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met à le suivre, et il ne l'abandonne point qu'il ne l'ait remis jusque dans sa maison. Si par hasard il a appris ce qui aura été dit dans une assemblée de ville, il court dans le même temps le divulguer. Il s'étend merveilleusement sur la fameuse bataille qui s'est donnée sous le gouvernement de l'orateur Aristophon, comme sur le combat célèbre que ceux de Lacédémone ont livré aux Athéniens sous la conduite de Lysandre 2. Il raconte une autre fois quels applaudissements a eus un discours qu'il a fait dans le public, en répète une grande partie, mêle dans ce récit ennuyeux des invectives contre le peuple, pendant que de ceux qui l'écoutent les uns s'endorment, les autres le quittent, et que nul ne se ressouvient d'un seul mot qu'il aura dit. Un grand causeur, en un mot, s'il est sur les tribunaux, ne laisse pas la liberté de juger; il ne permet pas que l'on mange à table; et s'il se trouve an théâtre, il empêche non seulement d'entendre, mais même de voir les acteurs. On lui fait avouer ingénument qu'il ne lui est pas possible de se taire, qu'il faut que sa langue se remue dans son palais comme le poisson dans l'eau, et que, quand on l'accuserait d'ètre plus babillard qu'une hirondelle, il faut qu'il parle aussi écoute-t-il froidement toutes les railleries que l'on fait de lui sur ce sujet; et jusques à ses propres enfants, s'ils commencent à s'abandonner au sommeil. Faites-nous, lui disent-ils, un conte qui achève de nous endormir.

CHAPITRE VIII.

DU DÉBIT DES NOUVELLES.

Un nouvelliste ou un conteur de fables est un homme qui ar range, selon son caprice, des discours et des faits remplis de faussetés; qui, lorsqu'il rencontre l'un de ses amis, compose

C'est à dire sur la bataille d'Arbelles et la victoire d'Alexandre, suivies de la mort de Darius, dont les nouvelles vinrent à Athènes lorsque Aristophon, célèbre orateur était premier magistrat.

* Il était plus ancien que la bataille d'Arbelles, mais trivial et su de tout le peuple.

son visage, et lui souriant: D'où venez-vous ainsi? lui dit-il : que nous direz-vous de bon? n'y a-t-il rien de nouveau? Et continuant de l'interroger : Quoi donc ! n'y a-t-il aucune nouvelle? cependant il y a des choses étonnantes à raconter. Et sans lui donner le loisir de lui répondre : Que dites-vous donc ? poursuit-il : n'avez-vous rien entendu par la ville? Je vois bien que vous ne savez rien, et que je vais vous régaler de grandes nouveautés. Alors, ou c'est un soldat, ou le fils d'Astée le joueur de flûte, ou Lycon l'ingénieur, tous gens qui arrivent fraîchement de l'armée, de qui il sait toutes choses: car il allègue pour témoins de ce qu'il avance des hommes obscurs qu'on ne peut trouver pour les convaincre de fausseté : il assure donc que ces personnes lui ont dit que le roi 2 et Polysperchon 3 ont gagné la bataille, et que Cassandre, leur ennemi, est tombé vif entre leurs mains 4. Et lorsque quelqu'un lui dit : Mais en vérité cela est-il croyable? il lui réplique que cette nouvelle se crie et se répand par toute la ville, que tous s'accordent à dire la même chose, que c'est tout ce qui se raconte du combat, et qu'il y a eu un grand carnage. Il ajoute qu'il a lu cet évènement sur le visage de ceux qui gouvernent; qu'il y a un homme caché chez l'un de ces magistrats depuis cinq jours entiers, qui revient de la Macédoine, qui a tout vu, et qui lui a tout dit. Ensuite, interrompant le fil de sa narration : Que pensez-vous de ce succès? demande-t-il à ceux qui l'écoutent. Pauvre Cassandre! malheureux prince! s'écrie-t-il d'une manière touchante ; voyez ce que c'est que la fortune; car enfin Cassandre était puissant, et il avait avec lui de grandes forces. Ce que je vous dis, poursuit-il, est un secret qu'il faut garder pour vous seul, pendant qu'il court par toute la ville le débiter à qui le veut entendre. Je vous avoue que ces diseurs de nouvelles me donnent de l'admiration, et que je ne conçois pas quelle est la fin qu'ils se proposent; car, pour ne rien dire de la bassesse qu'il y a à tou'jours mentir, je ne vois pas qu'ils puissent recueillir le moindre

1

L'usage de la flûte, très ancien dans les troupes.

2 Arrhidée, frère d'Alexandre-le-Grand.

3

Capitaine du même Alexandre.

4 C'était un faux bruit; et Cassandre, fils d'Antipater, disputant à Arrhidée et Polysperchon la tutelle des enfants d'Alexandre, avait eu de l'avantage sur eux.

fruit de cette pratique; au contraire, il est arrivé à quelques uns de se laisser voler leurs habits dans un bain public, pendant qu'ils ne songeaient qu'à rassembler autour d'eux une foule de peuple, et à lui conter des nouvelles. Quelques autres, après avoir vaincu sur mer et sur terre dans le Portique 1, ont payé l'amende pour n'avoir pas comparu à une cause appelée. Enfin il s'en est trouvé qui, le jour même qu'ils ont pris une ville, du moins par leurs beaux discours, ont manqué de dîner. Je ne crois pas qu'il y ait rien de si misérable que la condition de ces personnes : car quelle est la boutique, quel est le portique, quel est l'endroit d'un marché public où ils ne passent tout le jour à rendre sourds ceux qui les écoutent, ou à les fatiguer par leurs mensonges?

CHAPITRE IX.

DE L'EFFRONTERIE CAUSÉE PAR L'AVARICE.

Pour faire connaître ce vice, il faut dire que c'est un mépris de l'honneur dans la vue d'un vil intérêt. Un homme que l'avarice rend effronté ose emprunter une somme d'argent à celui à qui il en doit déjà, et qu'il lui retient avec injustice. Le jour même qu'il aura sacrifié aux dieux, au lieu de manger religieusement chez soi une partie des viandes consacrées 2, il les fait saler pour lui servir dans plusieurs repas, et va souper chez l'un de ses amis; et là à table, à la vue de tout le monde, il appelle son valet, qu'il veut encore nourrir aux dépens de son hôte, et lui coupant un morceau de viande qu'il met sur un quartier de pain, tenez, mon ami, lui dit-il, faites bonne chère. Il va luimême au marché acheter des viandes cuites ; et avant de convenir du prix, pour avoir une meilleure composition du marchand, il le fait ressouvenir qu'il lui a autrefois rendu service. Il fait ensuite peser ces viandes, et il en entasse le plus qu'il peut s'il en est empêché par celui qui les lui vend, il jette du moins quelque os dans la balance: si elle peut tout contenir, il

1

Voyez le chapitre de la Flatterie.

2 C'était la coutume des Grecs. Voyez le chapitre du Contre-Temps.

3

Comme le menu peuple, qui achetait son souper chez le charcutier.

est satisfait; sinon, il ramasse sur la table des morceaux de rebut, comme pour se dédommager, sourit, et s'en va. Une autre fois, sur l'argent qu'il aura reçu de quelques étrangers pour leur louer des places au théâtre, il trouve le secret d'avoir sa part franche du spectacle, et d'y envoyer le lendemain ses enfants et leur précepteur. Tout lui fait envie, et veut profiter des bons marchés, et demande hardiment au premier venu une chose qu'il ne vient que d'acheter. Se trouve-t-il dans une maison étrangère, il emprunte jusques à l'orge et à la paille; encore faut-il que celui qui les lui prête fasse les frais de les faire porter jusque chez lui. Cet effronté, en un mot, entre sans payer dans un bain public, et là, en présence du baigneur, qui crie inutilement contre lui, prenant le premier vase qu'il rencontre, il le plonge dans une cuve d'airain qui est remplie d'eau, se là répand sur tout le corps 1; « Me voilà lavé, ajoute-t-il, autant « que j'en ai besoin, et sans en avoir obligation à personne; remet sa robe, et disparaît.

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CHAPITRE X.

De L'épargne sordide.

Cette espèce d'avarice est dans les hommes une passion de vouloir ménager les plus petites choses sans aucune fin honnête. C'est dans cet esprit que quelques uns recevant tous les mois le loyer de leur maison, ne négligent pas d'aller eux-mêmes demander la moitié d'une obole qui manquait au dernier paiement qu'on leur a fait ; que d'autres, faisant l'effort de donner à manger chez eux, ne sont occupés pendant le repas qu'à compter le nombre de fois que chacun des conviés demande à boire. Ce sont eux encore dont la portion des prémices 2 des viandes que l'on envoie sur l'autel de Diane est toujours la plus petite. Ils apprécient les choses au dessous de ce qu'elles valent; et de quelque bon marché qu'un autre, en leur rendant compte, veuille se prévaloir, ils lui soutiennent toujours qu'il a acheté trop cher. Implacables

Les plus pauvres se lavaient ainsi pour payer moins.
Les Grecs commençaient par ces offrandes les repas publics.

à l'égard d'un valet qui aura laissé tomber un pot de terre, ou cassé par malheur quelque vase d'argile, ils lui déduisent cette perte sur sa nourriture: mais si leurs femmes ont perdu seulement un denier, il faut alors renverser toute la maison, déranger les lits, transporter des coffres, et chercher dans les recoins les plus cachés. Lorsqu'ils vendent, ils n'ont que cette unique chose en vue, qu'il n'y ait qu'à perdre pour celui qui achète. Il n'est permis à personne de cueillir une figue dans leur jardin, de passer au travers de leur champ, de ramasser une petite branche de palmier, ou quelques olives qui seront tombées de l'arbre. Ils vont tous les jours se promener sur leurs terres, en remarquent les bornes, voient si on n'y a rien changé, et si elles sont toujours les mêmes. Ils tirent intérêt de l'intérêt, et ce n'est qu'à cette condition qu'ils donnent du temps à leurs créanciers. S'ils ont invité à dîner quelques uns de leurs amis, et qui ne sont que des personnes du peuple, ils ne feignent point de leur faire servir un simple hachis; et on les a vus souvent aller euxmêmes au marché pour ces repas, y trouver tout trop cher, et en revenir sans rien acheter. Ne prenez pas l'habitude, disentils à leurs femmes, de prêter votre sel, votre orge, votre farine, ni même du cumin1, de la marjolaine 2, des gâteaux pour l'autel 5, du coton, de la laine; car ces petits détails ne laissent pas de monter, à la fin d'une année, à une grosse somme. Ces avares, en un mot, ont des trousseaux de clefs rouillées dont ils ne se servent point, des cassettes où leur argent est en dépôt, qu'ils n'ouvrent jamais, et qu'ils laissent moisir dans un coin de leur cabinet : ils portent des habits qui leur sont trop courts et trop étroits les plus petites fioles contiennent plus d'huile qu'il n'en faut pour les oindre : ils ont la tête rasée jusqu'au cuir; se déchaussent vers le milieu du jour 4 pour épargner leurs souliers; vont trouver les foulons pour obtenir d'eux de ne pas épargner la craie dans la laine qu'ils leur ont donnée à préparer, afin, disent-ils, que leur étoffe se tache moins 5.

:

Une sorte d'herbe.

Elle empêche les viandes de se corrompre, ainsi que le thym et le laurier.

Faits de farine et de miel, et qui servaient aux sacrifices.

4 Parce que dans cette partie du jour le froid en toute saison était supportable.

· C'était aussi parce que cet apprêt avec de la craie, comme le pire

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