Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]
[ocr errors]

sens. Le critique ignorant n'en doute jamais. Le critique subalterne consulte ceux qui l'environnent, et croit bien voir et bien entendre lorsqu'il voit et entend comme eux. Le critique supérieur consulte le goût des différens peuples: il les trouve divisés sur des ornemens de caprice il les voit réunis sur des beautés essentielles qui ne vieillissent jamais, et dont les débris ont le charme de la nouveauté; il se replie sur lui-même; et par l'impres sion plus ou moins vive qu'ont faite sur lui ces beautés il s'assure ou se défie du rapport de ses organes. Dèslors il peut former son modèle intellectuel de ce qui l'affecte le plus dans les modèles existans; suppléer au défaut de l'un par les beautés de l'autre, et se disposer ainsi à juger non-seulement des faits par les faits, mais encore par les possibles. Dans l'architecture, il dépouil lera le gothique de ses ornemens puériles; mais il adop tera la coupe hardie, majestueuse et légère de ses voûtes, qu'il revêtira des beautés simples, et måles du grec: dans celui-ci, il joindra la frise ionique à la colonne dorique la base dorique au chapiteau corinthien, à ce chapiteau si élégant, si noble, et si contraire à la vraisemblance. Il aura recours au compas et au calcul, pour proportionner les hauteurs aux bases, et les supports aux fardeaux ; mais dans le détail des ornemens,, il jugera d'un coup d'oeil les rapports de l'ensemble, sans exiger qu'on fasse du triglyphe un quarré long, du métope un quarré par fait,etc., bizarrerie d'usage, tyrannie de l'habitudel, que la stérilité et la paresse ont érigée en inviolable loi..

C

[ocr errors]

Il usera de la même liberté dans la composition de son modèle en harmonie; il tirera du phénomène donné par la nature, l'origine des accords; il les suivra dans deur génération; ik observera leurs progrès; il développera leur mélange il appliquera la théorie à la pratique; et, soumettant l'une et l'autre au jugement de l'oreille oil sacrifiera les détails à l'ensemble, et les règles, an senti ment. L'harmonie ainsi réduite à la beauté physique des accords, et bornée à la sumple émotion de l'organe n'exige donc, comme l'architecture, qu'un sens exercé par l'étude, éprouvé par l'usage, docile à l'expérience et rebelle à l'opinion.

95

Mais dès que la mélodie vient donner de l'ame et dit caractère à l'harmonie, au jugement de l'oreille se joint celui de l'imagination, du sentiment de l'esprit lui même. La musique devient un langage expressif, une imitation vive et touchante: dès-lors c'est avec la poésie que ses principes lui sont communs ; et l'art de les juger est le même. Des sons articulés dans l'une, dans l'autre des sons modulés, dans toutes les deux le nombre et le mouvement concourent à peindre la nature. Et si l'on demande quelle est la musique et la poésie par excellence, c'est la poésie ou la musique qui peint le plus et qui exprime le mieux. Pe

au

Dans la sculpture et la peinture, c'est peu d'étudier la nature en elle-même; modèle toujours imparfait; c'est peu d'étudier les productions de l'art modèles toujours plus froids que la nature. Il faut prendre de l'un ce qui manque à l'autre, et se former un ensemble des différen tes parties où ils se surpassent mutuellement or, sans parler des sources où Fartiste et le connoisseur doivent puiser l'idée du beau, relative au choix des sujets, Caractère des passions, à la composition et à l'ordonnance; combien la seule étude du physique dans ces deux arts ne suppose-t-elle pas d'épreuves et d'observations? Que d'é tudes pour la partie du dessein! Qu'on demande à nos prétendus connoisseurs où ils ont observe, par exemple, le méchanisme du corps humain, la combinaison et le jeu des nerfs, le gonflement, la tension, la contraction des muscles, la direction des forces, les points d'appui, etc. Ils seront aussi embarassés dans leur réponse qu'ils le sont peu dans leurs décisions. Qu'on leur demande où ils ont observé tous les reflets, toutes les gradations tous les contrastes des couleurs, tous les tons, toutes les coupes de lumière possibles; étude sans laquelle on est hors d'état de parler du coloris. Un peintre aussi connu par les sacrifices qu'il a faits à la perfection de son art, que par la force et la vérité qui caractérisentses ouvrages, M. de la Tour, vouloit exprimer dans un de ses tableaux l'application d'un homme absorbé dans l'étude. Il a imaginé de le peindre éclairé par deux bougies, dont l'une fond et s'éteint sans qu'il s'en ap perçoive. Combien, de l'aveu même de l'artiste, pour

4

*

saisir cet accident, il a fallu voir couler de bougies? Or, si un homme accoutumé à épier et à surprendre la na→ ture, a tant de peine à l'imiter, quel est le connoisseur qui peut se flatter de l'avoir assez bien vue pour en critiquer l'imitation? C'est une chose étrange que la hardiesse avec laquelle on se donne pour juge de la belle nature, dans quelque situation que le peintre ou le sculpteur ait pu l'imaginer et la saisir. Celui-ci, après avoir employé la moitié de sa vie à l'étude de son art, n'ose se fier aux modèles que sa mémoire a recueillis, et que son imagi

nation lui retrace: il a cent fois recours à la nature pour se corriger d'après elle: il vient un critique plein de confiance, qui le juge d'un coup d'oeil: ce critique a-t-il étudié l'art ou la nature? aussi peu l'un que l'autre ; mais il a des statues et des tableaux, et avec eux il prétend avoir acquis le talent de s'y connoître. On voit de ces connoisseurs se pâmer devant un ancien tableau, dont ils admiroient le clair-obscur : le hazard fait qu'on lève la bordure; le vrai coloris mieux conservé se découvre dans un coin, et ce ton de couleur si admiré se trouve une couche de fumée.

Nous savons qu'il est des amateurs versés dans F'étude des grands maîtres, qui en ont saisi la manière, qui en connoissent la touche, qui en distinguent le coloris: c'est beaucoup pour qui ne veut que jouir; mais c'est bien peu pour qui ose juger: on ne juge point un ta bleau d'après des tableaux. Quelque plein qu'on soit de Raphaël, on sera neuf devant le Guide. Bien plus, les forces du Guide, malgré l'analogie du genre, ne serout point une règle sûre pour critiquer le Milon du Puget, ou le Gladiateur mourant. La nature varie sans cesse: chaque position, chaque action différente la modifie diversement: c'est donc la nature qu'il faut avoir étudiée sous telle et telle face, pour en juger l'imitation. Mais la nature elle-même est imparfaite; il faut donc aussi avoir étudié les chefs-d'oeuvres de l'art, pour être en état de critiquer en même-temps et l'imitation et le modèle.

Cependant les difficultés que présente la critique dans les arts dont nous venons de parler, n'approchent pas de celles que réunit la critiqne littéraire.

Dans l'histoire, aux lumières profondes que nous avons exigées du critique pour la partie de l'érudition, se joint, pour la partie purement littéraire, l'étude moins étendue, mais non, moins réfléchie, de la majestueuse simplicité du style, de la netteté, de la décence, de la rapidité de la narration, de l'à-propos et du choix des réflexions et des portraits, ornemens puériles dès qu'on les affecte et qu'on les prodigue; enfin de cette éloquence mâle, précise et naturelle, qui ne peint les grands hommes et les grandes choses que de leurs propres couleurs, qualités qui mettent si fort Tacite et Saluste au-dessus de Tite-Live et de Quinte-Curce. Ce n'est que de cet assemblage de connoissances et de goût que se forme un critique supérieur dans le genre historique que seroit-ce si le même homme prétendoit embrasser en même-temps la partie de l'éloquence et celle de la morale ?

Ces deux genres, soit que, renfermés en eux-mêmes, ils se nourrissent de leur propre substance, soit qu'ils se pénètrent l'un l'autre et s'animeut mutuellement, soit que, répandus dans les autres genres de littérature comme un feu élémentaire, ils y portent la vie et la fécondité; ces deux genres, dans tous les cas, ont pour objet de rendre la vérité sensible et la vertu aimable.

C'est uu talent donné à peu de personnes, et que peu de personnes sont en état de critiquer. L'esprit n'en est qu'un demi-juge. Il connoît l'art de convaincre, non celui de persuader; l'art de séduire, non celui d'émouvoir. L'esprit peut, critiquer un rhéteur subtil; mais le coeur seul peut juger le philosophe éloquent. Le critique en éloquence et en morale doit donc avoir en lui ce principe de sensibilité et de droiture qui fait concevoir et produire avec force les vérités dont on se pénètre, ce principe de noblesse et d'élévation qui excite en nous l'enthousiasme de la vertu, et qui seul embrasse tous les possibles dans l'art d'intéresser pour elle. «Si la vertu pouvoit se rendre, visible aux hommses , a » dit un philosophe, elle paroîtroit si touchante et şi » belle que personne ne pourroit lui résister » c'est ainsi que doit la concevoir, et celui qui la peint et celui qui en critique la peinture.

La fausse éloquence est également facile à professer et à pratiquer des figures entassées, de grands mots qui ne disent rien de grand, des mouvemens empruntés, qui ne partent jamais du cœur et qui n'y arrivent jamais, ne supposent ni dans l'auteur ni dans le connoisseur, aucune élévation dans l'esprit aucune sensibi lité dans l'ame; mais la vraie éloquence étant l'émanation d'une ame à-la-fois simple, forte, grande et sensible, il faut réunir toutes ces qualités pour y exceller, et pour savoir comment on y excelle. Il s'ensuit qu'un grand critique en éloquence doit être éloquent luimême. Osons le dire à l'avantage des ames sensibles; celui qui se pénètre vivement du beau, du touchant du sublime, n'est pas loin de l'exprimer, et l'ame qui en reçoit le sentiment avec une certaine chaleur, peut à son tour le produire. Cette disposition à la vraie éloquence ne comprend ni les avantages de l'élocution, ni cette harmonie entre le geste, le ton et le visage, qui compose l'éloquence extérieure. Il s'agit ici d'une éloquence interne, qui se fait jour à travers le langage le plus inculte et la plus grossière expression; il s'agit de T'éloquence du paysan du Danube, dont la rustique sublimité fait si peu d'honneur à l'art, et en fait tant à la nature; de cette éloquence sans laquelle l'orateur n'est qu'un déclamateur, et le critique qu'un froid Aristarque.

Par la même raison, un critique en morale doit avoir en lui, sinon les vertus pratiques, du moins le germe de ces vertus. Il n'arrive que trop souvent que les mœurs d'un homme éclairé sont en contradiction avec ses principes, quelquefois avec ses sentimens. Il n'est donc pas essentiel au critique en morale d'être vertueux ; il suffit qu'il soit né pour l'être; mais alors quel métier que celui du critique! Avoir à se condammer sans cesse en approuvant les gens de bien ! Cependant il ne seroit pas à souhaiter que le critique en morale fût exempt de passions et de foiblesses il faut juger les hommes en homme vertueux, mais en homme; se connoître, connoître ses semblables et savoir ce qu'ils peuvent avant que d'examiner ce qu'ils doivent; se mettre à la place d'un père, d'un fils, d'un ami, d'un citoyen, d'un

[ocr errors]
[ocr errors]
« PreviousContinue »