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DE

THEOPHRASTE.

CHAPITRE PREMIER.

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DE LA DISSIMULATION.

La dissimulation 1 n'est pas aisée à bien définir : si l'on se contente d'en faire une simple description, l'on peut dire que c'est un certain art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. Un homme dissimulé se comporte de cette manière : il aborde ses ennemis, leur parle, et leur fait croire par cette démarche qu'il ne les hait point: il loue ouvertement, et en leur présence, ceux à qui il dresse de secrètes embûches; et il s'afflige avec eux s'il leur est arrivé quelque disgrace : il semble pardonner les discours offensants que l'on lui tient : il récite froidement les plus horribles choses que l'on aura dites contre sa réputation; et il emploie les paroles les plus flatteuses pour adoucir ceux qui se plaignent de lui, et qui sont aigris par les injures qu'ils en ont reçues. (S'il arrive que quelqu'un l'aborde avec empressement, il feint des affaires, et lui dit de revenir une autre fois : il cache soigneusement tout ce qu'il fait; et, à l'entendre parler, on croirait toujours qu'il délibère. Il ne parle point indifféremment; il a ses raisons pour dire tantôt qu'il ne fait que revenir de la campagne, tantôt qu'il est arrivé à la ville fort tard, et quelquefois qu'il est languissant; ou qu'il a une mauvaise 2 santé). Il dit à celui qui lui emprunte de l'argent

'L'auteur parle de celle qui ne vient pas de la prudence, et que les Grecs appelaient ironie.

2 Plusieurs critiques ont observé une transposition et des altérations

à intérêt, ou qui le prie de contribuer 1 de sa part à une somme que ses amis consentent de lui prêter, qu'il ne vend rien, qu'il ne s'est jamais vu si dénué d'argent; pendant qu'il dit aux autres que le commerce va le mieux du monde, quoiqu'en effet il ne vende rien. Souvent, après avoir écouté ce qu'on lui a dit, il veut faire croire qu'il n'y a pas eu la moindre attention : il feint de n'avoir pas aperçu les choses où il vient de jeter les yeux, ou, s'il est convenu d'un fait, de he s'en plus souvenir. Il n'a pour ceux qui lui parlent d'affaires, que cette seule réponse: J'Y PENSERAI. Il sait de certaines choses, il en ignore d'autres; il est saisi d'admiration, d'autres fois il aura pensé comme vous sur cet événement; et cela selon ses différents intérêts. Son langage le plus ordinaire est celui-ci : « Je n'en crois rien, je ne comprends pas que cela puisse être, je ne sais où j'en suis » ; ou bien; Il me semble que je ne suis pas moi-même » ; et ensuite: « Ce n'est pas ainsi qu'il me l'a

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<< fait entendre; voilà une chose merveilleuse et qui passe toute créance, contez cela à d'autres, dois-je vous croire? ou me " persuaderai-je qu'il m'ait dit la vérité?» paroles doubles et artificieuses dont il faut se défier comme de ce qu'il y a au monde de plus pernicieux. Ces manières d'agir ne partent point d'une ame simple et droite, mais d'une mauvaise volonté, ou d'un homme qui veut nuire le venin des aspics est moins à craindre.

CHAPITRE II..

DE LA FLATTERIE.

La flatterie est un commerce honteux qui n'est utile qu'au fatteur. Si un flatteur se promène avec quelqu'un dans la place:

dans le texte du passage placé entre deux (), et le rétablissent de la manière suivante: « Il fait dire à ceux qui viennent le trouver pour & affaires de revenir une autre fois, en feignant d'être rentré à l'instant, << ou bien en disant qu'il est tard, et que sa santé ne lui permet pas dé « les recevoir. Il ne convient jamais de ce qu'il va faire, et ne cesse & d'assurer qu'il est encore indecis. Il dit à celui-ci, etc. »

Cette sorte de contribution était fréquente à Athènes, et autorisée par les lois.

Remarquez-vous, lui dit-il, comme tout le monde a les yeux sur vous? cela n'arrive qu'à vous seul. Hier il fut bien parlé de vous, et l'on ne tarissait point sur vos louanges. Nous nous trouvames plus de trente personnes dans un endroit du Portique ; et comme par la suite du discours l'on vint à tomber sur celui que l'on devait estimer le plus homme de bien de la ville, tous d'une commune voix vous nommerent, et il n'y en eut pas un seul qui vous refusât ses suffrages. Il lui dit mille choses de cette nature. Il affecte d'apercevoir le moindre duvet qui se sera attaché à votre habit, de le prendre, et de le souffler à terre si par hasard le vent a fait voler quelques petites pailles sur votre barbe ou sur vos cheveux, il prend soin de vous les ôter; et vous souriant: Il est merveilleux, dit-il, combien vous êtes blanchi depuis deux jours que je ne vous ai pas vu. Et il ajoute : Voilà encore, pour un homme de votre âge 3 assez de cheveux noirs. Si celui qui veut flatter prend la parole, il impose silence à tous ceux qui se trouvent présents, et il les force d'approuver aveuglément tout ce qu'il avance ; et des qu'il a cessé de parler, il se récrie: Cela est dit le mieux du monde, rien n'est plus heureusement rencontré. D'autres fois, s'il lui arrive de faire à quelqu'un une raillerie froide, il ne manque pas de lui applaudir, d'entrer dans cette mauvaise plaisanterie ; et quoiqu'il n'ait nulle envie de rire, il porte à sa bouche l'un des bouts de son manteau, comme s'il ne pouvait se contenir et qu'il voulût s'empêcher d'éclater; et s'il l'accompagne lorsqu'il marche par la ville, il dit à ceux qu'il rencontre dans son chemin de s'arrêter jusqu'à ce qu'il soit passé. Il achète des fruits et les porte chez ce citoyen, il les donne à ses enfants en sa présence, il les baise, il les caresse : Voilà, dit-il, de jolis enfants et dignes d'un tel père. S'il sort de sa maison, il le suit : s'il entre dans une boutique pour essayer des souliers, il lui dit : Votre pied est mieux fait que cela. Il l'accompagne ensuite chèz ses amis, ou plutôt il entre le premier dans leur maison, et leur

Edifice public qui servit depuis à Zénon et à ses disciples de rendez-vous pour leurs disputes: ils en furent appelés stoïciens: car stoα, mot grec, signifie portique.

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Allusion à la nuance que de petites pailles font dans les cheveux. 3 İl parle à un jeune homme.

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dit: Un tel me suit, et vient vous rendre visite; et retournant sur ses pas : « Je vous ai annoncé, dit-il, et l'on se fait un grand » honneur de vous recevoir. » Le flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des choses les plus viles, et qui ne conviennent qu'à des femmes. S'il est invité à souper, il est le premier des conviés à louer le vin : assis à table le plus proche de celui qui fait le repas, il lui répète souvent : En vérité, vous faites une chère délicate; et montrant aux autres l'un des mets qu'il soulève du plat: Cela s'appelle, dit-il, un morceau friand. Il a soin de lui demander s'il a froid, 's'il ne voudrait point une autre robe, et il s'empresse de le mieux couvrir : il lui parle sans cesse à l'oreille, et si quelqu'un de la compagnie l'interroge, il lui répond négligemment et sans le regarder, n'ayant des yeux que pour un seul. Il ne faut pas croire qu'au théâtre il oublie d'arracher des carreaux des mains du valet qui les distribue, pour les porter à sa place, et l'y faire asseoir plus mollement. J'ai dû dire aussi qu'avant qu'il sorte de sa maison il en loue l'architecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jardins sont bien plantés ; et s'il aperçoit quelque part le portrait du maître, où il soit extrêmement flatté, il est touché de voir combien il lui ressemble, et il l'admire comme un chef-d'œuvre. En un mot, le flatteur ne dit rien et ne fait rien au hasard; mais il rapporte toutes ses paroles et toutes ses actions au dessein qu'il a de plaire à quelqu'un et d'acquérir ses bonnes graces.

CHAPITRE III.

DE L'IMPERTINENT, OU DU DISEUR DE RIENS.

La sotte envie de discourir vient d'une habitude qu'on a contractée de parler beaucoup et sans réflexion. Un homme qui veut parler, se trouvant assis proche d'une personne qu'il n'ajamais vue et qu'il ne connaît point, entre d'abord en matière, l'entretient de sa femme et lui fait son éloge, lui conte son songe, lui fait un long détail d'un repas où il s'est trouvé, sans oublier le moindre mets ni un seul service: il s'échauffe ensuite dans la conversation, déclame contre le temps présent, et sou

tient que les hommes qui vivent présentement ne valent point leurs pères : de là il se jette sur ce qui se débite au marché, sur la cherté du blé, sur le grand nombre d'étrangers qui sont dans la ville : il dit qu'au printemps, où commencent les Bacchanales, la mer devient navigable; qu'un peu de pluie serait utile aux biens de la terre, et ferait espérer une bonne récolte; qu'il cultivera son champ l'année prochaine, et qu'il le mettra en valeur; que le siècle est dur, et qu'on a bien de la peine à vivre. Il apprend à cet inconnu que c'est Damippe qui a fait brûler la plus belle torche devant l'autel de Cérès à la fête des Mystères 2; il lui demande combien de colonnes soutiennent le théâtre de la musique, quel est le quantième du mois : il lui dit qu'il a eu la veille une indigestion ; et si cet homme à qui il parle a la patience de l'écouter, il ne partira pas d'auprès de lui, il lui annoncera comme une chose nouvelle que les mystères 3 se célèbrent dans le mois d'août, les Apaturies 4 au mois d'octobre; et à la campagne, dans le mois de décembre, les Bacchanales 5. Il n'y a avec de si grands causeurs qu'un parti à prendre, qui est de fuir, si l'on veut du moins éviter la fièvre : car quel moyen de pouvoir tenir contre des gens qui ne savent pas discerner ni votre loisir ni le temps de vos affaires.

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CHAPITRE IV.

DE LA RUSTICITÉ.

Il semble que la rusticité n'est autre chose qu'une ignorance grossière des bienséances. L'on voit en effet des gens rustiques et sans réflexion sortir un jour de médecine et se trouver en

1 Premières Bacchanales, qui se célébraient dans la ville.

2 Les mystères de Cérès se célébraient la nuit; et il y avait une émulation entre les Athéniens à qui y apporterait une plus grande torche. 5 Fête de Cérès.

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4 En français, la fête des tromperies: son origine ne fait rien aux mœurs de ce chapitre.

5 Secondes Bacchanales, qui se célébraient en hiver à la campagne. 6 Le texte grec nomme une certaine drogue qui rendait l'haleine fort mauvaise le jour qu'on l'avait prise.

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