Page images
PDF
EPUB

ou de composer des mots, ni d'en transplanter d'un idiôme étranger.

Tout excellent écrivain est excellent peintre », dit La Bruyère lui-même, et il le prouve dans tout le cours de son livre. Tout vit et s'anime sous son pinceau, tout y parle à l'imagination : « La véritable grandeur se laisse toucher et ma« nier..... elle se courbe avec bonté vers ses inférieurs, et re• vient sans effort à son naturel. »

[ocr errors]

Il n'y a rien, dit-il ailleurs, qui mette plus subitement un « homme à la mode, et qui le soulève davantage, que le grand

[ocr errors][merged small][ocr errors]

Veut-il peindre ces hommes qui n'osent avoir un avis sur un ouvrage, avant de savoir le jugement du public : « Ils ne << hasardent point leurs suffrages. Ils veulent être portés par « la foule, et entraînés par la multitude. »>

[ocr errors]

La Bruyère veut-il peindre la manie du fleuriste, il vous le montre planté et ayant pris racine devant ses tulipes. Il en fait un arbre de son jardin. Cette figure hardie est piquante, surtout par l'analogie des objets.

α

Il n'y a rien qui rafraîchisse le sang comme d'avoir su évi• ter une sottise. » C'est une figure bien heureuse que celle qui transforme ainsi en sensation le sentiment qu'on veut exprimer.

L'énergie de l'expression dépend de la force avec laquelle l'écrivain s'est pénétré du sentiment ou de l'idée qu'il a voulu rendre. Ainsi La Bruyère s'élevant contre l'usage des serments, « Un honnête homme qui dit oui, ou non, mérite d'être « cru: son caractère jure pour lui.

dit:

[ocr errors]

Il est d'autres figures de style, d'un effet moins frappant, parce que les rapports qu'elles expriment demandent, pour être saisis, plus de finesse et d'attention dans l'esprit je n'en citerai qu'un exemple.

«

:

Il y a dans quelques femmes un mérite paisible, mais solide, accompagné de mille vertus qu'elles ne peuvent cou« vrir de toute leur modestie. »>

«

Ce mérite paisible offre à l'esprit une combinaison d'idées très fines, qui doit, ce me semble, plaire d'autant plus qu'on aura le goût plus délicat et plus exercé.

Mais les grands effets de l'art d'écrire, comme de tous les arts, tiennent surtout aux contrastes.

Ce sont les rapprochements ou les oppositions de sentiments et d'idées, de formes et de couleurs, qui, faisant ressortir tous les objets les uns par les autres, répandent dans une composition la variété, le mouvement et la vie. Aucun écrivain peut-être n'a mieux connu ce secret, et n'en a fait un plus heureux usage que La Bruyère. Il a un grand nombre de pensées qui n'ont d'effet que par le contraste.

« Il s'est trouvé des filles qui avaient de la vertu, de la santé, << de la ferveur, et une bonne vocation, mais qui n'étaient pas << assez riches pour faire dans une riche abbaye vœu de pau« vreté.

[ocr errors]

Ce dernier trait, rejeté si heureusement à la fin de la période pour donner plus de saillie au contraste, n'échappera pas à ceux qui aiment à observer dans les productions des arts les procédés de l'artiste. Mettez à la place, qui n'étaient pas assez riches « pour faire vœu de pauvreté dans une riche abbaye; et voyez combien cette légère transposition, quoique peut-être plus favorable à l'harmonie, affaiblirait l'effet de la phrase. Ce sont ces artifices que les anciens recherchaient avec tant d'étude, et que les modernes négligent trop : lorsqu'on en trouve des exemples chez nos bons écrivains, il semble que c'est plutôt l'effet de l'instinct que de la réflexion.

On a cité ce beau trait de Florus, lorsqu'il nous montre Scipion encore enfant, qui croît pour la ruine de l'Afrique : Qui in exitium Africa crescit. Ce rapport supposé entre deux faits naturellement indépendants l'un de l'autre, plaît à l'imagination et attache l'esprit. Je trouve un effet semblable dans cette pensée de La Bruyère:

« Pendant qu'Oronte augmente, avec ses années, son fonds

«

[ocr errors]

« et ses revenus, une fille naît dans quelque famille, s'élève, croît, s'embellit et entre dans sa seizième année: il se fait prier à cinquante ans pour l'épouser, jeune, belle, spirituelle: << cet homme sans naissance, sans esprit et sans le moindre mérite, est préféré à tous ses rivaux. »

a

Si je voulais, par un seul passage, donner à la fois une idée du grand talent de La Bruyère, et un exemple frappant de la puissance des contrastes dans le style, je citerais ce bel apologue qui contient la plus éloquente satyre du faste insolent et scandaleux des parvenus.

«

α

« Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, ni la << guerre que vous soutenez virilement contre une nation puis• sante, depuis la mort du roi votre époux, ne diminuent rien << de votre magnificence: vous avez préféré à toute autre con«trée les rives de l'Euphrate, pour y élever un superbe édifice; <«<l'air y est sain et tempéré, la situation en est riante; un bois « sacré l'ombrage du côté du couchant; les dieux de Syrie, qui « habitent quelquefois la terre, n'y auraient pu choisir une plus « belle demeure. La campagne autour est couverte d'hommes qui taillent et qui coupent, qui vont et qui viennent, qui roulent et qui charient le bois du Liban, l'airain et le porphyre: << les grues et les machines gémissent dans l'air, et font espérer à ceux qui voyagent vers l'Arabie, de revoir, à leur retour en leurs foyers, ce palais achevé et dans cette splendeur où vous désirez de le porter, avant de l'habiter vous et les princes vos « enfants. N'y épargnez rien, grande reine; employez-y l'or et tout l'art des plus excellents ouvriers; que les Phidias et les « Zeuxis de votre siècle déploient toute leur science sur vos « plafonds et sur vos lambris, tracez-y de vastes et de délicieux « jardins, dont l'enchantement soit tel qu'ils ne paraissent pas « faits de la main des hommes; épuisez vos trésors et votre industrie sur cet ouvrage incomparable; et après que vous y « aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu'un de ces pâ<< tres qui habitent les sables voisins de Palmyre, devenu riche

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

par les péages de vos rivières, achètera un jour à deniers,

« comptants cette royale maison, pour l'embellir et la rendre plus digne de lui et de sa fortune. »

«

Si l'on examine avec attention les détails de ce beau tableau, on verra que tout y est préparé, disposé, gradué avec un art infini pour produire un grand effet. Quelle noblesse dans le début! Quelle importance on donne au sujet de ce palais ! Que de circonstances adroitement accumulées pour en relever la magnificence et la beauté! et quand l'imagination a été bien pénétrée de la grandeur de l'objet, l'auteur amène un pâtre, enrichi du péage de vos rivières, qui achète à deniers comptants cette royale maison, pour l'embellir et la rendre plus digne de lui.

Il est bien extraordinaire qu'un homme qui a enrichi notre langue de tant de formes nouvelles, et qui avait fait de l'art d'écrire une étude si approfondie, ait laissé dans son style des négligences et même des fautes qu'on reprocherait à de médiocres écrivains. Sa phrase est souvent embarrassée ; il a des constructions vicieuses, des expressions incorrectes ou qui ont vieilli. On voit qu'il avait encore plus d'imagination que de goût, et qu'il recherchait plus la finesse et l'énergie des tours que l'harmonie de la phrase.

Je ne rapporterai aucun exemple de ces défauts que tout le monde peut relever aisément; mais il peut être utile de remarquer des fautes d'un autre genre, qui sont plutôt de recherche que de négligence, et sur lesquelles la réputation de l'auteur pourrait en imposer aux personnes qui n'ont pas un goût assez sûr et assez exercée.

N'est-ce pas exprimer, par exemple, une idée peut-être fausse par une image bien forcée et même obscure, que de dire : « Si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d'esprit en est le père? »

La comparaison suivante ne paraît pas d'un goût bien délicat Il faut juger des femmes depuis la chaussure jusqu'à la

:

• coiffure exclusivement; à peu près comme on mesure le pois« son, entre tête et queue.

[ocr errors]

a

On trouverait aussi quelques traits d'un style précieux et maniéré. Marivaux aurait pu revendiquer cette pensée: Pera sonne presque ne s'avise de lui-même du mérite d'un autre. » Mais ces taches sont rares dans La Bruyère: on sent que c'était l'effet du soin même qu'il prenait de varier ses tournures et ses images; et elles sont effacées par les beautés sans nombre dont brille son ouvrage.

Je terminerai cette analyse par observer que cet écrivain si original, si hardi, si ingénieux et si varié, eut de la peine à être admis à l'Académie française, après avoir publié ses Caractères. Il eut besoin de crédit pour vaincre l'opposition de quelques gens de lettres qu'il avait offensés, et les clameurs de cette foule d'hommes malheureux qui, dans tous les temps, sont importunés des grands talents et des grands succès; mais La Bruyère avait pour lui Bossuet, Racine, Despréaux, et le cri public; il fut reçu. Son discours est un des plus ingénieux qui aient été prononcés dans cette Académie. Il est le premier qui ait loué des académiciens vivants. On se rappelle encore les traits heureux dont il caractérisa Bossuet, La Fontaine et Despréaux. Les ennemis de l'auteur affectèrent de regarder ce discours comme une satyre. Ils intriguèrent pour en faire défendre l'impression, et n'ayant pu y réussir, ils le firent déchirer dans les journaux, qui dès lors étaient déjà pour la plupart des instruments de la malignité et de l'envie entre les mains de la bassesse et de la sottise. On vit éclore une foule d'épigrammes et de chansons, où la rage est égale à la platitude, et qui sont tombées dans le profond oubli qu'elles méritent. On aura peutêtre peine à croire que ce soit pour l'auteur des Caractères qu'on a fait ce couplet :

Quand La Bruyère se présente.

Pourquoi faut-il crier haro ?
Pour faire un nombre de quarante,
Ne fallait-il pas un zéro ?

« PreviousContinue »