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« heureux émigré français trouve cette som<< me? - Ah! monsieur, vous êtes émigré et << malheureux, reprit le dentiste; alors c'est « bien différent. Je sais ménager l'infortune, « et dans ce cas-là je ne demande que mes « déboursés, qui sont de trois guinées. Si cela << vous convient, revenez dans huit jours, et « ce que vous demandez sera fait. » M. d'A.... accepte bien vite, et se retire très-content. Il est rencontré sur l'escalier par un homme qui montait chez le dentiste, et qui, en arrivant, dit à ce dernier: «Vous venez de rece<< voir la visite d'un Français bien riche, M. le « comte d'A.....-Quoi! c'est le comte d'A...., <«< celui qui est sorti de France avec trois mil<< lions? Il m'a bien trompé : il s'est donné ici « pour un malheureux émigré; mais je n'en << serai pas la dupe. Il doit revenir dans huit « jours, à cette même heure-ci; trouvez-vous << chez moi, et vous serez témoin d'une scène «assez singulière ». M. d'A..... ne manqua pas en effet d'arriver au jour marqué. Lé dentiste le reçoit fort poliment, lui fait voir son ouvrage qui était parfait, déchausse son ancien ratelier, le brise sur une table d'un coup de marteau, pour montrer combien il était mauvais, et avant de replacer l'autre,

lui dit : « Vous vous rappelez sans doute nos «< conventions; je me fais toujours payer d'a « vance. Avez-vous apporté les vingt- cinq « guinées?- Mais nous ne sommes convenus « que de trois. Oui, quand je croyais avoir « à obliger un malheureux émigré; mais sa<«< chant que je parle à M. le comte d'A....., * qui est très-opulent, j'espère qu'il ne sera << pas moins juste, et je le crois incapable « d'abuser de ma bonne foi. Au surplus, M. le <«< comte, si cela ne vous convient pas, vous « êtes le maître de reprendre votre ancien « ratelier, et de vous adresser à quelque autre << artiste >>.

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EN 1794, un émigré français se trouvant obligé, pour ne pas épuiser ses ressources en voyage, de séjourner, pendant l'hiver le plus rigoureux, dans un petit village au milieu des sables de la Westphalie, et manquant absolument de bois, vit passer une voiture qui en était chargée. Il appela le conducteur, et demanda quel prix il en voulait. Celui-ci s'aper cevant, à la mauvaise prononciation de la langue allemande, qu'il avait affaire à un étran ger, exigea trois louis, et ne voulut jamais cé

der sa charge à moins. L'émigré ne pouvant obtenir une diminution, paya et fit décharger Ja voiture en sa présence. Le voiturier, bien content du marché qu'il avait fait, entre dans un cabaret, demande à déjeuner, et se vante devant tout le monde d'avoir complétement leurré un Français, auquel il avait vendu trois. louis une voiture de bois qui valait tout au plus huit francs. L'aubergiste, homme honnête, se montra indigné de ce procédé, et lui en fit des reproches, qui auraient dû l'humilier; mais celui-ci ne fit qu'en rire; et comme il avait de grands principes philosophiques, il étala toute sa doctrine sur le droit naturel, d'où il conclut que son bois étant son bien, sa denrée, il était le maître d'y mettre le prix qu'il voulait, sans que personne y pût trouver à redire.

Le déjeuner fini, le voiturier demande combien il doit. « Trois louis, répond l'auber<< giste d'un grand sang-froid. — Comment, « trois louis pour un morceau de pain, un morceau de fromage et deux verres deOui, c'est mon bien, c'est ma « denrée, je suis le maître d'y mettre le prix « que je veux. J'en demande trois louis, et « votre cheval restera en fourrière chez moi,

« bière!

jusques à ce que vous ayez payé. Si vous « n'êtes pas content, allons chez le bourg-、 << mestre ». Ce dernier parti est accepté. Le voiturier porte sa plainte, et le Juge paraît aussi indigné que surpris de l'exaction horrible de l'aubergiste, dont jusque-là il n'avait jamais soupçonné la probité. Mais ce dernier, prenant à son tour la parole, raconta le procédé de sa partie adverse à l'égard d'un étranger malheureux, les reproches qu'il lui en avait faits, la manière dont il y avait répondu, et finit par invoquer pour lui-même l'exercice du droit naturel dont cet homme s'était si cruellement prévalu. Le bourgmestre se rendit à d'aussi bonnes raisons, et jugea en sa faveur. L'aubergiste reçut les trois louis, en remit huit francs au voiturier, et alla tout de suite porter le surplus au Français, duquel il ne voulut accepter autre chose que quelque monnaie qui lui était due pour le déjeuner du conducteur.

La nouvelle de ce petit événement ne tarda pas à être répandue dans les environs, et attira autant de louanges à l'aubergiste que de huées à son inique adversaire, qui cependant s'en consolait en songeant qu'il avait au moins le prix de sa marchandise, et qu'on ne lui avait

pas retenu les frais de son déjeuner. Mais la Providence ne permit pas qu'une avarice aussi sordide et des intentions aussi basses restassent impunies: car les gardes-forêts du village où demeurait cet homme, ayant été instruits de ce qui s'était passé, et sachant qu'il n'avait aucun bois en propriété, imaginèrent que la charge qui avait formé l'objet de la discussion pourrait bien avoir été coupée dans les possessions du seigneur. Ils firent des perquisitions, et ne manquèrent pas de témoins qui constatèrent le vol. Ils dressèrent aussitôt leur procès-verbal; et à peine était-il revenu à son domicile, qu'il fut arrêté et conduit en prison, jusqu'à ce qu'il eût payé une très-forte amende.

J'AI parlé précédemment du digne évêque de Lisieux avec l'intérêt du plus tendre attachement. Mais ce qui tient à sa respectable famille a des droits si sacrés sur tout ce qui porte un cœur honnête et sensible, que je me reprocherais de passer sous silence la noble conduite du comte Eugène de la Féronays, son frère, à l'égard d'une illustre étrangère, dont il eut la satisfaction d'adoucir le malheur,

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