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garthen. Mais tous ceux qui ont habité la Suisse, seront bien éloignés de croire que dans la petite ville dont parle madame de Genlis, on punisse aussi sévèrement qu'elle le dit les faiblesses malheureuses des jeunes filles qui vont faire leur déclaration par devant le magistrat. Pourrait-on imaginer en effet qu'aucune d'elles se soumît volontairement à l'infamie publique qu'on assure si positivement devoir être la suite de son libre aveu, tandis qu'il lui serait si facile de s'y soustraire en moins de dix minutes, en passant sur un territoire étranger? Mais les moeurs helvétiques sont si indulgentes sur les fautes de cette nature, qu'on se persuadera difficilement que la seule juridiction de Bremgarthen ait conservé une austérité qui n'existe dans aucun pays voisin, et qui partout serait taxée de barbarie atroce.

Je ne parlerai pas de certains cantons protestants, où les parents favorisent eux-mêmes les assiduités nocturnes des jeunes gens auprès de leurs filles. Ces unions d'essai, ces séparations sont aussi communes chez les ca tholiques que chez les protestants, et les filles dont les faiblesses ont eu des suites connues y ont la même certitude de fortune dans les

meilleures maisons. Enfin elles auraient le droit d'attaquer au criminel quiconque les invectiverait sur leurs désordres, à moins qu'elles n'en fussent à leur troisième enfant; et il est très- ordinaire de les voir se marier avantageusement avec des hommes qui sont parfaitement instruits de leur conduite, et qui n'ignorent pas qu'elles ont eu un petit défaut; c'est l'expression dont on se sert pour désigner ce que nous appelons déréglement de mœurs.

Cependant il existe dans les pays catholiques, non une punition réelle, mais une distinction marquante et peu pénible pour les filles qui ont fait un enfant. Elles sont libres de ne pas assister aux processions des fêtes de la Sainte-Vierge; mais elles ne peuvent y paraître qu'en tablier de couleur; et celle qui s'y présenterait en tablier blanc, dans ce caslà, éprouverait bientôt la justice de ses compagnes qui lui déchireraient ses vêtements.

D'après ce tableau, qui est bien loin d'être exagéré, et dont tout habitant sincère ne contestera pas la vérité, on pourra croire que madame de Genlis, dont les productions inspirent un si grand intérêt, a composé, par habitude et par reconnaissance, un charmant

conte moral; mais on ne se persuadera pas que la petite ville de Bremgarthen, qui n'a point de code fixe, et qui se régit par des lois purement arbitraires, ait seule conservé, au milieu d'un pareil déréglement, une austérité légale de mœurs, qui peut-être existait il y a quelques siècles, mais que la civilisation et la contagion de l'exemple ont dû faire tomber depuis long-temps en désuétude.

Je dis que ce petit pays n'a point de code fixe, quoiqu'il ait réellement sa juridiction particulière soumise à l'appel par devant les syndicats de Berne, Zurich et Glaris, excepté dans les matières criminelles. Mais on pourra juger de la vérité de cette assertion par une décision fort extraordinaire rendue, en plein conseil, contre un respectable magistrat français en 1793 ou 1794.

M. Lenoir, ancien lieutenant-général de police à Paris, et conseiller d'état en France, habitait Bremgarthen à cette époque. Madame la comtesse de Montbeillard, fort liée avec lui, obligée de retourner dans sa patrie, et n'ayant que très-peu de moyens pour faire ce voyage, vint lui emprunter cinquante louis, qu'il lui remit avec l'obligeance qui formait la base de son caractère. Elle le pria de vou

loir bien solder de plus, après son départ, le mémoire d'un boulanger auquel elle devait quelques fournitures, et s'engagea, par le billet qu'elle lui laissa, à rembourser ces deux objets à un terme fixe. Elle partit le soir même. Dès le lendemain M. Lenoir paya le boulanger et en exigea une quittance au bas du billet de sa débitrice. Le surlendemain il fut cité à comparaître au Conseil. Fort étonné d'avoir quelque chose à démêler avec la justice, mais ayant pour premier principe de se soumettre aux lois du pays qui lui donnait asile, il se présenta devant les magistrats, qui l'interrogèrent ainsi : « Monsieur, vous avez prêté « de l'argent à madame de Montbeillard pour << retourner chez elle? Oui, messieurs. — << Elle vous a chargé de solder le mémoire de << son boulanger, et vous l'avez acquitté ?« Oui, messieurs. - Monsieur, elle doit en«< core à plusieurs personnes dans ce pays-ci, « et le service que vous lui avez rendu vous << établit caution de toutes les dettes qu'elle a <<< contractées, et dont voilà l'état. » En vain M. Lenoir voulut-il se récrier contre une induction aussi illégale : on lui imposa silence, en lui annonçant, que sur son refus on ferait saisir et vendre ses meubles jusqu'à concur

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rence. Il fut obligé de payer tout ce que devait madame de Montbeillard.

UNE décision non moins singulière, portée par le conseil de Soleure, dans une affaire à peu près pareille, semblerait démontrer que les lois sont ou étaient alors absolument arbitraires et de circonstance, dans une partie de la Suisse, au moins quand les intérêts des habitants se trouvaient compromis avec ceux des étrangers.

M. de Puj...., officier français, logé à l'auberge de la Tour-Rouge, où il s'était mis en pension avec ses chevaux et son cabriolet, se trouvait habituellement placé à table d'hôte à côté d'un jeune Alsacien qu'il ne voyait que dans ces moments-là, mais qui lui entendant dire qu'il allait passer deux jours à Bâle, le pria de lui donner une place dans sa voiture; ce qui fut accordé avec beaucoup d'honnêteté. Le lendemain, au moment où les deux voyageurs montaient en cabriolet, l'aubergiste qui les accompagnait, dit à M. de Puj.... ; << Monsieur, vous me ramenerez bien votre << compagnon de voyage?-Oh! avec grand plaisir, répondit-il. » Arrivés à Bâle, M. de

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