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Judas qui est pendu et que Satan enlève; enfin, toute sorte de monstres singulièrement fantastiques. Les costumes, dont les personnages sont couverts, et qui ont du rapport avec ceux que l'on voit sur la tapisserie de Bayeux et appartiennent incontestablement à la fin du XIe ou au commencement du XIIe siècle. Le style plastique est bon, les proportions sont fort longues, les plis des drapeperies sont parallèles et pincés, mais la technique est d'une remarquable perfection, car ce travail est d'un grand fini et l'exécution est si soignée dans les détails, que sur un grand serpent, qui se tord dans ce bas-relief, l'artiste a accusé jusqu'aux taches de la peau.

Malheureusement, il ne reste des grandes sculptures que l'école tournaisienne produisit depuis cette époque jusqu'au milieu du XIVe siècle, qu'an seul monument: c'est le tombeau de Watier Mouton, qui se trouve dans l'église de St-Jean et qui date de l'an 1280. Mais cet ouvrage est dans un déplorable état de dégradation. Toutefois, bien que le visage et les mains du chevalier qu'on y voit couché dans sa cotte-de-mailles, aient été mutilées par le vandalisme de 1793, on y remarque un sentiment large et profond de la forme et un travail excellent.

Par contre, nous avons le bonheur de posséder une suite de monuments funéraires, qui commence à l'an 1341, et qui s'étend jusqu'aux environs de l'an 1460. Ces ouvrages, exécutés en partie en haute bosse, en partie en basrelief, portent presque tous l'année à laquelle ils remontent et les noms des personnes à la mémoire desquelles ils furent érigés. Les plus remarquables d'entre eux proviennent de l'ancien couvent des Franciscains; ils furent sauvés de la destruction et tirés des ruines de cet établissement, vers l'an 1825, par M. Dumortier, homme qui s'intéresse si vivement et qui rend de si grands services à l'histoire de l'art et à l'histoire littéraire de Tournai. Ces monuments sont, sous plus d'un rapport, de la plus haute importance pour l'histoire de l'art dans les Pays-Bas. D'abord, ils prouvent que, dans ce pays, de même qu'en Italie, la sculpture est parvenue incomparablement plus tôt que la peinture à un degré élevé et particulier de développement. Ensuite, ils nous révèlent d'une manière incontestable l'origine de la direction que prirent les frères Van Eyck pendant la première moitié du XVe siècle et dans laquelle ils fournirent tant de productions merveilleuses; enfin, ils nous expliquent d'une manière aussi complète qu'évidente l'énigme, restée insoluble jusqu'à ce jour, du phénomène de cette école de peinture arrivée à un si haut degré de perfection, en comparaison de celles qui les précédèrent dans l'occident de l'Europe. Car on y remarque le réalisme le plus prononcé, uni, avec un art si parfait, au sentiment le plus complet du style plastique, qu'il en résulte manifestement que, dans la reproduction fidèle et intellectuelle de la nature, jusque dans ses moindres détails, les Belges l'ont emporté autant, dans les productions de la sculpture, sur les autres peuples de l'Europe, que plus tard, comme on le sait, les Van Eyck

l'emportèrent dans la peinture. En effet, parmi ces ouvrages il en est un qui nous a frappé c'est un bas-relief un peu antérieur au milieu du XIVe siècle, qui montre une étude et une connaissance de la nature, notamment un cachet d'individualité caractéristique des têtes, une simplicité et une aisance de composition, que l'on chercherait vainement dans les productions des sculpteurs italiens contemporains, Andrea Pisano, de Florence (mort en 1343), et Filippo Calendario, de Venise (mort en 1355); car ces deux artistes. traitent encore la forme humaine d'après un certain modèle traditionnel; dans les traits des figures, ils ne peuvent se dégager du type de Giotto; enfin, dans les poses ils ont fréquemment cette raideur forcée et couventionnelle qui est particulière à la sculpture gothique. Ce fut seulement vers l'an 1570 que l'Italien Nino Pisano atteignit cette plénitude naturelle de formes et cette parfaite exécution par lesquelles le bas-relief tournaisien se distingue. En un mot, la vérité et le naturel que l'on remarque dans ce morceau, ne se montrent guère en Italie que dans les ouvrages de Jacopo della Quercia, qui florit entre les années 1385 et 1423.

L'étude approfondie des monuments de l'école de Tournai, nous a convaincu que, par le mérite de ses sculpteurs, Tournai eut, au XIV° siècle, dans l'histoire de l'art belge, une importance non moins haute que celle que la ville de Bruges eut, dans le siècle suivant, par le mérite de ses peintres. Mais, de même que les peintres les plus remarquables de l'école toscane et de l'école romaine étudièrent les célèbres portes de bronze que Lorenzo Ghiberti plaça au baptistère de Florence, de même les frères Van Eyck et Roger Van der Weyden (dit de Bruges) étudièrent visiblement aussi les sculptures de Tournai, ville si voisine de Bruges et de Gand. Outre le rapport général qui se manifeste entre l'esprit de ces sculptures et la direction suivie par les peintres flamands du XVe siècle, comme nous l'avons déjà fait observer, il y a dans les tableaux de ces maîtres un signe particulier et visible de cette filiation: c'est la perfection et le soin avec lequel ils reproduisirent, dans leurs compositions, toute sorte d'objets sculptés, et la prédilection spéciale qu'ils montrèrent, dans leurs accessoires architectoniques, pour le style roman. Or, la cathédrale de Tournai, qui est sans contredit le monument le plus beau et le plus imposant qu'il y ait dans les Pays-Bas, leur offrait un magnifique modèle de ce style, et elle dut exercer sur eux une grande et durable influence.

Maintenant nous allons passer à l'examen des différents ouvrages dont nous venons de parler.

Celle de ces productions qui est la plus importante par l'art avec lequel elle est exécutée et par la date qu'elle porte, est le monument de Colard de Seclin, docteur en droit, et de sa famille. Il est marqué du millésime de 1341, taillé en demi-relief, et haut de quatre pieds et demi, sur trois pieds et demi de largeur; la partie supérieure se termine par une riche architec

ture ogivale. Au milieu on voit la Vierge Marie qui présente le sein à l'enfant Jésus; à sa droite sont agenouillés Colard Seclin, en costume de docteur, et sa femme Isabeau; à sa gauche, leur fils Nicolas de Seclin, portant les insignes de sergent d'armes du Roi de France. Le style plastique dans lequel sont traitées les parties les plus saillantes sur le même plan, est réellement supérieur; les proportions des figures sont de grandeur naturelle. La scène charmante de Marie et de l'enfant est visiblement prise dans la nature même. La Vierge tient de la main droite le pied droit de Jésus, qui appuie sa main droite sur le sein maternel et se tient de l'autre le pied gauche. Le visage de l'enfant paraît être un portrait, cependant il ne manque aucunement de noblesse; les formes du corps sont pleines et conformes à la nature, et l'exécution en est si soignée dans les détails, qu'à l'un des petits bras et à l'attache des pieds, l'artiste a accusé jusqu'aux plis de la peau. Le mouvement des mains est aussi vrai que gracieux, et les doigts de Jésus sont d'une morbidesse pleine de vérité; par contre, ceux de la Vierge, dont la tête est malheureusement coupée, sont délicats et effilés, comme on le remarque dans les tableaux de Roger Van der Weyden (de Bruges). L'art avec lequel les draperies sont ajustées, est vraiment digue d'admiration. Pas la moindre trace de cette disposition conventionnelle des plis avec leurs côtes maigres et saillantes, que l'art gothique avait inaugurée et qui se montre généralement dans les sculptures de la même époque; ici, au contraire, c'est une étude de la nature aussi exacte que pleine de goût. Le mouvement des plis joint, dans une mesure parfaite, une grande souplesse à une précision et à une fermeté de travail rares, et l'exécution est si soignée, que non seulement les bords des vêtements sont accusés dans tous les jeux des draperies, comme on le remarque dans les ouvrages des Van Eyck et de leurs meilleurs élèves, mais qu'en outre, le poids des étoffes est lui-même indiqué par les légères brisures qui se montrent çà et là dans les lignes des plis, comme on le voit à ce merveilleux modèle de draperie qu'Hubert Van Eyck a jeté sur l'Éternel dans le grand tableau de Gand. Il est presque inutile de dire que la perfection réaliste avec laquelle les figures idéales de Marie et de Jésus sont rendues, se reproduit au même degré et peut-être d'une manière plus caractéristique encore dans les détails des figures dont la Vierge est accompagnée. Car, non seulement ces trois personnages sont caractérisés d'une manière si individuelle, que, par presque toutes les parties de leur visage, principalement par le modelé parfait et naturel avec lequel les bouches sont taillées, ils font l'effet de portraits réels, appartenant à l'époque d'un art complétement développé, mais qu'en outre, l'exécution des détails est soignée au point que les sourcils, les petits plis de la peau sous les yeux, et jusqu'à la barbe extrêmement courte qui garnit le menton et la lèvre supérieure du fils, sont minutieusement indiqués. Les yeux sont la seule partie de ces figures qui soit conventionnelle; car ils ne sont ouverts qu'à demi. M. Dumortier penche à croire que cet ouvrage

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est dû au ciseau du sculpteur Guillaume Du Gardin. En effet, il possède un acte authentique, d'où il résulte que Jean III, duc de Brabant, commanda en 1341, à cet artiste, pour le prix considérable alors de 200 florins d'or, un monument qu'il érigea, dans l'église des Franciscains à Louvain, à la mémoire de son oncle Henri et à celle du fils et du petit-fils de ce prince, Jean et Henri de Louvain. Or, comme le monument de Tournai porte le même millésime; comme, par la beauté de l'exécution, il doit incontestablement être attribué à un des meilleurs sculpteurs de cette ville, et que le duc de Brabant dut naturellement choisir, pour le charger d'un ouvrage aussi important, un maître d'une grande réputation, cette conjecture nous paraît fort plausible. Mais ce qui résulte plus clairement de l'acte que nous venons de citer, c'est que l'école de sculpture tournaisienne devait, à cette époque, jouir d'une haute estime. Le monument de la famille Seclin, de même que les autres sculptures que possède M. Dumortier, ont été originairement peints et probablement en partie de couleurs à l'huile. On peut tirer cette dernière conclusion des termes mêmes de l'accord conclu entre le duc de Brabant et Guillaume Du Gardin, où il est dit, à trois reprises différentes, qu'il est prescrit au sculpteur de peindre le monument de bonnes couleurs à l'huile, « de pointure de boines couleurs à ole. » Qu'on me permette d'ajouter, en passant, que ce passage nous fournit une nouvelle preuve pour établir que le mélange des couleurs et de l'huile a été connu et employé dans les PaysBas avant les frères Van Eyck, et qu'il vient à l'appui de l'opinion que j'ai émise et développée dès l'an 1822, dans mon travail sur ces deux célèbres peintres, où je disais que leur mérite extraordinaire dans la partie technique de la peinture, ne consiste pas en ce qu'ils ont les premiers mêlé les couleurs avec l'huile, mais en ce qu'ils ont porté au plus haut degré de perfection la manière d'employer ce mélange pour atteindre le but suprême de l'art des peintres (1). Comme les couleurs dont tous ces bas-reliefs, à l'exception d'un seul, étaient revêtues, se trouvaient très-détériorées, M. Dumortier les a soigneusement fait enlever, ce qui est infiniment préférable à cet arbitraire et grossier barbouillage qu'on applique par malheur si souvent à des sculptures nouvellement peintes.

Le monument suivant dans l'ordre des dates porte le millésime de 1580. Il fut érigé à la mémoire de la famille Cottwel, dont tous les membres y sont représentés en haut-relief paraissant au jugement dernier. An milieu on voit le Christ tel qu'il est figuré dans les types consacrés par les mosaïques. Il est assis sur l'arc-en-ciel, tenant les pieds sur le globe de la terre, et étendant les bras, dont l'un est détaché. A ses pieds se trouvent deux cercueils ouverts

(1) Dr GUSTAV-FRIEDRICH WAAGEN, Ueber Hubert und Johann Van Eyck.

où sont coachées dans un linceul deux petites figures prêtes à ressusciter à la vie éternelle. A droite sont agenouillés, en tenant les mains jointes, Jean Cottwel en costume de magistrat de Tournai; puis ses trois fils en costume de chevaliers, le poignard au côté gauche, l'épée au côté droit et le casque à leurs pieds; derrière ces personnages se tiennent debout leurs patrons, StJean-Baptiste, St-Jean l'Évangéliste, St-Jacques de Compostelle et SaintPierre. A la gauche du Christ se trouvent Marguerite, femme de Jean Cottwel, et ses trois filles, toutes accompagnées de leurs patronnes qui les recommandent au Juge suprême. Un couronnement gothique, dont les ogives sont fort déprimées, se développe au-dessus de cette scène. La hauteur du relief, au centre de la composition, où se trouve le Christ, est de trois pieds dix pouces et demi; dans les autres parties il est de deux pieds dix pouces. La largeur est de sept pieds et un quart de pouce. Bien que cette production, si importante par son développement et par le nombre des figures dont elle est ornée, trahisse un artiste moins distingué que celui à qui nous devons le monument de Colard de Seclin, elle n'y est cependant pas inférieure sous le rapport du style, et elle dénote dans plusieurs de ses parties un incontestable progrès de l'école. En effet, on y remarque une étude plus approfondie de la nature. Le plan intérieur de la main gauche du Christ se distingue par la correction du dessin des articulations et des plis de la peau ; il en est de même des pieds, qui à la vérité sont trop courts et trop larges, mais dont les chevilles et les tendons sont d'une bonne anatomie. Les cheveux sont disposés en masses larges, d'un grand style et traités avec une franchise de ciseau peu commune. Malheureusement le front, le nez et la lèvre supérieure du Sauveur sont mutilés. Les figures des saints et des saintes sont un peu courtes, mais cette disproportion est visiblement produite par les dimensions même de la pierre, plutôt que par l'absence du sentiment anatomique chez l'artiste; car les proportions sont rigoureusement observées dans les figures agenouillées. Les têtes des saints sont d'un caractère plein de dignité et de noblesse. Celles de Saint-Pierre et de Saint-Jean-Baptiste se distinguent surtout par la belle conformation des nez. On croit à Tournai que ces figures ont servi de types aux ermites placés par Hubert Van Eyck dans le grand tableau de Gand. En revanche, les figures masculines de la famille Cottwell sont fortement individualisées, et, par la finesse de l'exécution, elles se rapprochent de celles que nous avons signalées sur le monument précédent. Le sentiment de la componction y est admirablement exprimé, de même que celui de la supplication et de la prière l'est dans le mouvement des personnages. Quant aux têtes des femmes, elles sont d'un type un peu gros, un peu replet, mais d'un profil fort beau. Les yeux sont généralement plus ouverts et modelés avec plus de vérité, qu'ils ne le sont dans le premier monument dont nous nous sommes occupé.

Nous arrivons maintenant au monument de Jacques Isaac et de sa femme

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