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Il faut pour leurs propres intérêts que les Princes favorifent également les Sciences & les Arts. Les Lettres ont un grand pouvoir. La Grece réduite en Province Romaine, commanda encore par fon éloquence & fon favoir à fes vainqueurs. Les Chefs de la République y choififfoient leurs maîtres & leurs modeles. Ils ne fembloient triompher, que pour lui foumettre l'Univers. Ainfi un Prince ne peut négliger les Lettres fans fe couvrir de honte, ni les affervir fans fe rendre odieux. La premiere richesse d'un Royaume, c'eft l'émulation. Il faut encourager les Sciences & les Ecrits vertueux, fe contenter fouvent de flétrir par le mépris les productions criminelles; il peut encore plus que l'autorité. Un bon gouvernement eft la meilleure cenfure d'un mauvais écrit. Les yeux du peuple font toujours fixés fur le trône; s'il y voit régner la modération & la juftice, les Auteurs les plus atrabilaires ne pourront rien contre l'ordre public; le cri univerfel étouffera leurs voix malignes & impuiffantes.

Mais ce qui concourt merveilleufement à l'avancement du Bonheur public, ce font les bonnes mœurs. Nos peres, il eft vrai, en devenant conquérans prirent des vices, mais les bonnes mœurs furent refpectées. On ne connoiffoit point cet art funefte, qui fraie le chemin au crime, par la route même de l'honnêteté; on ignoroit cette volupté artificieuse fi répandue dans les Sociétés modernes, & qui ne fait fentir malheureusement qu'après bien des chutes les maux qui y font renfermés. On ne connoiffoit point alors les diftinctions des Etats. Il n'y avoit point de trône élevé au milieu de la Gaule auquel on mefurât les différens degrés de grandeur. Un titre commun réuniffoit tous les Gaulois, celui de fujets des Romains. Eloignés de leurs maîtres, ils n'avoient aucune idée ni des dignités de Rome, ni de l'ambition qui la dévoroit. Mais dans les fiecles poftérieurs on ne tarda guere à voir le relâchement s'introduire. Des Eglifes enrichies des dépouilles des familles furent ouvertes; les Pasteurs ne furent plus écoutés. Eclairés par une longue expérience fur les défauts particuliers de leur troupeau, ils mêlerent en vain à leurs entretiens une correction paternelle & efficace, où chacun, fans rougir du reproche, pouvoit entendre au fond de fon cœur, ce fecret avertiffement. Bientôt les mœurs domeftiques déciderent des mœurs publiques. Les Miniftres furent diffipés, les Magiftrats pareffeux, les Militaires efféminés; le Clergé s'adonna au fafte; les Nobles devinrent infolens & bas, les riches infenfibles & durs, & le peuple s'abandonna à tous les déportemens du vice.

Cependant il n'en eft point des bonnes mœurs, comme de la prudence & de la force: celles-ci peuvent ne fe rencontrer que dans certaines claffes de citoyens, & néanmoins l'ordre public peut fubfifter. Mais fi les premieres n'exiftent dans tous les membres, l'Etat eft menacé d'une chûte prochaine qu'il ne peut éviter. Plus on approfondit l'Hiftoire, plus cette vérité se montre au grand jour. Tant qu'Athenes eut fes Cenfeurs, elle fecoua facilement le joug de fes oppreffeurs; quand elle fut corrompue, elle

ne put brifer celui de trente Tyrans. Rome avoit juftement fondé une partie de fa gloire fur les mœurs. On fait quels honneurs étoient décernés aux Veftales; elles avoient un rang diftingué dans les cérémonies publiques. Un criminel obtenoit fon pardon, lorsqu'en allant au fupplice, il étoit affez heureux pour rencontrer une de ces vierges. Mais cette ville ne fentit pas pour elle-même le prix de la gloire qu'elle décernoit. Trop favorisée par les armes, fur-tout après fes conquêtes d'Afie, elle vit fes antiques mœurs s'évanouir, la molleffe rentrer dans la Capitale à la tête des Légions. Depuis Sylla les mœurs furent fi diffolues, qu'elle ne put plus recouvrer son ancien courage, ni fortir de fon aviliffement.

Ajoutons à ces triftes détails, que le mépris des mœurs & des principes a fait fouvent oublier l'honneur & la vertu à des hommes mêmes en qui un fang illuftre ne devoit pas laiffer craindre pour un dépôt fi facré. Nos tribunaux ont gémi des plus horribles fcandales. Les regards du Souverain doivent donc defcendre des premiers ordres jusqu'aux moindres conditions. Convaincu que des plus foibles caufes naiffent les plus grands défordres, il aura foin de remonter vers l'origine des paffions, de fuivre ce fleuve terrible dans fon cours, de détourner les ruiffeaux impurs qui viennent s'y jetter. Il lui creufera un lit hors de ces terres heureufes qu'il menace de fes débordemens; & pour en régler, autant qu'il eft poffible le mouvement, il fe placera dans ce point important, où le fleuve coulant encore avec mefure, n'a point acquis cette rapidité formidable, cette précipitation, cette violence qui ne laiffe plus la liberté de le retenir.

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Le Souverain ne fera pas moins briller fa fageffe & fa prévoyance, en établiffant des loix pofitives fur la fimplicité des mœurs. Peu de loix particulieres; elles font trop loin du principe d'où elles dérivent, & leur foibleffe eft mefurée par la diftance qui fe rencontre entre ce principe & la conféquence éloignée qu'on en veut tirer. Plus les branches font proches du tronc, plus elles ont de vigueur. Tel eft le gouvernement fi justement vanté de la Chine. La fouveraine Loi de l'Etat, c'eft la morale même. Ainfi tout Empire qui fe gouverne par la vertu, doit être éternel comme elle. Plus fes mœurs font féveres, plus chacun veille fur foi-même, moins il faut de loix; car alors les paffions reléguées au loin, ne peuvent nuire au cours de l'Etat; la force des mœurs garantit & foumet tout. Du cœur des chefs fortent toutes les vertus & tous les vices; s'il eft pur, bientôt les mœurs publiques contra&teront la même pureté. Une feule belle action apperçue dans un citoyen élevé au-deffus de la multitude, peut décider du caractere de tout un peuple. Le trait du pere de Virginie conferva peut-être pendant plufieurs fiecles, les mœurs des

Romains.

L'établiffement des bonnes mœurs, dépend en grande partie de la maniere dont la religion eft observée & refpectée dans un Etat. Sans elle, les Royaumes bientôt ébranlés tombent & périffent, parce que fans elle

il n'y a ni morale fixe, ni digue affez forte pour arrêter les ravages des paffions, parce que rien ne peut la remplacer dans aucune claffe d'hommes, depuis le fouverain jufqu'à l'humble habitant des campagnes. L'efprit ou plutôt l'orgueil humain s'eft laiffé abufer par des fpéculations brillantes fur la force prétendue de la raison & de l'éducation; mais la raison naturelle ne dicte que les penfées, la religion feule produit les actions.

Il est vrai que pour fuppléer en quelque forte à la Religion, on a imaginé des fyftêmes de gouvernement capables de féduire d'abord; mais ils manquent d'appui; c'eft un édifice de fable que le moindre vent peut renverfer. Il ne fuffit pas de conftruire un fuperbe temple, il faut que la gloire de la Divinité le vienne remplir. On affecte de méconnoître le pouvoir de la religion. Couvrant nos loix de fa majefté, elle regne prefque à notre infu & malgré nous-mêmes. Ne peut-on pas dire que les Payens étoient plus fages, & qu'ils avoient mieux fenti la néceffité de lier la Religion à la Politique?

Mais comment veut-on faire respecter la Religion, fi le gouvernement ne prend un foin particulier d'en faire refpecter les Miniftres? Ils ont dans la fociété deux rapports, l'un avec le Souverain, l'autre avec les peuples. Le lien qui les attache au Souverain, eft un lien d'obéiffance comme fujets; d'autorité, comme miniftres de Dieu. Auprès des peuples, ils expliquent les ordres du Monarque, font révérer fon pouvoir, aimer fon fang; ils intéreffent pour fes vertus, couvrent d'un voile refpectueux fes défauts, font honorer dans lui l'image du très-haut, & l'onction qu'il a reçue. Mais la conduite des Pontifes doit juftifier le choix du Souverain; ils doivent faire remarquer, dans la portion d'autorité qu'il leur communique, cette douceur, cette bonté qui caractérisent la puiffance d'en haut. Leur conduite, leurs mœurs, leurs difcours, leurs exemples, tout doit être dans eux un avertiffement; convaincus des droits de leur miniftere, ils ne doivent pas fouffrir que des hommes méchans, verfant le poifon dans des coupes enchantées, le préfentent au monarque leur devoir eft d'arrêter les fcandales, d'émouffer fes traits qui, en acquérant à la cour plus de force, vont faire une plaie plus profonde & plus fûre dans le cœur des fujets.

Ainfi le choix des Pontifes eft de tous les devoirs du Prince, le plus important. La science, la piété, font les premiers titres pour parvenir à l'Epifcopat; la Nobleffe ne vient qu'après, parce qu'elle n'ajoute qu'au poids de l'autorité. Certaines perfonnes ont prétendu mal - à - propos que les Evêques doivent être des Agens temporels, en même tems que Miniftres fpirituels; mais le véritable intérêt de l'Etat ne le fouffre point. Plus les Miniftres font mêlés ensemble, plus ils fe troublent, plus ils font réunis, plus l'attention eft partagée. D'ailleurs, la rivalité eft la premiere gardienne de l'ordre. La politique de Céfar, qui joignit le facerdoce à l'Empire, n'étoit que d'un ambitieux aveuglé par fa profpérité. Ce qu'il gagnoit

du côté de la dignité, & il le perdoit du côté de la confiance. Il rabaiffoit le caractere facré par l'appareil Impérial. Il plaçoit mal-adroitement le fceau de la Divinité dans les mains de l'Etat. Si l'accord fait la force, la réunion produit la confufion. Les Egyptiens féparoient les Prêtres du reste de la fociété. Ils firent bien d'abord, par un fentiment indifcret de faveur, ou par une fauffe politique, des Prêtres-Rois, mais jamais des Rois-Prêtres. Chez les Juifs, ils compofoient une tribu à part; cette politique devroit être celle de tous les Royaumes.

que

Comme il eft du devoir des Pontifes de veiller auprès du Souverain celui-ci doit à fon tour veiller fur le Clergé de fon Royaume, mais principalement fur les pafteurs des villes, entr'autres fur ceux de la campagne. Il n'eft point d'homme qui ne leur doive des hommages, à raifon des bienfaits qu'ils en reçoivent. L'impiété elle-même renverferoit tout, qu'elle conferveroit ces chefs de paroiffe. Par nos inftitutions, ils ont une influence très-fenfible fur le bien général; toute l'autorité que le cœur peut céder, les peuples la leur confient. Le Prince ne gere l'Etat par des caufes fecondes, & les plus efficaces, font les bouches facrées, d'où partent les exhortations. La paix des cités & des hameaux, eft le fruit de leur zele; ils réconcilient les peres avec les enfans, les époux, les amis divifés. Par leurs difcours, les diffipateurs font ramenés à l'économie, les avares à la générofité, les cœurs infenfibles à la piété, les ames corrompues, aux bonnes mœurs. Ils font adoucir pour les enfans le joug trop févere des peres, rendre à ceux-ci les devoirs que des fils dénaturés leur refusent. Le pauvre trouve dans leur charité un fûr appui; dans ce tribunal formidable, élevé à la juftice de Dieu dans le temple, un confolateur charitable. L'œil du Magiftrat s'arrête fur les fronts; celui du Miniftre perce jufques dans les confciences. Que de crimes enfevelis dans cette nuit profonde où font enveloppés le Prêtre & l'homme qui s'accuse t Ici le repentir garantit la foi des engagemens; la pudeur fans expérience trouve des confeils; un cœur agité, un ancre ferme qui le préferve pendant les orages. Ainfi les Pafteurs font les affociés naturels du pouvoir, les co-miniftres des Rois, & telle eft leur glorieufe prérogative, qu'étrangers aux maux qui fe commettent dans les Empires, il n'y a prefque pas de bien qui s'y opere, fi leur zele ne l'a dicté.

Toute la force de l'Etat eft, pour ainfi dire, entre les mains du curé de la campagne. Dans les villes, le miniftere facré n'a point la même vertu.. Peut-être feroit-il à propos qu'au village, le jugement des curés eut, en plufieurs cas, force de loi. Que pourroit-on craindre de leur autorité? Ils ont au-deffus d'eux tant de pouvoirs. Les habitans des campagnes fe défient moins du Pasteur que du Seigneur, dont les intérêts s'accordent trop rarement avec leurs demandes, & dont la richeffe leur fait envie. D'ailleurs on cede plus volontiers à celui qui commande au dedans. Ce fentiment eft dans la nature, & la politique doit l'entretenir.

On voudroit déguiser envain, que le mauvais exemple du Clergé a fouvent occafionné les plus grands troubles dans l'Etat : mais il étoit comme impoffible que parmi un auffi grand nombre de Miniftres, la plupart fans fonction, il ne s'en trouvât quelques-uns plus occupés de leurs intérêts ou de leurs plaifirs, que du foin de remplir avec fidélité leurs devoirs. Au temps de la primitive Eglife, chaque prêtre étoit attaché à un fervice particulier; chacun avoit un titre; mais le nombre n'en étoit pas auffi multiplié qu'il l'a été dans la fuite; & c'eft cette multiplicité qui a opéré les plus grands maux. Il est vrai que chaque pafteur dans fa paroiffe a befoin de coopérateurs; mais aux uns, on devroit augmenter leurs honoraires, & aux autres, retrancher de leurs revenus. S'il eft honteux de voir des hommes confacrés à la milice fainte réduits à l'obfcurité la plus humiliante, quoique chargé de tout le poids du jour, il ne l'eft pas moins de voir un riche Bénéficier porter fes fcandales dans la fociété, où fon caractere en impofe moins que celui du plus mince particulier. Les abus de ce genre entraînent de nouveaux inconvéniens. Cette foule d'eccléfiaftiques, qui inondent la capitale, y perdent infenfiblement le goût de leur état, & répandent de tous côtés le poifon du mauvais exemple.

L'Ordre des Religieux tenant encore d'une maniere très-prochaine à la Religion, à celle principalement qui s'exerce en France, nous ne pouvons nous empêcher d'en dire ici quelque chofe. Jefus-Chrift ayant non-feulement dicté des préceptes, mais des confeils, la voie pour les fuivre doit être ouverte à tout le monde. Chacun eft libre de fa vocation, car chacun dans fon cœur a fait ferment à la Religion, ainfi qu'au Monarque. Détourner de la pratique des confeils, c'eft abuser du pouvoir. Loin que l'ordre des Religieux, foumis à des regles fages, nuife au Gouvernement, il le fait jouir de tous les avantages attachés à une exacte difcipline. Il eft utile que des hommes employés au fervice des malades aient la protection & Fencouragement du Miniftere public; il eft utile pour l'encouragement des Sciences, que des corps de folitaires fe livrent aux travaux rebutans de l'érudition; ces travaux ne peuvent être entrepris que par des Sociétés dépendantes d'un Chef; autrement aucun fruit durable ne naîtroit de leurs fueurs. Il eft utile de pofféder des fociétés qui perpétuent les monumens de l'hiftoire, les arts & les découvertes; des voix qui retentiffent pour annoncer la parole; des Miniftres qui aident les Pafteurs dans leurs pénibles foncAtions; il faut enfin des retraites, où la vertu, pratiquée fous des conducteurs habiles, ouvre une afile aux familles furchargées d'une trop nombreufe poftérité. Il y a d'autres états à choifir dans la fociété; mais ils font placés trop loin de la plupart de ceux qui fe confacrent à la vie religieuse. Parmi les arts, ceux de luxe corrompent, & ceux de néceffité premiere ne fauroient occuper un auffi grand nombre de bras. Les arts forment dans le monde un fujet brillant de conversation, mais confidérés de près, fur

tout

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