Page images
PDF
EPUB

cet état dans un lieu public parmi le monde ; ne pas faire la différence de l'odeur forte du thym ou de la marjolaine d'avec les parfums les plus délicieux; être chaussés large et grossièrement; parler haut, et ne pouvoir se réduire à un ton de voix modéré; ne se pas fier à leurs amis sur les moindres affaires, pendant qu'ils s'en entretiennent avec leurs domestiques, jusques à rendre compte à leurs moindres valets de ce qui aura été dit dans une assemblée publique. On les voit assis, leur robe relevée jusqu'aux genoux et d'une manière indécente. Il ne leur arrive pas en toute leur vie de rien admirer, ni de paraître surpris des choses les plus extraordinaires que l'on rencontre sur les chemins; mais si c'est un bœuf ', un âne ou un vieux bouc, alors ils s'arrêtent et ne se lassent pas de les contempler. Si quelquefois ils entrent dans leur cuisine, ils mangent avidement tout ce qu'ils y trouvent, boivent tout d'une haleine une grande tasse de vin pur; ils se cachent pour cela de leur servante, avec qui d'ailleurs ils vont au moulin, et entrent dans les plus petits détails du domestique. Ils interrompent leur souper, et se lèvent pour donner une poignée d'herbe aux bètes de charrue qu'ils ent dans leurs étables. Heurte-t-on à leur porte pendant qu'ils dînent, ils sont attentifs et curieux. Vous remarquez toujours proche de leur table un gros chien de cour qu'ils appellent à eux, qu'ils empoignent par la gueule, en disant : Voilà celui qui garde la place, qui prend soin de la maison et de ceux qui sont dedans. Ces gens, épineux dans les paiements qu'on leur fait, rebutent un grand nombre de pièces qu'ils croient légères, ou qui ne brillent pas assez à leurs yeux, et qu'on est obligé de leur changer. Ils sont occupés pendant la nuit d'une charrue, d'un sac, d'une faux, d'une corbeille, et ils rêvent à qui ils ont prêté ́ces ustensiles. Et lorsqu'ils marchent par la ville, combien vaut, demandent-ils au premier qu'ils rencontrent, le poisson salé? Les fourrures se vendent-elles bien? N'est-ce pas aujourd'hui que les jeux nous ramènent une nouvelle lune 3? D'autres fois,

2

On présume qu'il y a ici une transposition dans le grec, et qu'il faut traduire, « ni de paraître surpris des choses les plus extraordi>> naires; mais s'ils rencontrent dans leur chemin un boeuf, etc. » 2 Des bœufs.

3

Cela est dit rustiquement; un autre dirait que la nouvelle lune ramène les jeux; et d'ailleurs c'est comme si, le jour de Pâques, anelqu'un disait N'est-ce pas aujourd'hui Pâques ?

[ocr errors]

ser,

ne sachant que dire, ils vous apprennent qu'ils vont se faire raet ils ne sortent que pour cela. Ce sont ces mêmes personnes que l'on entend chanter dans le bain, qui mettent des clous à leurs souliers, et qui, se trouvant tout portés dans la boutique d'Archias', achètent eux-mêmes des viandes salées, et les apportent à la main en pleine rue.

CHAPITRE V.

DU COMPLAISANT, OU DE L'ENVIE DE PLAIRE.

Pour faire une définition un peu exacte de cette affectation que quelques uns ont de plaire à tout le monde, il faut dire que c'est une manière de vivre où l'on cherche beaucoup moins ce qui est vertueux et honnête que ce qui est agréable. Celui qui a cette passion, d'aussi loin qu'il aperçoit un homme dans la place, le salue en s'écriant: Voilà ce qu'on appelle un homme de bien; l'aborde, l'admire sur les moindres choses, le retient avec ses deux mains de peur qu'il ne lui échappe ; et après avoir fait quelques pas avec lui, il lui demande avec empressement quel jour on pourra le voir, et enfin ne s'en sépare qu'en lui donnant mille éloges. Si quelqu'un le prend pour arbitre dans un procès, il ņe doit pas attendre de lui qu'il lui soit plus favorable qu'à son adversaire : comme il veut plaire à tous deux, il les ménagera également. C'est dans cette vue que, pour se concilier tous les étrangers qui sont dans la ville, il leur dit quelquefois qu'il leur trouve plus de raison et d'équité que dans ses concitoyens. S'il est prié d'un repas, il demande en entrant à celui qui l'a convié où sont ses enfants; et dès qu'ils paraissent, il se récrie sur la ressemblance qu'ils ont avec leur père, et que deux figues ne se ressemblent pas mieux : il les fait approcher de lui, il les baise; et les ayant fait asseoir à ses deux côtés, il badine avec eux : A qui est, dit-il, la petite bouteille? à qui est la jolie cognée 2? Il les prend ensuite sur lui, et les laisse dormir sur son estomac, quoiqu'il en soit incommodé. Celui enfin qui veut plaire se fait raser souvent, a un fort grand soin de ses dents, change tous

1 Fameux marchand de chairs salées, nourriture ordinaire du peuple. • Petits jouets que les Grecs pendaient au cou de leurs enfants.

3

les jours d'habits, et les quitte presque tout neufs : il ne sort point en public qu'il ne soit parfumé. On ne le voit guère dans les salles publiques qu'auprès des comptoirs des banquiers1; et, dans les écoles, qu'aux endroits seulement où s'exercent les jeunes gens 2; et au théâtre, les jours de spectacle, que dans les meilleures places, et tout proche des prêteurs. Ces gens encore n'achètent jamais rien pour eux; mais ils envoient à Byzance toutes sortes de bijoux précieux, des chiens de Sparte à Cyzique, et à Rhodes l'excellent miel du mont Hymette, et ils prennent soin que toute la ville soit informée qu'ils font ces emplètes. Leur maison est toujours remplie de mille choses curieuses qui font plaisir à voir, ou que l'on peut donner, comme des singes ou des satyres qu'ils savent nourrir, des pigeons de Sicicle, des dés qu'ils font faire d'os de chèvre, des fioles pour des parfums, des cannes torses que l'on fait à Sparte, et des tapis de Perse à personnages. Ils ont chez eux jusques à un jeu de paume, et une arène propre à s'exercer à la lutte; et s'ils se promènent par la ville, et qu'ils rencontrent en leur chemin des philosophes, des sophistes, des escrimeurs, ou des musiciens, ils leur offrent leur maison pour s'y exercer chacun dans son art indifféremment; ils se trouvent présents à ces exercices; et, se mêlant avec ceux qui viennent là pour regarder : A qui croyez-vous qu'appartienne une si belle maison et cette arène si commode? Vous voyez, ajoutent-ils en leur montrant quelque homme puissant de la ville, celui qui en est le maître et qui en peut disposer.

CHAPITRE VI.

DE L'IMAGE D'UN COQUIN.

Un coquin est celui à qui les choses les plus honteuses ne coûtent rien à dire et à faire, qui jure volontiers, et fait des ser

1 C'était l'endroit où s'assemblaient les plus honnêtes gens de la ville.

2 Pour être connu d'eux et en être regardé, ainsi que de tous ceux qui s'y trouvaient.

3 Une espèce de singes.

* Une sorte de philosophes vains et intéressés.

ments en justice autant qu'on lui en demande; qui est perdu de réputation; que l'on outrage impunément; qui est un chicaneur de profession, un effronté, et qui se mêle de toutes sortes d'affaires. Un homme de ce caractère entre sans masque dans une danse comique, et même sans être ivre; mais de sangfroid il s'e distingue dans la danse la plus obscène 2 par les postures les plus indécentes: c'est lui qui, dans ces lieux où l'on voit des prestiges 3, s'ingère de recueillir l'argent de chacun des spectateurs, et qui fait querelle à ceux qui, étant entrés par billets, croient ne devoir rien payer. Il est d'ailleurs de tous métiers; tantôt il tient une taverne, tantôt il est suppôt de quelque lieu infame, une autre fois partisan: il n'y a point de sale commerce où il ne soit capable d'entrer. Vous le verrez aujourd'hui crieur public, demain cuisinier ou brelandier: tout lui est propre. S'il a une mère, il la laisse mourir de faim; il est sujet au larcin, et à se voir traîner par la ville dans une prison, sa ́demeure ordinaire, où il passe une partie de sa vie. Ce sont ces sortes de gens que l'on voit se faire entourer du peuple, appeler ceux qui passent; et se plaindre à eux avec une voix forte et enrouée, insulter ceux qui les contredisent. Les uns fendent la presse pour les voir, pendant que les autres, contents de les avoir vus, se dégagent, et poursuivent leur chemin sans vouloir les écouter: mais ces effrontés continuent de parler; ils disent à celui-ci le commencement d'un fait, quelque mot à cet autre, à peine peut-on tirer d'eux la moindre partie de ce dont il s'agit; et vous remarquerez qu'ils choisissent pour cela des jours d'assemblée publique, où il y a un grand concours de monde, qui se trouve le témoin de leur insolence. Toujours accablés de procès que l'on intente contre eux, ou qu'ils ont 'intentés à d'autres, de ceux dont ils se délivrent par de faux serments, comme de ceux qui les obligent de comparaître, ils n'oublient jamais de porter leur boite dans leur sein, et une liasse de papiers entre leurs mains: vous les voyez dominer

Sur le théâtre avec des farceurs.

* Cette danse, la plus déréglée de toutes, s'appelait en grec cordax, parce que l'on s'y servait d'une corde pour faire des postures.

5 Choses fort extraordinaires, telles qu'on en voit dans nos foires. Une petite boîte de cuivre fort légère, où les plaideurs mettaient leurs titres et les pièces de leur procès.

parmi les vils patriciens, à qui ils prêtent à usure, retirant chaque jour une obole et demie de chaque drachme1; fréquenter les tavernes, parcourir les lieux où l'on débite le poisson frais ou salé, et consumer ainsi en bonne chère tout le profit qu'ils tirent de cette espèce de trafic. En un mot, ils sont querelleurs et difficiles, ont sans cesse la bouche ouverte à la calomnię, out une voix étourdissante, et qu'ils font retentir dans les marchés et dans les boutiques.

CHAPITRE VII.

DU GRAND PARLEUR, OU DU BABIL

Ce que quelques uns appellent babil est proprement une in.tempérance de langue qui ne permet pas à un homme de se taire. Vous ne contez pas la chose comme elle est, dira quelqu'un de ces grands parleurs à quiconque veut l'entretenir de quelque affaire que ce soit : j'ai tout su, et si vous vous donnez la patience de m'écouter, je vous apprendrai tout. Et si cel autre continue de parler: Vous avez déjà dit cela; songez, poursuit-il, à ne rien oublier. Fort bien, cela est ainsi, car vous m'avez heureusement remis dans le fait ; voyez ce que c'est que de s'entendre les uns les autres. Et ensuite: Mais que veux-je dire? Ah! j'oubliais une chose: oui, c'est cela même, etje voulais voir si vous tomberiez juste dans tout ce que j'en ai appris. C'est par de telles ou semblables interruptions qu'il ne donne pas le loisir à celui qui lui parle de respirer. Et lorsqu'il a comme assassiné par son babil chacun de ceux qui ont voulu lier avec lui quelque entretien, il va se jeter dans un cercle de personnes graves qui traitent ensemble de choses sérieuses, et les met en fuite. De là il entre dans les écoles publiques et dans les lieux des exercices, où il amuse les maîtres par de vains discours, et empêche la jeunesse de profiter de leurs leçons. S'il échappe à quelqu'un de dire, je m'en vais, celui-ci se

Un obole était la sixième partie d'un drachme.

2 C'était un crime puni de inort à Athènes par une loi de Solon, à laquelle on avait un peu dérogé au temps de Théophraste.

« PreviousContinue »