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A PARIS.

Châlons, le 30 mars 1793.

Vous n'avez pas d'autre parti à prendre que de vous rendre en Touraine; votre vie y sera plus heureuse qu'à Paris. Elle serait certainement pour nous trois aussi heureuse qu'elle peut l'être si nous étions réunis, mais il faut s'en interdire jusqu'à l'idée. Cependant, voici comme j'imagine que nous pourrons du moins nous voir pour quelque temps l'examen sera indubitablement avancé et peut-être plus qu'on ne croit; il est possible que tout soit terminé dans cinq ou six semaines; alors il dépendra de moi d'aller à Paris, j'irai vous trouver, je demanderai à être envoyé vers l'Espagne, et, vos arrangements étant pris, nous partirons ensemble pour la Touraine, d'où je me rendrai, au temps prescrit, à mon régiment. Il se présente encore une autre manière de nous réunir, toujours dans la supposition que je serai employé sur la frontière d'Espagne : vous pouvez vous rendre la première en Touraine, et moi m'y rendre d'ici. De quelque manière que les choses tournent, il me devient nécessaire de vous embrasser l'un et l'autre avant la campagne, et j'espère que j'en viendrai à bout; mais il faut bien vous garder de venir à Châlons, où je ne

pourrais passer avec vous qu'une petite partie de la journée, sans parler des autres inconvénients, qui sont sans nombre.

La tristesse de votre ame ne me surprend pas; il n'est personne, je crois, qui pût supporter la solitude où vous êtes, jointe à une mauvaise santé. Le séjour de Paris ne conviendrait guère plus à mon père qu'à vous. J'espère dans peu être à portée de raisonner avec vous deux de tout cela. Vous savez bien que ma plus grande joie est de rencontrer des occasions de pouvoir vous procurer quelque consolation, et de répandre quelque agrément sur votre vie.

L'époque de l'examen approchant, Courier se mit au travail, mais le temps lui manqua. Lorsque M. Delaplace en virt aux questions d'hydrostatique, il lui répondit naïvement: Monsieur, je ne sais rien sur cette matière, mais si vous m'accordez quelques jours je m'en informerai. Ce peu de temps passé, il se présenta de nouveau et donna à l'examinateur une si haute idée de son intelligence qu'il en obtint d'être classé avantageusement parmi les autres élèves. Nommé lieutenant à la date du 1er juin 1793, il vint d'abord pour embrasser ses parents, et se rendit ensuite à Thionville, où sa compagnie tenait garnison.

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Au mois d'août de 1792, M. Courier subit un premier examen, à la suite duquel il fut admis en qualité d'élève souslieutenant d'artillerie à la date du 1er. septembre.

Mais l'extrême agitation qui régnait alors à Châlons par

l'effet de la présence de l'armée du roi de Prusse dans le voisinage, avait interrompu le cours des études; les élèves étaient employés à la garde des portes de la ville, où on avait placé quelques pièces de canon. Ce ne fut donc qu'au mois d'octobre et après la retraite des ennemis que l'école reprit son régime habituel.

M. Courier ne s'y distingua pas par son application : les auteurs grecs avaient repris sur lui tout leur empire, et les mathématiques étaient abandonnées; la discipline de l'école parassait d'ailleurs fort dure à un jeune homme vif et passionné, qui jusque-là avait joui d'une liberté presque entière, et n'avait même jamais été renfermé dans un collége. Aussi lui arrivait-il souvent d'oublier le soir l'heure à laquelle les portes de l'école se fermaient, et d'y rentrer en grimpant pardessu les murs.

A PARIS.

Thionville, le 10 septembre 1793.

TOUTES Vos lettres me font plaisir et beaucoup, nais non pas toutes autant que la dernière, parce qu'elle; ne sont pas toutes aussi longues, et parce que vous m'y racontez en détail votre vie et ce que vous faites. C'estune vraie pâture pour moi que ces petites narrations dans lesquelles il ne peut guère arriver que je n'entre pour beaucoup.

Il n'y a aucune apparence qu'on nous tire d'ici cette année ni peut-être la suivante, en sorte que je n'en partirai que quand je me trouverai lieutenant en premier, car il me faudra peut-être passer dans une autre compagnie, ce qu'à Dieu ne plaise. Mon camarade est employé à Metz aux ouvrages de l'arsenal. Il m'a quitté ce matin, et son absence, qui cependant ne saurait être longue, me donne tant de goût pour la solitude, que je me sens déjà tenté de me chercher un logement particulier. Mon travail souffre un peu de notre société, et c'est le seul motif qui puisse m'engager à la rompre, car du reste je me suis fait une étude et un mérite de supporter en lui une humeur fort inégale, qui avant moi a lassé tous ses autres camarades. J'ai fait presque comme Socrate, qui

avait pris une femme acariâtre pour s'exercer à la patience, pratique assurément fort salutaire, et dont j'avais moins besoin que bien des gens ne le croient, moins que je ne l'ai cru moi-même. Quoi qu'il en soit, je puis certifier à tout le monde que mon susdit compagnon a, dans un degré éminent, toutes les qualités requises pour faire faire de grands progrès dans cette vertu à ceux qui vivront avec lui.

Si vous n'avez pas encore fait partir mes livres qui son achetés, joignez-y celui-ci, qui me sera fort utile à ce que me disent les ingénieurs d'ici, OEuvres diverses de Eélidor sur le génie et l'artillerie. Ces ingénieurs sont de rudes gens : ils ont en manuscrit des ouvrages excellent: sur leur métier; je les ai priés de me les communiquer, ils m'ont refusé sous de mauvais prétextes; ils craignent apparemment que quelqu'un n'en sache autant qu'eux.

Cherchez parmi mes livres deux volumes in-8°, c'està-dire du format de l'Almanach royal, brochés en carton vert; l'un est tout plein de grec et l'autre de latin; c'est un Démosthènes qu'il faut m'envoyer, avec mes autres livres. Ces deux volumes sont assez gros l'un et l'autre, et assez sales aussi.

Mes livres font ma joie, et presque ma seule société. Je ne m'ennuie que quand on me force à les quitter, et je les retrouve toujours avec plaisir. J'aime surtout à relire ceux que j'ai déjà lus nombre de fois, et par là j'acquiers une érudition moins étendue mais plus solide.

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