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que c'était la droite; qu'il croit néanmoins être bien fondé à soutenir que c'était la gauche.

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Ascagne est statuaire, Hégion fondeur, Eschine foulon, et Cydias bel esprit, c'est sa profession. Il a une enseigne, un atelier, des ouvrages de commande, et des compagnons qui travaillent sous lui : il ne vous saurait rendre de plus d'un mois les stances qu'il vous a promises, s'il ne manque de parole à Dosithée, qui l'a engagé à faire une élégie : une idylle est sur le métier, c'est pour Crantor, qui le presse et qui lui laisse espérer un riche salaire. Prose, vers, que voulez-vous? il réussit égale→ ment en l'un et en l'autre. Demandez-lui des lettres de consolation ou sur une absence, il les entreprendra; prenez-les toutes faites, et entrez dans son magasin, il y a à choisir. Il a un ami qui n'a point d'autre fonction sur la terre que de le pro→ mettre longtemps à un certain monde, et de le présenter enfin dans les maisons comme un homme rare et d'une exquise conversation; et là, ainsi que le musicien chante et que le joueur de luth touche son luth devant les personnes à qui il a été promis, Cydias, après avoir toussé, relevé sa manchette, étendu la main et ouvert les doigts, débite gravement ses pensées quintessenciées et ses raisonnements sophistiques. Différent de ceux qui, convenant de principes, et connaissant la raison ou la vé- . rité qui est une, s'arrachent la parole l'un à l'autre pour s'accorder sur leurs sentiments, il n'ouvre la bouche que pour contredire. Il me semble, dit-il gracieusement, que c'est tout «<le contraire de ce que vous dites » ; ou,« je ne saurais être • de votre opinion » ; ou bien, « ç'a été autrefois mon entête«ment comme il est le vôtre; mais..... il y a trois choses, ajoute-t-il, à considérer » ;... et il en ajoute une quatrième. Fade discoureur, qui n'a pas mis plutôt le pied dans une assemblée, qu'il cherche quelques femmes auprès de qui il puisse s'insinuer, se parer de son bel esprit ou de sa philosophie, et. mettre en œuvre ses rares conceptions; car, soit qu'il parle ou qu'il écrive, il ne doit pas être soupçonné d'avoir en vue ni le vrai ni le faux, ni le raisonnable ni le ridicule, il évite unique

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Perrault, de l'Académie, qui a fait le poème des Arts. Il avait intrigué pour empêcher La Bruyère d'être reçu académicien, ce qui fait que La Bruyère le drape partout où il le rencontre.

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ment de donner dans le sens des autres, et d'être de l'avis de quelqu'un aussi attend-il dans un cercle que chacun se soit expliqué sur le sujet qui s'est offert, ou souvent qu'il a amené lui-même, pour dire dogmatiquement des choses toutes nouvelles, mais à son gré indécisives et sans réplique. Cydias s'égale à Lucien et à Sénèque, se met au dessus de Platon, de Virgile et de Théocrite; et son flatteur a soin de le confirmer tous les matins dans cette opinion. Uni de goût et d'intérêt avec les contempteurs d'Homère, il attend paisiblement que les hommes détrompés lui préfèrent les poètes modernes : il se met en ce cas à la tête de ces derniers, il sait à qui il adjuge la seconde place. C'est en un mot un composé du pédant et du précieux, fait pour être admiré de la bourgeoisie et de la province, en qui néanmoins on n'aperçoit rien de grand, que l'opinion qu'il a de lui-même.

C'est la profonde ignorance qui inspire le ton dogmatique. Celui qui ne sait rien croit enseigner aux autres ce qu'il vient d'apprendre lui-même : celui qui sait beaucoup pense à peine que ce qu'il dit puisse être ignoré, et parle plus indifféremment.

Les plus grandes choses n'ont besoin que d'être dites simplement, elles se gâtent par l'emphase; il faut dire noblement les plus petites, elles ne se soutiennent que par l'expression, le ton et la manière.

Il me semble que l'on dit les choses encore plus finemen! qu'on ne peut les écrire.

Il n'y a guère qu'une naissance honnête, ou qu'une bonne éducation, qui rende les hommes capables de secret.

Toute confiance est dangereuse si elle n'est entière: il y a peu de conjonctures où il ne faille tout dire ou tout cacher. On a déjà trop dit de son secret à celui à qui l'on croit devoir en dérober une circonstance.

Des gens vous promettent le secret, et ils le révèlent euxmêmes, et à leur insu: ils ne reniuent pas les lèvres, et on les entend; on lit sur leur front et dans leurs yeux; on voit au travers de leur poitrine, ils sont transparents: d'autres ne disent pas précisément une chose qui leur a été confiée, mais ils parlent et agissent de manière qu'on la découvre de soi-même : enfin quelques uns méprisent votre secret, de quelque consé

quence qu'il puisse être : « C'est un mystère, un tel m'en a fait part et m'a défendu de le dire » ; et ils le disent.

Toute révélation d'un secret est la faute de celui qui l'a confié.

Nicandre s'entretient avec Elise de la manière douce et complaisante dont il a vécu avec sa femme, depuis le jour qu'il en fit le choix jusques à sa mort : il a déjà dit qu'il regrette qu'elle ne lui ait pas laissé des enfants, et il le répète : il parle des maisons qu'il a à la ville, et bientôt d'une terre qu'il a à la campagne : il calcule le revenu qu'elle lui rapporte; il fait le plan des bâtiments, en décrit la situation, exagère la commodité des appartements, ainsi que la richesse et la propreté des meubles. Il assure qu'il aime la bonne chère, les équipages : il se plaint que sa femme n'aimait point assez le jeu et la société. Vous êtes riche, lui disait l'un de ses amis, que n'achetez-vous cette charge? pourquoi ne pas faire cette acquisition, qui étendrait votre domaine? On me croit, ajoute-t-il, plus de bien que je n'en possède. Il n'oublie pas son extraction et ses alliances: Monsieur le surintendant, qui est mon cousin; madame la chancelière, qui est ma parente : voilà son style. Il raconte un fait qui prouve le mécontentement qu'il doit avoir de ses plus proches, et de ceux même qui sont ses héritiers: Ai-je tort? dit-il à Elise; ai-je grand sujet de leur vouloir du bien? et il l'en fait juge. Il insinue ensuite qu'il a une santé faible et languissante; il parle de la cave où il doit être enterré. Il est insinuant, flatteur, officieux à l'égard de tous ceux qu'il trouve auprès de la personne à qui il aspire. Mais Elise n'a pas le courage d'être riche en l'épousant. On annonce, au moment qu'il parle, un cavalier, qui de sa seule présence démonte la batterie de l'homme de ville: il se lève déconcerté et chagrin, et va dire ailleurs qu'il veut se remarier.

Le sage quelquefois évite le monde, de peur d'être ennuyé.

CHAPITRE VI

Des biens de fortune.

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Un homme fort riche peut manger des entremets, faire peindre ses lambris et ses alcoves, jouir d'un palais à la campagne et d'un autre à la ville, avoir un grand équipage, mettre un duc dans sa famille, et faire de son fils un grand seigneur : cela est juste et de son ressort. Mais il appartient peut-être à d'autres de vivre contents.

Une grande naissance ou une grande fortune annonce le mérite, et le fait plus tôt remarquer.

Ce qui disculpe le fat ambitieux de son ambition, est le soin que l'on prend, s'il a fait une grande fortune, de lui trouver un mérite qu'il n'a jamais eu, et aussi grand qu'il croit l'avoir.

A mesure que la faveur et les grands biens se retirent d'un homme, ils laissent voir en lui le ridicule qu'ils couvraient, et qui y était sans que personne s'en aperçût.

Si l'on ne le voyait de ses yeux, pourrait-on jamais imaginer l'étrange disproportion que le plus ou le moins de pièces de monnaie met entre les hommes?

Ce plus où ce moins détermine à l'épée, à la robe, ou à l'Eglise il n'y a presque point d'autre vocation.

Deux marchands 2 étaient voisins et faisaient le même commerce, qui ont eu à la suite une fortune toute différente. Ils avaient chacun une fille unique: elles ont été nourries ensemble et ont vécu dans cette familiarité que donnent un même âge et une même condition : l'une des deux, pour se tirer d'une extrême misère, cherche à se placer; elle entre au service d'une fort grande dame et l'une des premières de la cour, chez sa compagne.

Si le financier manque son coup, les courtisans disent de

'De Louvois, ou Fremont.

• Un marchand de Paris, qui avait pour enseigne LES RATS, je crois qu'il se nommait Brillon, qui a marié sa fille à M. d'Armenonville.

lui: c'est un bourgeois, un homme de rien, un malotru: s'il réussit, ils lui demandent sa fille.

Quelques uns ont fait dans leur jeunesse l'apprentissage d'un certain métier, pour en exercer un autre, et fort différent, le reste de leur vie.

Un homme est laid ", de petite taille, et a peu d'esprit. L'on me dit à l'oreille, il a cinquante mille livres de rente : cela le concerne tout seul, et il ne m'en sera jamais ni pis ni mieux : si je commence à le regarder avec d'autres yeux et si je ne suis pas maître de faire autrement, quelle sottise!

Un projet assez vain serait de vouloir tourner un homme fort sot et fort riche en ridicule : les rieurs sont de son côté.

N** avec un portier rustre 5, farouche, tirant sur le Suisse, avec un vestibule et une antichambre, pour peu qu'il y fasse languir quelqu'un et se morfondre, qu'il paraisse enfin avec une mine grave et une démarche mesurée, qu'il écoute un peu et ne reconduise point, quelque subalterne qu'il soit d'ailleurs, il fer sentir de lui-même quelque chose qui approche de la considération.

Je vais, Clitiphon 4, à votre porte; le besoin que j'ai de vous me chasse de mon lit et de ma chambre : plût aux dieux que je ne fusse ni votre client ni votre fàcheux ! Vos esclaves me disent que vous êtes enfermé, et que vous ne pouvez m'écouter que d'une heure entière: je reviens avant le temps qu'ils m'ont marqué, et ils me disent que vous êtes sorti. Que faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus reculé de votre appartement, de si laborieux qui vous empêche de m'entendre? Vous enfilez quelques mémoires, vous collationnez un registre, vous signez, vous paraphez; je n'avais qu'une chose à vous demander, et vous n'aviez qu'un mot à me répondre, oui, ou non. Voulez-vous être rare? rendez service à ceux qui dépendent de vous: yous. le serez davantage par cette conduite que par ne pas vous laisser voir. O homme important et chargé d'affaires, qui à votre tour avez besoin de mes offices, venez dans la solitude de mon cabinet, le philosophe est accessible, je ne vous remettrai point

› Les partisans.

Le duc de Ventadour. 5 De Saint-Louanges. Le Camus, le lieutenant civil, le premier président de la cour des aides, le cardinal Le Camus, et le Camus, maitre des comptes.

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