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CHAPITRE VI

Passage du mont Cenis. Accueil du vice-roi.

Incapacité et entête

Le

ment du général Sahuc. Combat sur les rives de la Piave. général d'Avenay mortellement blessé. Les grenadiers du 62°. Mort du général d'Avenay. Son testament.- - Le général Caffarelli. Le général Savary. - Le colonel d'Haugeranville. La parade de Schoenbrunn. - Audiences de l'Empereur. Rentrée au 6e cuirassiers. L'abbaye d'Eiglewerth, l'abbé et sa cousine. Partie de plaisir en traîneau. Un trompette français et une noble autrichienne. Mariage de l'Empereur.- Grande revue à Paris. Ordre de départ pour l'Espagne.

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Aucun incident ne marqua notre retour en France; la sécurité de la route que nous avions à parcourir était assurée par des détachements postés à des distances rapprochées. Arrivés à Bayonne, nous y laissâmes nos compagnons de route, nos chevaux, et nous partîmes, le général et moi, à franc étrier, pour nous rendre à Bordeaux et y reprendre la voiture que nous y avions laissée Un seul valet de chambre nous accompagnait. Nous fîmes, en vingt heures, les soixante-six lieues qui séparent Bayonne de Bordeaux où nous arrivâmes exténués de fatigue. Nous y passâmes trois jours employés à nous procurer les objets qui nous manquaient pour recommencer une nouvelle campagne.

On ne savait rien de positif sur les événements; on parlait seulement de la rapidité avec laquelle l'Empereur faisait marcher ses troupes vers l'Allemagne pour re

pousser les Autrichiens qui avaient envahi la Bavière sans déclaration préalable. Nous partîmes en poste pour l'Italie, en remontant jusqu'à Moulins, à cause du mauvais état des routes d'Auvergne. Nous étions impatients d'arriver sur de nouveaux champs de bataille, de revoir cette Italie que nous connaissions déjà et ces Autrichiens que nous connaissions aussi, mais avec lesquels nous trouvions que nous ne nous étions pas assez mesurés. Pendant ce long voyage que nous fîmes en tête à tête, il fut presque toujours question de choses militaires. Destinés à faire partie de l'avant-garde en face d'une armée fortement réorganisée et numériquement supérieure à celle dont nous allions faire partie, et dont un repos de trois années avait dû affaiblir les traditions de guerre, nous passions en revue toutes les hypothèses, ce à quoi nous servait grandement la connaissance que nous avions déjà du terrain.

Nous rencontrâmes en Savoie une foule d'administrateurs et de femmes fuyant l'Italie, à la suite d'un grave revers que nous venions d'éprouver. Surprises et attaquées à l'improviste, nos divisions avaient essayé de tenir à Sacile, entre le Tagliamento et la Piave, et avaient été complétement défaites. L'armée, se retirant en désordre, ne s'était ralliée que derrière l'Adige avec une perte de dix mille hommes. Ces nouvelles contristèrent le général. Etait-ce un pressentiment? Pour ce qui me concerne, je puis dire, en toute vérité, qu'elles augmentèrent beaucoup le désir que j'avais d'être près de l'ennemi.

Arrivés à Lanslebourg, au pied du mont Cenis, nous y passâmes la nuit, retenus par une tourmente qui rendait impossible l'ascension de la montagne. Nous l'entreprîmes le lendemain, traînés par huit chevaux et escortés de huit hommes, tenant quatre cordes attachées aux coins de l'impériale de la voiture pour l'empêcher de verser. Cette

précaution était indispensable, car les quinze pieds de neige sur lesquels nous devions marcher pendant une partie du trajet ne présentaient pas partout une égale solidité, et les parties molles offraient un véritable danger. Nous n'éprouvâmes qu'un seul accident qui aurait pu avoir des suites funestes. En sortant du tunnel qu'on passe en descendant vers Suse, une avalanche nous surprit et nous aurait infailliblement précipités dans la vallée, qui a plus de mille pieds de profondeur, si une masse de rochers, placée au-dessus de nous, ne l'eût séparée en deux. Une voiture de roulier, qui nous précédait, ne fut pas aussi heureuse : nous la vîmes rouler dans l'abîme pendant plusieurs minutes. Le plan sur lequel elle roulait n'était pas tout à fait vertical, et l'épaisseur de la neige ralentissait le mouvement au point de nous faire croire parfois qu'elle n'arriverait pas jusqu'au bas; les efforts désespérés des chevaux, qu'on voyait alternativement s'enfoncer dans la neige et en être ensuite arrachés violemment par le poids de la voiture, contribuaient aussi à modifier la rapidité de la chute. Nous restâmes quatre heures à la même place pendant que les canonniers nous frayaient un passage; à peine étions-nous en marche. que nous aperçûmes les quatre chevaux de la voiture. précitée, debout, sur leurs jambes intactes, ce qui nous parut miraculeux! Les deux hommes qui les conduisaient n'avaient pas roulé avec eux, et n'avaient eu d'autre mal que d'être enfouis quelques minutes sous la neige, d'où nos gens d'escorte les avaient retirés.

Une heure après, nous étions en plein printemps, parcourant au grand trot une route superbe, et découvrant la belle plaine du Piémont, verdoyante et fleurie. Nous couchâmes à Turin et arrivâmes le lendemain à Milan où nous voulions acheter des chevaux, les circonstances étant telles que nous n'avions pas le temps d'attendre

les nôtres. Le général en trouva un, provenant d'un aide de camp du vice-roi, lequel aide de camp venait d'être tué; mais il me fut impossible de m'en procurer, les écuries de tous les marchands de chevaux ayant été vidées pour les besoins de l'armée. Nous nous rendîmes en toute hàte à Plaisance, où se trouvait le dépôt du 6o de cuirassiers, et où le général voulait laisser sa voiture. Nous pensions aussi trouver là un cheval pour moi, et effectivement le major, qui commandait le dépôt du 6o de cuirassiers, me prêta un cheval de troupe. Aussitôt équipés, nous rejoignîmes l'armée qui avait déjà repassé l'Adige à la suite d'un commencement de retraite, opéré par l'armée autrichienne, et causé par les succès en Allemagne de l'armée française commandée par l'Empereur. Nous trouvâmes le quartier général du vice-roi à Vicence. Le prince reçut très-bien le général d'Avenay et lui dit qu'il l'attendait avec impatience; c'est que, en effet, il n'y avait pas, dans toute son armée, un général de cavalerie sur lequel il pût compter. Tous étaient vieux et n'avaient pas fait la guerre depuis 1806. Notre division, commandée par le général Sahuc, se composait de quatre superbes régiments de chasseurs; le 8e et le 25° formaient la brigade du général d'Avenay. Depuis un mois cette brigade avait perdu deux généraux le premier tué, et le second grièvement blessé et fait prisonnier. Cette circonstance me parut d'un bon augure; il ne me semblait pas possible que la fatalité s'abattît tellement sur cette fraction de l'armée, que ce fut toujours à son tour de fournir des généraux aux coups de l'ennemi. Je ne devais pas tarder à être cruellement désabusé.

Nous fimes plusieurs reconnaissances sur la rive droite de la Piave que les Autrichiens n'avaient pas encore abandonnée. Dans l'une d'elles, l'incapacité du général Sahuc se révéla à nos yeux de façon à nous démontrer

que la conduite d'une avant-garde ne pouvait pas être en plus mauvaises mains. Il avait engagé toute sa division dans un chemin étroit bordé de chaque côté par de profonds et larges fossés infranchissables pour des cavaliers. De loin en loin quelques ponts étaient jetés sur ces fossés pour établir la communication avec les champs riverains. On avait profité de ces ponts pour faire passer à droite et à gauche des éclaireurs, mais le terrain sur lequel ils devaient opérer était planté de mûriers liés entre eux par des guirlandes de vignes comme cela a lieu dans ce pays; de plus, chaque propriété, et elles sont très-nombreuses, était séparée de sa voisine par une large rigole aboutissant aux fossés, ce qui offrait encore des obstacles que nos éclaireurs devaient franchir sans que leur vue pût s'étendre à plus de quinze pas devant eux, à cause des mûriers fort rapprochés les uns des autres, et des guirlandes de vigne que les chasseurs étaient obligés de couper pour se frayer un passage, exercice qui leur tenait le sabre en l'air au lieu de la carabine qu'ils auraient dû avoir toujours en main.

Dès le début de cette marche le général d'Avenay avait insisté pour se porter en avant avec un seul régiment qu'il voulait échelonner afin de n'engager les trois autres que lorsque le terrain eût été suffisamment exploré; mais le général Sahuc s'y refusa, et la colonne à la tête de laquelle marchait tout l'état-major ne fut précédée que par un peloton de vingt-cinq chasseurs. Dans cette position, nos tirailleurs engagèrent le feu avec un ennemi pour ainsi dire invisible, car ils n'apercevaient que les pieds de ses chevaux. Il n'y avait, dans cette fausse situation, qu'un parti à prendre, parti contraire au principe qui interdit tout engagement sérieux à une troupe en reconnaissance, mais rendu nécessaire dans la circonstance c'était de pousser vivement ce que nous avions devant nous jusqu'à la sortie du défilé. Au lieu

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