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et l'on reprit la vie de campagne. Un événement important pour un soldat de ce temps vint fixer l'attention du nouveau lieutenant. Une revue de l'empereur fut annoncée. Gonneville n'avait jamais vu Napoléon, mais autour de lui ce nom retentissait sans cesse. Les revues de l'empereur n'étaient point de vaines parades couronnées par des distributions de rubans et d'épaulettes. L'empereur, en fait de guerre, n'avait point son pareil, et le moindre détail lui était aussi familier que les grandes opérations stratégiques. Il connaissait l'histoire de chaque corps, sa situation et son esprit particulier. Il donnait au personnel une minutieuse attention, appelant par leur nom presque tous les officiers, et un grand nombre d'anciens soldats. S'il était satisfait, il récompensait avec un gracieux sourire et de bonnes et flatteuses paroles, mais si au contraire la revue lui faisait découvrir des fautes ou des négligences, il s'animait, élevant la voix, écrasant d'un regard irrité les coupables quels qu'ils fussent. Tout tremblait, et les maréchaux euxmêmes, ducs et princes, le roi Murat lui aussi, baissaient le front et se taisaient. Une revue de l'empereur était donc un grand honneur, mais une terrible épreuve. Des carrières brillantes y naissaient, tandis que d'éternelles disgrâces enterraient pour toujours des ambitions et des réputations.

Le jour de la revue, Gonneville, à cheval devant son peloton, sentait son cœur battre sous la cuirasse. Tout

à coup, à l'horizon, des cavaliers parurent couverts d'uniformes éclatants, ils se précipitèrent au galop vers les cuirassiers. A leur tête, et fort en avant, un homme se détachait, guidant avec une adresse merveilleuse un superbe cheval arabe. Cet homme, à la figure martiale, était couvert d'une tunique brodée d'or. Sur sa tête des plumes d'autruche que soutenait la toque de velours rouge, se balançaient galamment; des bottes de chevalier couvraient le bas de ses jambes serrées dans une culotte blanche. Au côté gauche de sa poitrine, un glaive antique était suspendu, supporté par des cordons de soie à la façon des guerriers de l'Orient; la poignée de ce glaive étincelait de pierres précieuses. Le cheval, presque entièrement caché sous une peau de tigre, faisait entendre de joyeux hennissements, et ses yeux rouges, voilés par la crinière flottante, lançaient des éclairs.

Gonneville, le regard fixe, considérait ce tableau, et croyait voir l'empereur. Derrière lui des cuirassiers prononcèrent doucement le nom de Murat.

En sa qualité de commandant de la réserve de cavalerie, le grand-duc de Berg allait présenter à Napoléon la division de cuirassiers. Il passa au galop devant le front, puis revint au pas reprendre sa place. A peine y était-il que de nouveaux cavaliers parurent vis-à-vis la ligne de bataille. Le groupe était aussi précédé d'un homme seul, la tête inclinée sur la poitrine, le corps affaissé, et dans une attitude peu martiale. Un chapeau

à trois cornes, à ganse noire, déformé, presque usé, couvrait sa tête, en s'inclinant sur le front. Une capote grise, ouverte sur la poitrine, laissait entrevoir les épaulettes de colonel, l'uniforme vert des chasseurs de la garde, et la plaque de la Légion d'honneur; des bottes à l'écuyère emprisonnaient ses jambes couvertes d'une culotte de peau de daim. Tout ce costume, d'une sévère simplicité, contrastait singulièrement avec l'éclat éblouissant qui l'environnait; son cheval, aussi beau que celui du grand-duc de Berg, parfaitement dressé et harnaché, n'avait point les allures ambitieuses du coursier de Murat, mais il soutenait dans tous les terrains le petit galop si favorable à la méditation et aux observations.

En avant de l'empereur caracolaient les mamelucks sur leurs chevaux d'Égypte couverts d'or, les aides de camp venaient ensuite. A cent pas en arrière l'escadron de service suivait.

Les cavaliers, presque tous décorés de la Légion d'honneur, redressaient fièrement la tête en passant devant les troupes. Anciens soldats des Pyramides et de Marengo, ils connaissaient tous les champs de bataille et devinaient au moindre geste les pensées de l'empereur.

Dès qu'il parut, l'air retentit du son des trompettes, les musiques se firent entendre, mais la troupe conserva un silence religieux, et l'immobilité était si grande que nul n'osait même tourner la tête. En ce temps-là la

cavalerie ne présentait pas le sabre, comme honneur collectif, et rien n'était plus digne, plus majestueux que ce silence et cette immobilité.

L'empereur passa au pas devant le front des régiments, marchant lentement et jugeant de l'ensemble. Il ordonna ensuite de rompre en colonne par division, puis il fit former les compagnies et mit pied à terre. Les cuirassiers se placèrent à la tête de leurs chevaux, tenant les rênes dans la main. Les régiments étaient de quatre escadrons formant huit compagnies. Les officiers se plaçaient sur une ligne à la droite de leur compagnie par rang de grade et d'ancienneté.

En arrivant à chaque régiment, l'empereur adressait des questions au colonel, et malheur à celui qui ne répondait pas exactement ou se laissait troubler. L'empereur faisait aussi des questions aux capitaines; après avoir écouté, il distribuait des éloges ou des reproches. Ces officiers, qui bravaient tous les jours les canons ennemis, qui méprisaient la mort dont ils se jouaient, tremblaient devant l'empereur, quelques-uns en perdaient la mémoire et la plupart sentaient leur voix étouffée et leurs lèvres paralysées.

Arrivé à la compagnie dont Gonneville était le lieutenant, l'empereur s'arrêta devant lui, l'enveloppa d'un long et profond regard, et demanda au colonel pourquoi le harnachement du cheval de cet officier n'était pas conforme au règlement. Le colonel répondit que le lieutenant rentrait de captivité et n'avait pas en-.

с

core.... « Comment! s'écria l'empereur d'une voix animée par la colère, mais votre division n'a pas vu l'ennemi. >>

Il n'admettait pas qu'on devînt prisonnier; le cavalier surtout lui semblait imprenable. Le colonel et le général Espagne expliquèrent à l'empereur comment avait été capturé le jeune lieutenant. Ils firent son éloge, et surtout exprimèrent leur estime pour son courage. L'empereur écouta. Le regard qu'il adressa au lieutenant était doux, et presque caressant. Avant de s'éloigner, il fit à Gonneville un salut bienveillant. Le défilé eut lieu aux cris de Vive l'Empereur! contrairement aux règlements et aux coutumes respectées jusqu'alors. Le souffle des cours commençait à passer sur les camps.

Satisfait du 6o de cuirassiers, l'empereur dit à voix haute au colonel d'Avenay: «< Colonel, à la première affaire, un boulet, ou les étoiles de général! » Ce brave colonel devait trouver l'un et l'autre.

L'émotion que ressentit Gonneville à la vue de l'empereur, l'effet produit sur lui par cette voix si puissante, n'alla pas cependant jusqu'à troubler sa raison. Admirateur du génie militaire de Napoléon, loyalement dévoué à son service, il éprouvait néanmoins de vagues sentiments qui prenaient leur source dans ses impressions d'enfance. Aux yeux de la jeunesse royaliste, Napoléon avait bien vaincu la Révolution, mais il semblait en avoir accepté l'héritage, en considérant le titre

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