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contient pour ainsi dire en puissance la connaissance de tout le reste.... Espère-t-on maintenir l'accord entre les hommes par des institutions posées en l'air, comme pour des êtres de fantaisie et décider comment ils vivront sans savoir d'abord ce qu'ils sont? La connaissance de l'homme, de ses facultés, de sa nature est donc la condition indispensable de toutes les sciences philosophiques (1). >>

Qu'est-ce donc que l'homme?

Est-ce l'homme tel que l'entendait le génie grec, l'homme parfaitement sain, complet, harmonieux, tel que le plus fidèle disciple de Socrate, Xénophon, le présentait dans la Cyropédie? Non; et c'est Descartes qui nous l'apprend implicitement (2): l'homme en effet est un être qui a du défaut.

En second lieu, l'homme est-il tel que le comprenait Socrate, l'homme en tant qu'il n'est qu'âme ou qu'il est surtout âme, tellement âme que le corps ne compte pas (3)? Non, et c'est encore Descartes qui nous instruit implicitement à cet égard: Descartes en effet, après ses travaux sur l'homme considéré du côté psychologique, crut devoir en consacrer d'autres à l'homme considéré du côté physiologique, somatologique.

L'homme réel cependant est-il bien l'homme de Descartes, soit qu'il l'étudie sous le point de vue psychologique, soit qu'il l'étudie sous le point de vue somatologique? Ceci mérite examen.

Dans sa Méthode, c'est-à-dire dans le résumé de sa philosophie, Descartes admet que l'homme a du défaut par rapport à Dieu; mais admet-il que l'homme, âme et corps, ait du défaut par rapport à lui-même? Écoutez-le.

<< Il est bien vrai, dit-il, que toutes les fois que nous faillons, il y a du » défaut en notre façon d'agir ou en l'usage de notre liberté ; mais il n'y a >> point pour cela de défaut en notre nature, à cause qu'elle est toujours la » même, quoique nos jugements soient vrais ou faux (4). »

Pour Descartes par conséquent, il n'y avait point de défaut en notre nature. Descartes comme philosophe, était donc tout autre qu'il n'était, au point de vue religieux, à l'égard de l'homme.

(1) Amédée Jacques, professeur de philosophie au Collège de Versailles. (2) Dans sa Méthode, Descartes s'exprime ainsi :

« Ensuite de quoi, faisant réflexion sur ce que je doutais, et que par con»séquent mon être n'était pas tout parfait, car je voyais clairement que c'était >> une plus grande perfection de connaître que de douter, je m'avisai de cher» cher d'où j'avais appris à penser à quelque chose de plus parfait que je n'étais; >> et je connus évidemment que ce devait être de quelque nature qui fut en effet >> plus parfaite. » (4° partic.)

(3) « Ce n'est pas moi que vous ensevelirez » disait Socrate mourant à ses amis.

(4) Principes de philosophie, 1re partic, p. 86, édition de Cousin.

Ainsi en dépit de certaines apparences, en dépit du respect qu'il professe et qu'il a, nous en sommes convaincu, pour la théologie, Descartes, philosophe, regarde l'homme exactement comme le regardait le génie grec, comme le regardaient Socrate et Xénophon.

Descartes donc, toujours comme philosophe, n'a pas plus connu l'homme réel, que Socrate et le génie grec.

Qu'est-ce donc que l'homme réel? C'est non-seulement l'être qui a du défaut par rapport à Dieu; c'est aussi l'être qui a du défaut par rapport à lui-même. Et en quoi voyons-nous qu'il a du défaut par rapport à lui-même ? En ce qu'il souffre.

On conçoit que l'homme ait du défaut par rapport à Dieu; qu'il en ait encore, en tant que le créé ne peut pas être égal en perfection à l'incréé. Mais l'homme souffre la souffrance est ce qui le distingue le plus du fini sur la terre, et de l'infini: du fini sur la terre, en ce qu'il souffre plus que tous les êtres de la terre; de l'infini, en ce que l'infini ne souffre pas. C'est la souffrance qui est son défaut le plus caractéristique, le plus essentiel, celui qui le fait le plus homme.

Pour connaître l'homme par conséquent, il ne s'agit pas de l'étudier, du point de vue grec, du point de vue psychologique de Socrate, du point de vue de Descartes, qui ne fait en définitive que confirmer et fortifier l'esprit du paganisme à cet égard. Il faut l'étudier sous l'aspect diamétralement opposé à celui des Grecs et de tous ceux qui les ont copiés; c'est-àdire, dans la souffrance.

Frappez là en effet plus vous y frapperez, plus vous trouverez. Et il n'y a rien ici qui ne soit tout naturel. Si l'homme étudié et compris tout autrement qu'il n'est, n'a donné que des incertitudes ou des erreurs: bien étudié, bien compris, il ne donne, il ne doit donner que des certitudes et des vérités. Et voici une nouvelle différence entre l'enseignement légal de la philosophie, et le Nouvel Enseignement philosophique.

Le premier comprend l'homme en tant qu'il est parfaitement harmonieux. Nous le comprenons, nous, comme un être qui ne l'est pas.

L'homme souffre en effet de plus, il souffre plus que tous les êtres de la création terrestre. Pourquoi en est-il ainsi?

Quand nous écoutons l'enseignement légal de la philosophie, nous l'entendons nous dire avec tous les siècles, avec tous les grands penseurs qu'il existe un Dieu, que ce Dieu a toutes les perfections. (1). « Le Dieu, dit » M. Saisset, auquel la raison nous a conduits, n'est pas une sorte d'inconnue » algébrique dont la nature resterait pour nous indéterminée. Ce n'est point » le Dieu abstrait d'une logique aveugle: c'est le Dieu de la conscience, la

(1) Théodicée, p. 452-467.

» cause des causes, la raison universelle, l'Être tout parfait; c'est donc déjà » le créateur et la Providence de l'univers..... Aperçu du sens de la >> conscience, ajoute ce professeur, Dieu n'est plus seulement le créateur >> tout puissant et l'ordonnateur suprême des mondes, il est le type du beau » et du bien, l'architecte de l'univers moral, l'arbitre de nos destinées, le juge » et le Père des hommes. »

De même, quand cet enseignement nous parle de l'homme, il nous en parle aussi comme en ont parlé tous les siècles et les plus grands philosophes. « Le parfait, dit M. Saisset dans un autre passage de sa Théodicée, » se révèle dans l'imparfait, et Dieu dans le monde, voilà notre premier prin»cipe: mais n'y a-t-il point une créature privilégiée où Dieu se manifeste » d'une manière à la fois plus claire, plus complète et plus touchante? Et » où irons-nous chercher la marque des attributs les plus essentiels de la »> nature divine, sinon daus l'être que Dieu a fait à son image? Cet être, » c'est l'homme en qui tous les traits de perfection répandus et comme dis» persés dans l'immensité de ce vaste univers, viennent se concentrer et se » réfléchir (1). »

Pourquoi donc, encore une fois, l'homme souffre-t-il, et souffre-t-il plus que tous les êtres de la création terrestre ?

C'est, dit-on, parce que l'homme est une nature morale qui s'éprouve.

Quoi! Dieu est le Père des hommes; l'homme est la créature privilégiée de Dieu, et l'homme serait condamné, et cela seulement à titre d'épreuve, à souffrir plus que tous les êtres sans exception de la création terrestre, à être par conséquent plus malheureux qu'eux tous?

On peut concevoir, si l'on veut, que l'homme soit une nature morale qui s'éprouve; on peut concevoir ce que nous disions tout à l'heure, c'est-à-dire, que le créé soit inférieur à l'incréé, le fini à l'infini. Mais cela suffit-il pour expliquer comment sous un Dieu, Père des hommes, l'homme est ce qu'il est réellement, c'est-à-dire, le plus souffrant, le plus malheureux des êtres? Évidemment non: à moins de supposer que Dieu est injuste et cruel, ce qui est absurde; à moins de supposer qu'il est surtout injuste et cruel envers sa créature de prédilection, envers celle qui est faite à son image; ce qui est plus absurde encore.

Il n'y a donc de solution possible pour la souffrance de l'homme, ni par le système de l'épreuve de la nature morale, ni par le rapprochement du créé et de l'incréé.

Pourquoi donc l'homme souffre-t-il? C'est par la seule raison qui, sous un Dieu infiniment juste et bon, puisse expliquer la souffrance de l'homme, savoir, par suite d'une punition. Et pourquoi l'homme est-il puni? C'est

(1) Theodicée, page 455.

encore par la seule raison qui, sous un Dieu infiniment juste et bon, puisse expliquer la punition de l'être par excellence de la création, c'est-à-dire, parce qu'il y a eu faute.

D'autre part, l'homme souffre plus qu'aucun autre élre terrestre. Pourquoi en est-il ainsi? Nul doute encore, parce qu'il subit une punition, et une punition exceptionnelle; et pourquoi ? Parce qu'il a commis une faute excep tionnelle.

Si l'homme souffre, en résumé, c'est parce qu'il a failli. S'il souffre plus que tous les êtres terrestres, c'est parce qu'il est plus coupable qu'eux tous. Voilà ce qui est vrai, et il n'y a que cela de vrai, car nous avons, pour notre opinion l'histoire même de l'humanité tout entière, tandis que l'opinion de l'épreuve, etc., n'est qu'une idée toute moderne, presque contemporaine, qui n'a de racines nulle part, que le temps emportera comme il emporte tant d'autres idées superficielles et fausses; qui n'est défendue d'ailleurs que par quelques écrivains qui semblent n'avoir jamais vu l'homme que sur un point presque imperceptible de l'espace.

Sous un autre aspect, l'histoire de l'homme se divise en deux périodes dont l'une correspond à un âge primitif, à un âge d'innocence, de bonheur, à celui qu'on trouve au sommet des temps; dont l'autre correspond à un état contraire qui succède immédiatement au premier. Ceci est un nouveau fait qui a toute l'exactitude d'un axiome mathématique.

Si l'homme souffre par conséquent, s'il a toujours souffert plus que tous les êtres de la création terrestre, c'est évidemment par suite d'une faute commise à l'origine, dans un temps qui ne peut et ne doit correspondre qu'à la période primitive de notre espèce.

L'homme réel, on le voit de plus en plus, n'est donc pas l'homme grec, l'homme des écoles. L'homme réel, c'est l'homme à l'état de désharmonie, à l'état de déchéance par suite d'une faute primitive, et marqué du stygmate de la souffrance; et voici le seul homme qu'on doive étudier avec la jeunesse, après les divers exercices de l'enseignement légal de la philosophie.

Toutefois, ce n'est pas seulement l'individu qui souffre tous les membres de l'humanité souffrent, et tous souffrent plus que tous les autres êtres de la création. L'universalité de la douleur implique donc une faute qui intéresse, qui regarde, qui atteint l'universalité des hommes, comme l'aggravation de cette douleur pour nous, comparée à celle de tous les autres êtres de la création terrestre, atteste l'aggravation de la culpabilité humaine.

Mais la souffrance des hommes est identique; elle est une dans sa variété. La cause de la douleur, la faute primitive est donc une aussi.

Mais là où des êtres éprouvent une même douleur en conséquence d'une même cause, il y a manifestement solidarité d'effet. Et là où il y a solidarité d'effet, il y a solidarité de cause.

La théorie vient donc à l'appui de l'expérience; et toutes deux s'unissent pour prouver que la faute primitive pèse sur toute l'humanité.

D'un autre côté, l'identité de douleur par suite d'une même cause implique l'identité de nature dans les êtres qui souffrent. L'identité de nature implique l'identité d'origine. L'identité d'origine implique l'identité de destinée. L'identité de nature, d'origine et de destinée implique l'égalité, la fraternité. L'observation appliquée à l'homme réel, à l'homme contraire à l'homme grec, à l'homme étudié dans la souffrance en général, entraîne donc d'abord la déchéance de l'homme, l'égalité, la fraternité de tous les hommes, résultats qu'il était absolument interdit au génie grec d'obtenir logiquement.

Nous commençons par conséquent à connaître l'homme, « le centre de toute science » comme le dit très-bien M. Jacques, infiniment mieux que le monde grec ne le connaissait; et nous n'avons, pour ainsi dire, encore qu'effleuré l'homme.

L'homme, en effet, ne se borne pas à souffrir, et à souffrir en général plus que tous les êtres de la création terrestre. Il souffre encore particulièrement et autrement qu'eux. Il n'est même jamais plus noble que lorsqu'il souffre particulièrement et autrement qu'eux.

La faute, cause de la douleur universelle, ne peut donc se rapporter qu'à un ordre supérieur à celui des autres êtres de la création terrestre. Elle ne peut donc se rapporter qu'à l'ordre qui correspond à ce que les langues appellent l'ordre moral.

Mais que peut être une faute commise dans l'ordre moral? Elle ne saurait être qu'une faute commise envers une entité, envers une puissance, envers une loi morale; dans le monde, en effet, il n'y a que des phénomènes et des lois. La faute, cause de la souffrance de chaque individu, de toute la famille humaine, ne peut donc et ne doit être que la transgression, la violation d'une loi morale. Mais pour commettre une faute dans l'ordre moral, il faut que l'homme soit une force en rapport avec l'ordre moral, ou qu'il ait en lui une force de ce genre. Il y a donc dans l'homme une force qui doit être toute différente de ce qui est matériel, de ce qui est tangible ou visible. Qu'y a-t-il done? Il y a une force immatérielle, invisible, intangible. Il y a ce que toutes les nations ont appelé un esprit, une âme, etc.

En second lieu, une faute commise dans l'ordre moral, contre une loi morale, est un phénomène, une réalité aussi positive, aussi absolue que tout ce qu'il y a de plus positif et de plus absolu, quoique cette réalité soit immatérielle, invisible, intangible. Mais tout phénomène a une cause: il n'y a pas de phénomène sans cause. Il en résulte, par une conséquence mathématique, que l'âme de l'homme qui, seule, a pu commettre la faute, est une cause active et par cela même, une substance vivante, aussi réelle que tout ce qu'il y a de plus réel.

L'homme a donc une âme aussi nécessairement que l'effet a une cause, aussi nécessairement qu'un effet réel a une cause réelle.

Mais ne l'oublions pas, cette àme n'est plus celle de Socrate, n'est plus

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