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un même Dieu : quel moyen encore de s'appeler Pierre, Jean, Jacques, comme le marchand ou le laboureur? Evitons d'avoir rien de commun avec la multitude : affectons au contraire toutes les distinctions qui nous en séparent : qu'elle s'approprie les douze apôtres, leurs disciples, les premiers martyrs (telles gens, tels patrons); qu'elle voie avec plaisir revenir toutes les années ce jour particulier que chacun célèbre comme sa fête. Pour nous autres grands, ayons recours aux noms profanes, faisonsnous baptiser sous ceux d'Annibal', de César et de Pompée, c'étaient de grands hommes; sous celui de Lucrèce, c'était une illustre Romaine; sous ceux de Renaud, de Roger, d'Olivier et de Tancrède, c'étaient des paladins, et le roman n'a point de héros plus merveilleux; sous ceux d'Hector, d'Achille, d'Hercule, tous demi-dieux; sous ceux même de Phébus et de Diane : et qui nous empêchera de nous faire nommer Jupiter, ou Mercure, ou Venus, ou Adonis?

Pendant que les grands négligent de rien connaître, je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à leurs propres affaires; qu'ils ignorent l'économie et la science d'un père de famille, et qu'ils se louent eux-mêmes de cette ignorance; qu'ils se laissent appauvrir et maîtriser par des intendants; qu'ils se contentent d'être gourmets ou coteaux, d'aller chez Thaïs ou chez Phryné, de parler de la meute et de la vieille meute, de dire combien il y a de postes de Paris à Besançon ou à Philisbourg; des citoyens s'instruisent du dedans et du dehors d'un royaume, étudient le gouvernement, deviennent fins et politiques, savent le fort et le faible de tout un état, songent à se mieux placer, se placent, s'élèvent, deviennent puissants, soulagent le prince d'une partie des soins publics. Les grands qui les dédaignaient les révèrent, heureux s'ils deviennent leurs gendres..

I

Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de César de Vendôme, Annibal d'Estrées, Hercule de Rohan, Achille de Harlay, Phébus de Foix, Diane de Chastiniers.

Les ministres.

grands maux l'un ne se forme et ne s'exerce que dans les choses qui sont utiles; l'autre y joint les pernicieuses : là se montre ingénuement la grossièreté et la franchise; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l'écorce de la politesse : le peuple n'a guère d'esprit ; et les grands n'ont point d'ame: celuilà a un bon fonds et n'a point de dehors; ceux-ci n'ont que des dehors et qu'une simple superficie. Faut-il opter? je ne balance pas, je veux être peuple.

Quelque profonds que soient les grands de la cour, et quelque art qu'ils aient pour paraître ce qu'ils ne sont pas, et pour ne point paraître ce qu'ils sont, ils ne peuvent cacher leur malignité, leur extrême pente à rire aux dépens d'autrui, et à jeter un ridicule souvent où il n'y en peut avoir : ces beaux talents se découvrent en eux du premier coup d'œil; admirables sans doute pour envelopper une dupe, et rendre sot celui qui l'est déjà; mais encore plus propres à leur ôter tout le plaisir qu'ils pourraient tirer d'un homme d'esprit, qui saurait se tourner et se plier en mille manières agréables et réjouissantes, si le dangereux caractère du courtisan ne l'engageait pas à une fort grande retenue. Il lui oppose un caractère sérieux dans lequel il se retranche; et il fait si bien que les railleurs, avec des intentions si mauvaises, manquent d'occasions de se jouer de lui.

Les aises de la vie, l'abondance, le calme d'une grande prospérité, font que les princes ont de la joie de reste pour rire d'un nain, d'un singe, d'un imbécille et d'un mauvais conte. Les gens moins heureux ne rient qu'à propos.

Un grand aime la Champagne, abhorre la Brie, il s'enivre de meilleur vin que l'homme du peuple seule différence que la crapule laisse entre les conditions les plus disproportionnées, entre le seigneur et l'estafier.

Il semble d'abord qu'il entre dans les plaisirs des princes un peu de celui d'incommoder les autres mais non, les princes ressemblent aux hommes; ils songent à eux-mêmes, suivent leur goût, leurs passions, leur commodité, cela est naturel.

Il semble que la première règle des compagnies, des gens en place ou des puissants, est de donner à ceux qui dépendent d'eux pour le besoin de leurs affaires toutes les traverses qu'ils en peuvent craindre,

Si un grand a quelque degré de bonheur sur les autres hom

mes, je ne devine pas lequel, si ce n'est peut-être de se trouver souvent dans le pouvoir et dans l'occasion de faire plaisir; et si elle naît, cette conjoncture, il semble qu'il doive s'en servir; si c'est en faveur d'un homme de bien, il doit appréhender qu'elle ne lui échappe mais comme c'est en une chose juste, il doit prévenir la sollicitation, et n'être vu que pour être remercié; et si elle est facile, il ne doit pas même la lui faire valoir : s'il la lui refuse, je les plains tous deux.

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Il y a des hommes nés inaccessibles, et ce sont précisément ceux de qui les autres ont besoin, de qui ils dépendent : ils né sont jamais que sur un pied : mobiles comme le mercure, ils pirouettent, ils gesticulent, ils crient, ils s'agitent semblables à ces figures de carton qui servent de montre à une fête publique, ils jettent feu et flamme, tonnent et foudroient; on n'en approche pas, jusqu'à ce que, venant à s'éteindre, ils tombent, et par leur chute deviennent traitables, mais inutiles.

Le suisse, le valet de chambre, l'homme de livrée, s'ils n'ont plus d'esprit que ne porte leur condition, ne jugent plus d'euxmêmes par leur première bassesse, mais par l'élévation et la fortune des gens qu'ils servent, et mettent tous ceux qui entrent par leur porte, et montent leur escalier, indifféremment au dessous d'eux et de leurs maîtres tant il est vrai qu'on est destiné à souffrir des grands et de ce qui leur appartient!

Un homme en place doit aimer son prince, sa femme, ses enfants, et après eux les gens d'esprit il les doit adopter, il doit s'en fournir et n'en jamais manquer. Il ne saurait payer, je ne dis pas trop de pensions et de bienfaits, mais de trop de familiarité et de caresses, les secours et les services qu'il en tire, même sans le savoir: quels petits bruits ne dissipent-ils pas? quelles histoires ne réduisent-ils pas à la fable et à la fiction? ne savent-ils pas justifier les mauvais succès par les bonnes intentions, prouver la bonté d'un dessein et la justesse des mesures par le bonheur des évènements, s'élever contre la malignité et l'envie pour accorder à de bonnes entreprises de meilleurs motifs, donner des explications favorables à des apparences qui étaient mauvaises, détourner les petits défauts, ne montrer que les vertus et les mettre dans leur jour; semer en mille occasions des faits et des détails qui soient avantageux, et tourner le ris et la moquerie contre ceux qui oseraient en dou

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ter ou avancer des faits contraires? Je sais que les grands ont pour maxime de laisser parler et de continuer d'agir mais je sais aussi qu'il leur arrive, en plusieurs rencontres, que laisser dire les empêche de faire.

Sentir le mérite, et, quand il est une fois connu, le bien traiter deux grandes démarches à faire tout de suite, et dont la plupart des grands sont fort incapables.

Tu es grand, tu es puissant, ce n'est pas assez : fais que je t'estime, afin que je sois triste d'ètre déchu de tes bonnes graces, ou de n'avoir pu les acquérir.

Vous dites d'un grand ou d'un homme en place, qu'il est prévenant, officieux, qu'il aime à faire plaisir, et vous le confirmez par un long détail de ce qu'il a fait en une affaire où il a su que vous preniez intérêt. Je vous entends, on va pour vous au devant de la sollicitation; vous avez du crédit, vous êtes connu du ministre, vous êtes bien avec les puissances : désiriezvous que je susse autre chose?

"

Quelqu'un vous dit : « Je me plains d'un tel; il est fier depuis son élévation, il me dédaigne; il ne me connaît plus. - Je n'ai pas pour moi, lui répondez-vous, sujet de m'en plaindre; au contraire, je m'en loue fort, et il me semble même qu'il est «assez civil. Je crois encore vous entendre; vous voulez qu'on sache qu'un homme en place a de l'attention pour vous, et qu'il vous démêle dans l'antichambre entre mille honnêtes gens de qui il détourne ses yeux, de peur de tomber dans l'inconvénient de leur rendre le salut ou de leur sourire.

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Se louer de quelqu'un, se louer d'un grand, phrase délicate dans son origine, et qui signifie sans doute se louer soi-même, en disant d'un grand tout le bien qu'il nous a fait, ou qu'il n'a pas songé à nous faire.

On loue les grands pour marquer qu'on les voit de près, rarement par estime ou par gratitude on ne connaît souvent pas ceux que l'on loue. La vanité ou la légèreté l'emporte quelquefois sur le ressentiment: on est mal content d'eux, et on les loue.

S'il est périlleux de tremper dans une affaire suspecte, il l'est encore davantage de s'y trouver complice d'un grand : il s'en tire, et vous laisse payer doublement, pour lui et pour vous.

Le prince n'a point assez de toute sa fortune pour payer une

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