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les chairs à droite des reins; elle avait peu saigné et formait une grosseur de la dimension d'un œuf. En pressant cette grosseur la balle apparut. M. de Moltke me l'ôta très-adroitement et la remplaça par un tampon de linge; puis, cette opération terminée, il sortit, et je restai seul. J'étais à peine rhabillé quand une porte, située en face de celle par laquelle j'étais entré, s'ouvrit, et la maîtresse de la maison se précipita vers moi avec un air si affairé et si ému que je devinai qu'elle venait me proposer un moyen d'évasion. Au même instant, le baron de Werther entra par l'autre porte, et le désappointement de la pauvre femme fut si visible, que le baron lui. dit en français, probablement pour que je comprisse, et avec un ton fort ironique : « Je crois, madame, que je vous dérange. » Elle se retira sans rien dire, mais en jetant sur le baron un regard qui n'était pas tendre.

On vint me chercher pour dîner; j'en avais grand besoin, car je n'avais pas mangé depuis la veille. On m'assura que mes pauvres cuirassiers, dont j'étais trèspréoccupé, seraient bien soignés. A table, malgrẻ ma résistance, on me servit le premier et on me choisit les meilleurs morceaux. Je demandai ensuite à voir mes hommes, et le comte de Moltke me conduisit dans une grande pièce où ils étaient tous réunis autour d'un bon feu. Ils m'accueillirent avec tant de démonstrations d'affection et témoignèrent tant de joie de me revoir, que j'en éprouvai une espèce de consolation; j'étais fier aussi qu'un officier étranger vit ce qu'était un officier français pour ses soldats. Je pris des informations sur les blessures, car nous allions nous remettre en route et je n'avais pas le temps de les voir. Un seul homme n'était pas blessé, et plusieurs l'étaient très-grièvement; le seul maréchal des logis qui me restait avait la tête fendue d'un coup de sabre, la main gauche hachée et le bras droit percé de deux coups de pointe. L'attitude de tous

ces hommes était empreinte de résolution et de résignation.

Nous nous remîmes en route; la nuit vint, et nous nous enfonçâmes dans les bois. Les traîneaux marchaient difficilement à cause de l'épaisseur de la neige non frayée, et nous allions lentement à travers l'obscurité profonde qui règne dans les forêts de sapins. Je montais encore mon cheval, pensant avec peine que nous allions, selon toute apparence, bientôt nous séparer. Les branches chargées de neige me frappaient le visage; il faisait un froid horrible et les pensées les plus tristes vinrent m'assaillir pendant cette marche de nuit. J'avais en perspective une longue captivité, la Sibérie peut-être, car on y envoyait beaucoup de prisonniers; et, la fatigue aidant, mon imagination me présentait des images plus lugubres encore que la réalité qui l'était déjà assez.

Nous arrivâmes un peu avant le jour dans une sale petite ville dont, je ne sais pour quel motif, on ne voulut pas me dire le nom. Je logeai avec les officiers dans une maison de mince apparence, et je compris que nous étions hors d'atteinte de toute poursuite à un certain air de sécurité qui remplaçait sur leurs figures l'inquiétude et la préoccupation que j'y avais remarquées la veille, et qui s'étaient manifestées pendant la nuit par des haltes et des allées et venues des sous-officiers qu'on envoyait aux écoutes et qui venaient rendre compte.

La ville où nous étions devait être occupée par des troupes prussiennes, car je vis deux officiers de dragons portant un uniforme différent de celui du régiment de Haors. Je commençais à souffrir de ma blessure et aussi de la jambe sur laquelle mon cheval s'était abattu; nonobstant, la journée se passa sans que cela fût intolérable; on avait fait venir le chirurgien de l'endroit, et quel chirurgien! Il arriva avec un grand pot de graisse

dont il frotta la blessure et les environs. Il frotta de même ma jambe et ma cuisse, et son air capable et important m'inquiéta pour le traitement d'autres blessures beaucoup plus graves que la mienne.

Le soir, on apporta de la paille dans l'appartement où nous avions passé la journée; on mit des matelas sur cette paille, et nous couchâmes tous là à l'exception du baron de Werther qui, en sa qualité de chef, eut une chambre à part. Le baron de Werther pouvait avoir une quarantaine d'années; nouvellement marié, il parlait beaucoup de sa femme et de sa passion pour elle. Le comte de Moltke avait trente-deux ans, une figure belle et distinguée; il était grand, bien fait, mais complétement chauve.

La fatigue triompha de mes souffrances et de mes réflexions, je dormis profondément jusqu'au jour; j'eus alors grand'peine à me remettre sur mes jambes. J'avais tout le corps enflé, et le moindre mouvement me faisait mal. Dès le matin, les officiers s'en allèrent pour leur service, sauf le comte de Moltke qui écrivit un long rapport sur ce qui s'était passé l'avant-veille, et qui me pria de lui dicter l'orthographe de mes noms et prénoms. On me fit des questions sur la force de la division dont mon régiment faisait partie; mais, sur mon refus formel de rien dire à ce sujet, on n'insista pas. On me prévint ensuite que j'allais partir avec les autres prisonniers sous l'escorte d'un détachement de hussards, et j'éprouvai une sorte de peine à me séparer des officiers qui m'avaient si bien traité; je les remerciai pour moi et pour mes hommes qu'ils n'avaient laissé manquer de rien. Il fallut pour ainsi dire me porter dans le traîneau où je devais être seul et qui, pourvu de couvertures de laine, avait été arrangé avec soin. Cinq autres traîneaux étaient destinés à mes hommes, à raison d'un pour quatre hommes; ils étaient bien garnis de paille fraîche, et comme

les cuirassiers avaient conservé leurs manteaux, ils devaient être à peu près à l'abri du froid.

Le maréchal des logis, des blessures duquel j'ai déjà parlé, se nommait Le Duc, et était fils du carrossier de la cour sous Louis XVI. Il avait reçu un peu d'éducation, avait au plus vingt ans, une jolie figure sans barbe, et aurait pu, habillé en femme, passer pour une jeune fille. Ces circonstances, jointes au courage qu'il avait montré dans l'action, avaient excité l'intérêt des officiers prussiens, et j'avais obtenu qu'il serait porté sur l'état des prisonniers comme cadet, grade qui n'était pas reconnu en France, mais qui, en Prusse, le tirait de la classe des sous-officiers, sans autre responsabilité pour lui et pour moi que le remboursement, après échange ou reddition, de la différence de solde, remboursement qui ne fut même pas réclamé. Je demandai aussi que Le Duc fût placé dans mon traîneau.

Au moment de notre départ, tous les soldats prussiens se rassemblèrent sur la place; plusieurs avaient le bras en écharpe ou la tête entourée de bandes. Je sortis en même temps qu'on amenait mes cuirassiers pour les faire monter dans les traîneaux qui les attendaient sur la place. Parmi eux, deux seulement pouvaient marcher sans être soutenus; je l'étais moi-même par M. de Moltke et par un autre officier, et malgré ce que la souffrance morale et physique me faisait éprouver, le spectacle que j'eus alors m'enleva pour le moment à toutes mes préoccupations. Les sous-officiers et soldats prussiens s'empressaient autour de mes blessés, leur apportaient de l'eau-de-vie, leur serraient les mains, et enfin avaient l'air, en les voyant partir, de se séparer d'anciens amis. Quant à moi, ils m'accablaient de saluts, et il y en eut même deux qui vinrent me baiser la main. Je quittai aussi les officiers en très-bonne amitié, quoique avec moins de démonstrations.

Nous partîmes escortés par quinze hussards que commandait un maréchal des logis parlant français aussi facilement que nous. Ces hussards étaient du régiment d'Eben et portaient aussi le nom de hussards de la mort, parce que leur uniforme noir était orné de tresses blanches et qu'il y avait sur leurs schakos et sur leurs sabretaches des têtes de mort avec des os en croix. Ils avaient des figures peu rassurantes, et nous étions à leur merci, pour les procédés, car je savais qu'on leur avait fort recommandé de ne pas nous maltraiter. Nous marchâmes toute la journée, et la nuit était venue depuis deux ou trois heures quand nous nous arrêtâmes dans un village devant un vaste bâtiment: c'était le château du lieu; j'y fis mon entrée porté par les hussards et précédé de plusieurs femmes portant des lumières et poussant de grands hélas! Le Duc pouvait marcher, mais quant à moi, il m'eût été impossible de faire un pas. Cette première station me rassura complétement sur les inquiétudes que m'avaient causées les figures des hussards. Ils prirent des précautions inouïes pour éviter de me faire mal; ils allaient doucement, m'interrogeant du regard et ayant des attentions d'une délicatesse dont je ne les aurais certes pas crus capables. Ils me déposérent dans une grande chambre très-propre qu'on se hâta de chauffer, et on prépara près de moi une petite table avec du linge bien blanc et deux couverts. Une demi-heure après, nous avions un dîner dont on se serait contenté dans des jours meilleurs. Le pauvre Le Duc ne pouvait pas se servir de ses bras et jamais il n'a retrouvé l'usage du gauche; mais deux hussards, restés près de nous, se disputaient à qui nous rendrait le plus de services. Pendant notre repas, on vint faire le seul lit qui fut dans la chambre; je montrai Le Duc pour exprimer que je désirais qu'on en fit aussi un pour lui, et on en apporta immédiatement un second. Il y avait une

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