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la raifon pour laquelle Homere ayant voulu reprefenter dans fon héros tout ce que les anciens refpectoient le plus, c'est-à-dire la force, n'a pas manqué de lui donner pour contrafte un homme dont le mérite éminent étoit l'adreffe & l'artifice. Mais qu'on s'empare du bien d'autrui par violence ou par rufe; que la force ou les talens foient employés à élever des individus au-deffus d'autres individus, des nations au-deffus d'autres nations, il n'en eft pas moins vrai que l'inégalité d'état & de condition a troublé pour jamais le Bonheur public, foit en privant les uns des jouiffances qu'ils avoient droit d'efpérer, foit en les rendant trop faciles pour les autres : foit enfin en établiffant des rapports odieux entre les hommes, & fur-tout en faifant naître ce fentiment fi pénible de l'envie & de l'humiliation. Qu'en pouvoit-il réfukter, finon un effort général, un combat perpétuel entre tous les membres de la fociété ? Auffi, de quelque façon qu'un Etat foit gouverné; quelque belle, quelqu'ancienne que foit fa conftitution, on peut toujours la regarder comme un traité de paix conclu, ou entre le plus petit nombre & le plus grand nombre, ou entre la force & l'adreffe. Ces traités n'ont fait la plupart du temps que conftater l'état actuel de la fociété. C'est cet uti poffidetis général qui fonda véritablement le droit de propriété; droit facré parce qu'il intéreffe le repos public; droit incontestable parce que perfonne n'en a un meilleur à alléguer; droit permanent, parce qu'il ne peut recevoir de modification que pour le Bonheur du plus grand nombre, en conféquence de ce principe antérieur Salus populi fuprema lex efto. Que s'il exifte en Afie, en Afrique & même en quelque partie de l'Europe, des pays où tout foit d'un côté & rien de l'autre, il eft affez clair que là, il n'y a jamais eu de traité, ni réel, ni implicite, parce que tout traité fuppofe des avantages réciproques. Ce n'eft donc alors qu'une ufurpation continuée d'une part & foufferte de l'autre : état de chofes toujours précaire & qui ne peut durer qu'auffi long-temps qu'on 'n'aura, ni motifs pour le fcruter, ni forces pour le changer.

Quoiqu'il en foit, il fuffit pour notre objet d'avoir prouvé que le droit de propriété ayant pris origine de l'inégalité des fortunes & des conditions, car les rangs deviennent eux-mêmes des propriétés,, eft fait auffi pour l'éternifer. Peut-être quelques Philofophes trouveront-ils que c'est acheter la paix bien cher. Oui, fi les différences dans le fort des hommes tendent à humilier, à abattre le plus grand nombre; mais fi ces différences lui reftituoient en activité, ce qu'elles lui ont ôté en moyens; fi l'émulation, fille, ou mere de l'inégalité, venoit perpétuellement offrir à l'efpérance tous ces avantages de la vie, embellis encore & exagérés par l'imagination; alors, il pourroit fe faire qu'un Peuple trouvât fon Bonheur 'moral dans ces mêmes circonftances, qui paroiffoient entraîner fon malheur phyfique, & peut-être ce nouvel ordre de chofes eft-il plus conforme au plan de la nature, qui eft ennemie du repos & qui fe plait à produire l'ordre par le mouvement. Il est clair, en effet, que l'induftrie, le

commerce, les arts, les lettres mêmes, font les fruits de l'inégalité; car; qui voudroit travailler dans quelque genre que ce foit, fi ce n'eft pour devenir plus riche, ou plus grand que fon voifin? Mais d'un autre côté, qui pourra travailler avec plaifir, lorfque renfermé parmi des efclaves, ou relégué dans une cafte dont on ne doit jamais fortir, nul efpoir de fortu ne, nulle apparence de gloire, ne vient confoler nos peines?

Que faut-il donc aux hommes en fociété? Un tel état de chofes, qué depuis la claffe la plus pauvre, jufqu'à la plus opulente, un grand nom bre de degrés, préfente une élévation progressive, que cette progreffion foit ménagée de façon que des regards perçans puiffent feuls atteindre les degrés les plus hauts; mais qu'une vue ordinaire puiffe fans décourage ment mefurer les plus voifins, & préalablement à toutes ces conditions que les droits du citoyen, comme henime, foient fu facrés, fi étendus, qu'avant d'être quelque chofe il ne rougiffe jamais d'être, & que du moins le fentiment abfolu de fon existence, lui donne autant de fatisfaction, que celui d'une existence relative & comparée.

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Avant d'aller plus loin, prévenons une objection. Si l'activité & l'ému lation, font le Bonheur des claffes inférieures, que deviendront celles qui font affifes fur les degrés les plus élevés? D'abord, nous pouvons répon dre que ces claffes font peu nombreuses car les degrés qui marquent les rangs dans la fociété, fe rétréciffent à mesure qu'ils s'élevent. Les an ciens avoient donné une pyramide pour fymbole de la Monarchie. Si dans les Républiques cette pyramide eft un peu tronquée, la forme en fubfifte toujours à un certain point. D'ailleurs, une force magique rend tout cet édifice illufoire. L'imagination ne nous laiffe envisager les objets qu'à travers un optique bifarre qui les bouleverfe & les altere. Ce qui eft le pre mier rang pour l'un, n'eft que le troisieme, ou le quatrieme pour l'autre » Heureux, dit le Roi des Rois,

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» Heureux qui fatisfait de fon humble fortune,
» Libre du joug fuperbe où je fuis attaché,

» Vit dans l'état obfcur où les Dieux l'ont caché!

Augufte, parvenu au trône du monde, aspire à en defcendre. Il n'eft point de rang fi haut, où les défirs ne puiffent monter avec nous, & s'il en eft un, malheur à celui qui l'occupe. C'eft le fort le plus trifte de tous, c'est celui d'un Sultan, ou d'un Calife.

Jufqu'ici, nous n'avons confidéré l'activité que comme intérieure dans un Etat. Il en eft une extérieure, qui donne un grand effor à nos facultés, & qui paroît rapprocher davantage les hommes de l'état de nature: c'eft la guerre. Quelques Philofophes, ridiculement enthoufiaftes d'un hé roïfme non fenti, & dont ils n'ont jamais eu d'idées que par les Poëtes & les Hiftoriens, ont voulu nous perfuader que la gloire, le courage &

la vertu, étoient les véritables fources du Bonheur. Ils auroient dû ajouter parmi les vainqueurs; car il fera difficile de me prouver qu'on ait du plaifir à être battu, à s'enfuir, à fe cacher. Je fais que nombre d'Ecrivains & même des Monarques, ont célébré les plaisirs de la chaffe, mais je doute que fi jamais les cerfs faifoient des livres, ils en parlaffent avec éloge. Cependant, il faut bien qu'il y ait à la guerre des fuccès & des défaites. Or, la guerre ne peut avoir que deux iffues; la conquête entre nations barbares; la paix à de certaines conditions, entre nations civilifées. La paix, foit qu'elle naiffe de l'oppreffion, foit qu'elle ait pour fondement les traités, eft toujours le but où tend la guerre. Comment donc faire entrer dans les calculs pour le Bonheur des hommes, l'aptitude à une chofe qui ne peut rendre les uns heureux qu'aux dépens des autres, & qui dans fon développement le plus complet, eft deftructive d'elle-même. Je n'ai pas craint d'énoncer la vertu parmi ces principes illufoires, parce que fi l'on y prend bien garde, tous ces grands mots tiennent à des idées produites les unes par les autres, & qui ne s'appuient jamais fur la raison & fur la nature. Celui de vertu, pris dans fon fens le plus propre, doit fignifier effort. Ainfi, dans les temps où il n'y avoit, ni législation, ni morale, où l'homme honnête & bienfaifant avoit befoin de courage pour conformer fa conduite à fes principes, la vertu étoit néceffaire: mais pour qu'une fociété foit heureuse, pour que le Bonheur public foit établi fur une base folide, il faut que le bien se faffe fans effort, que les bonnes mœurs foient générales; enfin, que les germes de la vertu exiftent toujours; mais qu'ils foient rarement en activité. Qui eft-ce qui a fait tomber la Chevalerie, les Francs-Maçons & toutes les affociations de ce genre, dont la vertu étoit le principe? C'eft la législation & les mœurs. Quant au courage, on fait affez que ce n'eft au fond que le fentiment de nos propres forces. Voyez l'homme de la nature, le fauvage se préparer au combat, par des danfes & des chanfons. Il pouffe des cris de joie en approchant de l'ennemi. Mais fi l'arrivée d'un fecours inopiné, l'effet de quelqu'arme inconnue lui donne le fentiment de fa foibleffe, il jette fes javelots & s'enfuit avec une précipitation égale à fa premiere audace. Les guerres des fauvages ne font que des guerres de furprise, d'invafion; & je doute fort qu'ils y trouvent ce plaifir d'exercer nos propres facultés, auquel des Philofophes modernes ont attaché un fi grand prix. Quant aux nations civilifées, le véritable courage ne peut exifter chez elles que parmi les chefs, parce qu'eux feuls peuvent connoître leurs forces & leurs avantages relatifs; tandis que la valeur des fubalternes ne porte que fur des principes d'honneur, de fidélité, de devoir; principes plus fubtils & plus compofés qu'on ne penfe, qui fuppofent des mœurs, de l'éducation, & qui ne peuvent s'allier avec ce courage fauvage & barbare, le feul cependant qui prête des charmes à la guerre, & la fait envisager comme une partie de chaffe.

Après

Après ces réflexions, que nous refte-t-il à dire de l'enthousiasme civil & religieux ? Rien; finon que ces paffions font à l'économie politique, ce qu'eft la fievre à l'économie animale. On ne s'ennuie pas, dit-on, avec la fievre; cependant on cherche à s'en débarraffer; & fi l'on n'y parvient pas, on finit par en mourir. Le Bonheur des hommes ne doit pas être attaché. à une fituation, mais à un état conftant & naturel. Concluons donc que l'homme n'ayant pu rentrer dans l'état de nature, ou fi l'on veut, dans l'état purement animal, il a résulté de fon perfectionnement; 1°. Qu'il s'est procuré plus rapidement & plus aifément fa fubfiftance. 2°. Que la marche des progrès n'ayant pas été générale & uniforme, a produit l'inégalité de force & de moyens; que de l'inégalité eft venue l'oppreffion, laquelle a duré jufqu'à ce que la rufe ayant contrebalancé la force, on foit parvenu à faire des traités, qui ont fondé le droit de propriété & perpétué l'inégalité des conditions & des fortunes; que dans cet état des chofes, l'équilibre de la vie humaine a été dérangé, les uns n'ayant pas affez befoin d'activité, pour se procurer leur fubfiftance, les autres fe trouvant dans le cas oppofé; que l'émulation, fruit de la propriété & de l'ordre focial, a été le remede à cet inconvénient; enfin, que le Bonheur public consiste à reftituer le premier plan de la nature, en reproduifant fous mille formes différentes l'équilibre entre les défirs & les jouiffances, entre l'activité & la fatisfaction. Il nous refte maintenant à examiner par quels moyens on peut y réuffir.

C'est ici, fans doute, que le Lecteur nous attend; car nous fommes parvenus au point le plus important, & il femble qu'ayant à donner nos propres idées fur un fujet fi intéreffant, nous foyons obligés d'opter entre le ton dogmatique de l'enthousiasme & celui d'une modeftie timide & foumife. Il faut avouer que l'un ou l'autre conviendroit également à qui voudroit prefcrire la forme du Gouvernement, la conftitution, la légiflation qui convient le mieux à tous les hommes. Mais nous nous contenterons de dire franchement & fimplement que pour les rendre heureux, il faut les éclairer, peut-être même fuffiroit-il de les laiffer faire. On a dégradé, mutilé l'humanité & puis on l'a calomniée. Quelle différence faites-vous entre un faucon qui fe laiffe tranfporter ftupidement fous un cerceau & les poules de votre baffe-cour? Eh bien! ôtez-lui fon chaperon, & vous le verrez bientôt, aigle audacieux, appercevoir fa proie d'un coup-d'œil, dans l'immenfité des airs; la pourfuivre, l'atteindre, la renverfer, feront pour lui l'ouvrage d'un moment. Non, les hommes ne font pas encore rentrés dans leurs droits; non, ils n'ont pas encore fecoué les chaînes que la terreur leur a impofées. Soit que des révolutions terribles dans la nature aient perfuadé jadis à la plupart d'entr'eux, qu'ils n'avoient fur la terre qu'une exiftence précaire, & qu'ils y étoient pourfuivis par un Dieu redoutable; foit que les forts & les puiffans redoutant, à leur tour, les phénomenes de la nature, comme les orages, les tremblemens de terre, les tempêtes, aient voulu Tome IX.

B

se fervir de cette crainte même, comme d'un nouveau moyen de puiffance, & fe foient identifiés aux yeux des Peuples avec ces objets d'une terreur commune; toujours eft-il certain que le defpotifme a formé de bonneheure avec la fuperftition une alliance funefte, qui n'a jamais été rompue depuis. Delà font nés l'abjection & la ftupidité parmi les peuples, l'impofture & la fraude parmi ceux qui les ont gouvernés, les haines de Nations. à Nations, les guerres fanglantes & multipliées, & tout le défordre qui regne encore fur la furface de la terre.

Eh! qu'on ne croie pas que fi dans quelque coin de cette terre malheureuse, il s'eft formé des fociétés, où la liberté & la philofophie femblent avoir fleuri quelques momens; qu'on ne croie pas, dis-je, que ces exemples foient une exception à la Loi commune; car alors, qu'eft-il arrivé? Que ces hommes privilégiés regardant autour d'eux, & ne voyant que des peuples efclaves & abjects, n'ont pas daigné les confidérer comme leurs femblables; qu'enivrés de leur fupériorité, ils ont fondé tout leur bonheur fur des rapports odieux d'hommes à hommes, & qu'ils ont préféré la gloire à la propriété, choix d'autant plus naturel, que la profpérité ne peut exifter nulle part exclufivement, & que c'eft celui de tous les biens qui gagne le plus au partage.

Tandis que toute l'Afie gémit fous le defpotifme le plus cruel, Athenes, riche & puiffante, éleve des temples à fes Dieux tutélaires. Mais les entablemens de ces fabriques immenfes, repofent fur des fimulacres de Perfes enchaînés, & les artiftes, pour fe conformer aux paffions du peuple, font obligés de facrifier à ce goût bizarre la fageffe de leurs proportions. D'ailleurs, quelle Nation fut jamais exempte de fuperftition? Cette Athenes, fi fage, fi philofophe, ne régloit-elle pas fes démarches les plus importantes fur de prétendus oracles? Si le caractere d'une Religion vraiment fainte comme la nôtre, eft d'accorder fi bien l'intérêt présent avec celui d'une autre existence, qu'en promettant l'avenir le plus heureux, fa morale donne encore les meilleurs moyens de félicité pour ce monde-ci, de quel œil verra-t-on, pendant un grand nombre de fiecles, & de nos jours, fur une fi grande partie du globe, les hommes ftupidement conduits par un intérêt imaginaire, qui divife notre existence, rend une partie de nous-mêmes étrangere à l'autre, & ne s'appuie fur aucun des inftans de la vie; & l'on s'étonne qu'ils n'aient pas trouvé le chemin du Bonheur? Pourquoi ne s'eft-on pas étonné que ces infenfés, qui avoient fondé tout leur efpoir de fortune fur des établissemens au Miffiffipi, euffent négligé pendant ce tempslà leurs terres & leurs maifons? Le fage, l'impartial David Hume, a dit quelque part, que le Sacerdoce avoit trouvé ce qu'Archimede demandoit pour foulever la terre entiere, un point fixe, placé hors d'elle. En effet, fi l'on excepte les excellentes leçons de morale, répandues dans l'Evangile qui peut nier que la plupart des Religions aient détourné les hommes de leurs vrais intérêts, pour les attacher à des efpérances frivoles, à des craintes

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