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l'âme telle que l'entendaient les Grecs, ni l'âme de l'École. L'âme de l'homme est une âme en faute, une âme déchue d'un état primitif d'innocence et de bonheur, une âme qui n'est plus dans l'ordre, mais qui cherche

l'ordre perdu.

L'observation appliquée à la souffrance privilégiée de l'homme, à la souffrance différente de celle de la bête, nous montre donc l'homme pourvu d'une âme, mais d'une âme tombée.

D'autre part, si l'âme de l'homme a commis une faute, elle a donc pu la commettre. Or, si elle a pu la commettre, par cela même, elle aurait pu ne pas la commettre. L'àme pouvait donc choisir entre ce qui allait à la faute, à la violation de la loi, et ce qui s'en écartait. L'âme de l'homme est donc libre naturellement. Et c'est encore là ce que confirme toute l'histoire. Il n'est pas une seule nation en effet, pas un seul législateur qui ait traité le coupable comme un être soumis à une fatalité, ou comme un mode d'une substance supérieure qui absorbait tout en elle : toutes les nations, tous les législateurs l'ont traité comme un être absolument libre.

Mais si l'âme de l'homme, libre, a commis une faute envers une loi morale, elle pouvait donc d'abord se rappeler cette loi; elle pouvait donc connaître bien ou mal cette loi; elle pouvait donc sentir et vouloir diversement en présence de cette loi. Il est évident, il est certain en effet que si elle a transgressé cette loi, c'est parce qu'elle lui a appliqué, dans sa liberté, sa capacité de souvenir, sa puissance d'action, suivant que la loi lui plaisait ou non, excitait ses sympathies ou ses antipathies. L'âme porte donc en elle plusieurs facultés essentielles, celles de se rappeler, de connaître, de sentir, de vouloir, celles qui expliquent toutes les grandeurs et toutes les faiblesses de l'humanité.

Et qu'on le remarque ces diverses conditions de l'âme ne se présentent point ici comme des hypothèses elles sont une conséquence toute simple, mais toute logique de l'observation appliquée à la souffrance. L'observation appliquée à la souffrance, est un fait si fécond, que non seulement elle retrouve toute la nature humaine, mais qu'elle donne une base à toutes les vérités fondamentales qui n'en ont jamais eu en philosophie, que dans l'imagination de ceux qui les enseignent.

Mais qui a pu exciter l'âme de l'homme à violer la loi morale, à passer de l'état de bonheur à l'état de misère, de l'état d'innocence à l'état de faute? Sans aucun doute, une cause contraire à celle qui la maintenait dans le bonheur, dans l'innocence primitive. Or, elle était heureuse, innocente avant la violation elle n'est devenue malheureuse et coupable qu'après la violation. Elle n'était donc heureuse qu'en obéissant à la loi. Si l'âme par conséquent a fait une faute contre la loi, c'est donc par un principe contraire à l'obéissance, par une impulsion qui, dans toutes les langues et chez toutes les nations, répond à l'idée d'un abus, d'un excès de confiance en soi, à l'idée de révolte et d'orgueil.

L'orgueil, l'esprit de révolte, résultat de l'excès de confiance en soi; voilà donc le premier moteur de la faute primitive. Telle est aussi implicitement la cause de la douleur qu'éprouvent l'individu et l'humanité tout entière.

D'un autre côté, l'âme de l'homme veut souvent ce qui mérite une peine; et il arrive souvent aussi que, pendant cette vie, elle ne subit pas la peine qu'elle mérite. Il faut donc qu'elle expie après cette vie pour le mal qu'elle a fait pendant cette vie et qui est resté impuni. En outre, l'âme fait souvent dans cette vie, toujours en conséquence de sa liberté, de ses facultés, certains actes qui n'obtiennent pas ici-bas la récompense qu'ils méritent. Il faut donc aussi que l'âme reçoive, après cette vie, la récompense en rapport avec des mérites qui n'ont pas été satisfaits. Cette double capacité de l'àme dans le bien comme dans le mal, exige donc, s'il y a une justice éternelle, et il y en a une, que l'âme de l'homme continue d'exister après cette vie.

Parmi les fautes cependant, parmi les actes qui remplissent la vie humaine, il en est qui intéressent particulièrement l'Éternel, qui l'outragent ou le touchent d'une manière toute spéciale, comme par exemple, le crime dont Ugolin accuse Roger dans le Dante. L'âme de l'homme doit donc non seulement continuer d'exister après cette vie, mais durer autant que le comporte le châtiment ou la récompense que peut avoir à réclamer la dignité, la justice, la vengeance d'un être qu'on ne limite pas. De là l'immortalité de l'âme pour tous; car tous sont libres; car tous peuvent mériter ou démériter tout particulièrement auprès de l'Être éternel, de l'Être qui ne finit jamais ; et l'Être éternel doit être en mesure de suffire à toutes les fautes comme à tous les mérites des créatures raisonnables.

Pour nous donc, l'âme de l'homme est une substance spirituelle; elle est active, libre; elle est en faute; elle se souvient; elle connaît; elle sent; elle veut; elle continue d'exister après cette vie; elle est immortelle.

Cela posé, d'où venait l'âme de l'homme? Était-elle une émanation, un rayonnement de Dieu? Non, car si l'âme eût été une parcelle de Dieu, l'âme n'aurait point failli: Dieu en effet est la perfection même dans son essence et ne peut être que la perfection. Venait-elle du tangible? Non, car sans connaître entièrement le tangible, nous le connaissons assez pour être certain qu'il ne saurait engendrer l'esprit. Était-elle co-éternelle à Dieu? Non: deux êtres éternels se détruisent. L'âme ne pouvait donc être qu'une substance à part de Dieu, à part du tangible, à part de l'Éternel. Elle ne pouvait donc être qu'une substance non parfaite, puisqu'elle ne sait ni ne saurait être une partie de l'Etre parfait; intangible, puisqu'il est impossible qu'elle vienne du tangible; dans le temps, c'est-à-dire créée, par opposition à Dieu qui ne s'écoule pas et reste lui-même en vertu de son éternité. Mais l'âme est une substance spirituelle, en ce sens qu'elle juge, raisonne, induit, déduit, etc. L'âme ne pouvait donc être créée que par un être spirituel. Mais un être spirituel qui en crée un autre ne peut être qu'infini en puissance,

car il y a une distance infinie entre le néant et l'être. L'âme humaine ne pouvait donc être créée que par Dieu. Mais l'homme déchu est toujours l'homme, et l'homme est identique à l'homme. L'âme de tous les hommes. n'a donc pu, ne peut donc être que ce qu'elle a été pour le premier homme, c'est-à-dire, une substance créée.

L'âme de l'homme est donc créée, aussi positivement qu'elle est immortelle. Mais l'âme créée de Dieu n'était évidemment créée que par bonté et pour un but spécial, pour animer l'être par excellence de la création, pour l'élever à l'intelligence du beau, du vrai, du bon, du juste, du saint. La bonté de Dieu par conséquent et la spécialité du but donné à l'âme, implique l'union immédiate de l'âme, dès sa création, avec le corps.

Mais l'homme est toujours l'homme. L'âme de tous les hommes n'a donc pu, ne peut et ne pourra jamais être que ce qu'elle fut pour le premier homme, c'est-à-dire, créée de Dieu et unie, dès sa création, au corps de chaque homme.

Mais d'où vient la loi morale que l'âme a violée aux temps primitifs et dont la violation l'a fait passer de l'état d'innocence et de bonheur, où toutes les traditions historiques la placent tout d'abord, à l'état de souffrance où elle est, où elle a été de temps immémorial et bien avant ce que certains philosophes appellent civilisation? Cette loi venait-elle de l'homme lui-même ? Non, car l'homme fini, créé, imparfait, ne pouvait pas donner une loi telle que sa transgression causât une pareille unité, une pareille permanence, une pareille universalité de douleur pendant cette vie, de bonheur ou de malheur après cette vie.

La loi violée ne saurait donc venir que d'un être capable de donner à une loi ce caractère d'unité, de permanence, d'universalité, d'immensité, d'éternité qui nous est attesté par l'unité, la permanence, l'universalité, l'immensité, l'éternité de la douleur ou du bonheur qu'implique l'existence de l'homme et son immortalité. La loi violée par l'homme ne peut donc venir que d'un être un, immuable, universel, immense, éternel: elle ne peut donc venir que de Dieu.

Mais un Dieu qui donne une loi de ce genre à l'homme, ne peut être qu'un être infiniment intelligent, infiniment bon; et un être infiniment intelligent et infiniment bon ne peut être qu'un Dieu infiniment sage, infiniment juste, etc.

La faute commise par l'homme est donc une faute commise envers un être un, immuable, universel, immense, éternel, infiniment intelligent, infiniment bon, infiniment sage, infiniment juste, etc.

L'observation appliquée à la souffrance nous a donc conduit directement à la preuve mathématique que l'homme est déchu par orgueil, qu'il a une âme, que cette âme est immortelle, et implicitement, à l'existence d'un Dieu pourvu de tous les attributs métaphysiques et moraux que l'école a mis plus d'une vingtaine de siècles à trouver.

Mais est-ce là tout l'homme? Non. Et comment le mieux connaître encore? C'est toujours en l'observant du côté de la souffrance.

Quand nous creusons au-dessous et au-delà de l'observation de la psychologie vulgaire, nous sentons que la souffrance, la douleur convient mieux à notre nature que la joie. Jamais, en effet, nous ne sommes étonnés de souffrir ou d'avoir souffert. La joie, au contraire, est presque toujours une exception dans la vie des hommes, et presque toujours aussi elle ne nous laisse que de la tristesse et des regrets : nous en sommes là, que lorsque nous nous livrons à une joie immodérée, nous tremblons toujours d'en être punis. Bien plus, quand nous descendons encore plus avant dans l'âme, quand nous pénétrons jusqu'à des profondeurs plus intimes, la souffrance, quelle qu'elle soit, est toujours au-dessous de celle que notre âme juge nécessaire à ses besoins les plus radicaux. L'âme ayant failli envers l'infini, sent toujours davantage à mesure qu'elle se livre à sa force intérieure, et de plus en plus loin des sens, qu'elle n'expie jamais assez, qu'elle ne souffre jamais assez. Et là est sans contredit l'explication la meilleure de tous les sacrifices sanglants.

Or, d'où vient cette appétence si profonde, si intérieure d'expiation que nous avons lieu de remarquer chez presque tous les grands peuples, chez les Indiens comme chez les Gaulois, comme partout? De ce que l'âme, quand elle se plonge en elle-même, sent qu'il a été commis une faute envers un être qu'il fallait aimer d'un amour infini, d'un être de qui elle sent avoir été aimée comme on est aimé d'un père, c'est-à-dire, d'un amour infini. Et ici nous trouvons, nous constatons tout d'abord un Infini qui se présente à nous avec toutes les idées, tous les sentiments que nous rapportons naturellement à un père.

L'observation de l'homme du côté de la souffrance la plus intime nous révèle donc un Infini qui est père envers nous.

L'homme réel pourtant est en déchéance. Il n'a donc pas en lui toute la force nécessaire pour l'expiation qu'il sent indispensable, au fond de son âme, à l'accomplissement de toute sa condition. Du fond de lui-même par conséquent, il appelle alors un Réparateur qui puisse réparer suffisamment à l'égard de l'infini, Père; un Réparateur qui, lui aussi, soit infini. Il n'y a en effet qu'un Réparateur infini qui réponde pleinement et absolument aux désirs de toutes nos facultés morales dans leur rapport avec l'expiation. Mais comment sera ce Réparateur? C'est encore l'âme qui nous le dit, quand nous savons l'interroger. Ce Réparateur doit être tel qu'il reste infini; le besoin d'infini est ici le premier besoin; et il faut pourtant que nous le sentions assez identifié avec notre nature, avec la nature humaine, pour nous purifier en proportion de nos souillures et de nos aspirations. Et comment devons-nous agir envers ce Réparateur? C'est en l'aimant d'un amour infini, d'un amour en rapport avec l'infinitude du sacrifice, de l'expiation qui lui incombe, pour nous. L'existence de l'homme, tel qu'il est, implique donc

l'existence d'un infini, Réparateur, aussi nécessairement que celle d'un infini, Père. Et notre devoir le plus sacré est d'aimer l'un autant que l'autre, puisque l'un a créé notre âme; puisque l'autre nous répare.

Mais l'homme réel est dominé par l'amour du fini: l'expérience de tous les siècles le prouve; et l'amour du fini est l'opposé de l'amour de l'infini, Père; de l'infini, Réparateur. Seul par conséquent, l'homme ne peut suffire à toute son œuvre, et cette œuvre reste et restera la même, tant que vivra l'humanité. Comment donc satisfaire d'une part à l'infini, Père? comment satisfaire à l'infini qui nous a sauvés? L'homme ne le peut qu'avec le secours, avec la grâce d'un infini qui soit surtout auxiliaire. Et l'existence de cet infini, auxiliaire, est aussi absolument nécessaire que l'existence de l'infini, Père; celle de l'infini, Réparateur. La vie de l'homme se lie à ce triple infini aussi nécessairement que l'existence d'un triangle se lie à l'existence de trois angles.

L'homme réel n'est donc pas, dans son âme, cet être superbe qui traitait ou qui traite presque d'égal à égal avec le Dieu des écoles. L'homme réel implique l'existence et la nécessité du triple infini dont nous parlons.

Et que peuvent être trois infinis? Ils ne peuvent être qu'un seul Dieu, un Dieu qui a d'abord en lui tous les attributs métaphysiques et moraux de l'école, mais qui est encore infini, Père; infini, Rédempteur; infini, Auxiliaire, par rapport à nous: un Dieu en trois personnes (1).

Or, l'idée seule que nous avons de cette Trinité, quand nous nous livrons aux voix les plus intérieures de notre être, en implique l'existence.

L'observation, l'étude de plus en plus approfondie de la souffrance nous mène donc à une notion du divin infiniment plus complète que la notion du divin de l'école. Elle nous porte de la monade de Xénopbane, de Socrate, de Cicéron, de Descartes, à la Trinité. Et il n'y a rien que de parfaitement régulier dans cette détermination absolue de la Trinité et de son existence.

<«< En fait d'existence, Dieu est avant tout le reste, dit M. Amédée Jacques » avec tous les philosophes qui ont quelque valeur, et de lui tout dérive. Il >> semble en conséquence que, dans l'organisation des sciences philosophiques, >> le premier rang revienne de droit à la Théodicée ou plus généralement à » la métaphysique dont la Théodicée est une partie. Et de fait, plus d'une >> doctrine ancienne et moderne lui attribue ce rang; plus d'un grand esprit, » depuis Parménide jusqu'à Spinosa, a tenté de s'élever du premier coup » jusqu'à Dieu.... Un pareil procédé a de quoi séduire il est expéditif et

(1) Comme d'autres, nous pourrions essayer de pénétrer plus avant et d'expliquer le rapport entre les trois personnes divines: mais nous ne devons pas oublier que cet enseignement est philosophique et n'admet que des résultats rigoureux.

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