eux qu'en nous. » (Tome 2, page 154.)

Eu parlant de la traduction de Plutarque par Amijot. « Nous autres igno»rans, dit-il, estions perdus, si ce livre ne nous eust relevé du bourbier : sa » mercy; nous osons à cett'heure et parler et escrire : les dames en régentent » les maistres d'escole; c'est notre breviaire. » (Tome 2, livre II, p. 265.)

« Si quelqu'un s'enijvre de la science, regardant soubs soi, qu'il tourne les » yeux au dessus vers les siècles passés, il baissera les cornes, y trouvant tant » de milliers d'esprits qui le foulent aux pieds. S'il entre en quelque flatteuse » présomption de sa vaillance, qu'il se ramentoive les vies de Scipion, d'Epa» minondas, de tant d'armes, de tant de peuples qui le laissent si loin derrière > eux. » (Tome 2, p. 295.) « Ces vers, dit-il ailleurs, se peschent en l'eschole ancienne, eschole à la quelle je me tiens bien plus qu'à la moderne: ses vertus me semblent plus grandes, ses vices moindres. » (T. 4, p. 268.)

(2) Tome 3, page 420.

(3) « Quant à mon aultre leçon qui mesle un peu plus de fruict au plaisir, » par où j'apprends à renger mes opinions et conditions, les livres qui m'y » servent, c'est Plutarque depuis qu'il est François et Sénèque. Ils ont tous » deux cette notable commodité pour mon humeur que la science que j'y » cherche y est traictée à pièces desconsues qui ne demandent pas l'obligation » d'un long travail, de quoy je suis incapable: aussi sont les opuscules de >> Plutarque et les épistres de Sénèque qui sont la plus belle partie de leurs »escripts et la plus profitable. » (Tome 2, p. 357 et passim.)

comme ils mettaient la Bible, l'Ancien et le Nouveau Testament au-dessous des opuscules et des lettres de ces deux moralistes.

Montaigne, toutefois, en tant que philosophe, ne se bornait pas à préférer l'homme du paganisme à l'homme du Christianisme; la science, la vertu payenne à la science, à la vertu chrétienne; Plutarque et Sénèque à J.-C. et à tous les hommes qui avaient le plus illustré les nationalités européennes. Tout en relevant de Sénèque, il n'a pas l'assurance dogmatique qui distinguait à un si haut degré le stoïcisme. Il y a chez lui du Chrysippe, de l'Antipater de Tarse, quant au cœur; mais son esprit est de la seconde Académie; il est sceptique comme Arcésilas, il l'est plus que Carnéade; il n'est pas certain d'être le lendemain ce qu'il a été la veille (1). Il est tel dans le 12° chapitre du livre second que l'École le regarde aujourd'hui comme le continuateur le plus déterminé de Pyrrhon, d'Énésidème, de Sextus Empiricus, dans les temps modernes.

Jusqu'ici donc la minorité lettrée, représentée par quelques hommes, n'a mis en définitive à la place du Catholicisme que le culte des mots avec les érudits; du sensualisme avec Rabelais; des contradictions, du paganisme et du scepticisme avec Montaigne.

Jusqu'ici donc le génie national a baissé avec la minorité lettrée, infiniment plus qu'il n'a grandi.

Charron sera-t-il dans une meilleure voie? Il n'y a qu'à l'écouter lui-même. Pour Charron comme pour Montaigne, l'homme n'est que misère : le propre de l'homme, c'est d'être misérable. Charron est donc lui aussi dans l'idée qui mène au Catholicisme.

De plus, il admet en nous de la chair, de l'esprit, et suivant lui « l'esprit est la très-héroicque parcelle, scintille, image et défluxion de la divinité. » La chair est «< comme la lie d'un peuple tumultuaire et insensé, le marc et » la sentine de l'homme, partie brutale qui tend toujours au mal et à la >> matière. >>

Charron comprend ou au moins tend à bien comprendre l'homme, quoiqu'il n'en voie que la partie faible.

De même il parle de Dieu et des vérités révélées avec respect.

Charron semble donc avoir comme Montaigne les conditions nécessaires pour arriver à une doctrine. Mais dès qu'on pénètre dans son livre philosophique par excellence, dans son Traité de la Sagesse, on se trouve encore au

(1) « Ce sont icij, dit-il, mes humeurs et opinions: je les donne pour ce qui » est en ma créance non pour ce qui est à croire: je ne vise icij qu'à discouvrir » moij-même qui seraij par adventure aultre demain, si nouvel apprentissage » me change. » (Liv. I, page 286.) — « Le monde, dit-il ailleurs, n'est qu'une >> bransloire perpétuelle, toutes choses y brauslent sans cesse... la constance » même n'est autre chose qu'un branle plus languissant. » (Liv. III, p. 180.)

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