Page images
PDF
EPUB

réfulte le Bonheur public, non un Bonheur inaltérable, car il n'en eft point fur la terre, mais une fituation auffi heureuse que peut le défirer un peuple, c'eft-à-dire, toute auffi exempte de maux & d'inconvéniens qu'elle peut l'être.

PAR

Analyfe d'un Ouvrage intitulé:

DES CAUSES DU BONHEUR PUBLIC.

par M. GROS DE BES PLAS.

AR le terme de Bonheur public, l'on entend le plus haut degré poffible de félicité compatible avec le devoir. Ce Bonheur naît 1°. de la poffeffion du néceffaire, 2o. d'une certaine abondance des denrées, avec quelques plaifirs moderés, maintenant fi étroitement unis à notre nature, ou plutôt à l'homme en fociété, qu'ils ne peuvent plus être retranchés de la classe de nos besoins; 3°. enfin de l'affujettiffement à un travail moderé fans lequel l'homme ne jouit pas, mais fommeille dans le plaifir.

Le caractere national influe grandement fur le Bonheur public; & le premier objet qui fe préfente dans le caractere de la nation (nous parlons ici fur-tout de la nation Françoife) c'eft fa douceur, qui eft le fondement de fon Bonheur & la fource de fon attachement à la conftitution Monarchique. Les anciens Gaulois furent malheureux, parce qu'ils ignoroient cette vertu. Dans les premiers fiecles, les Francs avilis par leurs excès, fans activité, fans lumieres, languiffoient dans une ftupide ignorance. La Monarchie étoit inquiétée au dehors & mal affermie au dedans; la nation ne connoiffoit que la guerre, le fanctuaire des loix fe trouvoit confondu avec le champ de Mars; l'innocent n'avoit point d'abri, car les armes n'en donnent point; le coupable offroit pour garand de fon impunité, fon audace, & le plus fort étoit déclaré le plus jufte. Enfin après beaucoup de révolutions, l'efprit François dépofa, pour ainfi dire, fon limon, la douceur de la nation parut avec tout fon éclat. Sa politeffe pour les étrangers, l'accueil que recevoient d'elle fes ennemis les plus redoutables, sa générofité dans les traités de paix, le prompt oubli des outrages, fon humanité, fa pitié pour les malheureux, cette noble conjuration des Ecrivains contre l'efprit de conquête : tout annonce la douceur de cette nation. Or, cette vertu qui s'allie parfaitement à une conftitution monarchique, doit être regardée comme la premiere fource du Bonheur des François.

Une République exige des hommes hardis, entreprenans, toujours en action. Le Républicain fent qu'il partage l'autorité; il a moins befoin des vertus propres à l'obéiffance que de celles qui apprennent à commander, ou au moins à tempérer & à balancer le pouvoir. La fierté, l'ambition,

[ocr errors]

l'audace font les premières qualités de fon ame: chaque foldat de Rome qui faifoit prifonnier un ennemi, croyoit fe donner à lui-même un fujet. Que l'on mette au contraire des hommes paifibles à la place de ces fiers Romains, on verra tomber Rome presqu'au moment de sa naissance & de fon agrandiffement.

C'est par la douceur que le Souverain d'un Etat monarchique doit chercher à s'attacher fes fujets. Tendant l'un & l'autre au même centre, ils s'uniffent par des nœuds mutuels; & tandis que le befoin les rapproche, la douceur leur rend aimable le lien; elle ouvre leur cœur aux autres vertus, elle polit leurs mœurs, hâte l'ouvrage de la nature & de l'éducation. Une nation douce ne connoît point les querelles qui allument la guerre; la rivalité ne prend point le caractere de la jaloufie; l'accord naît de l'émulation. Si fes vertus & fa gloire excitent l'animofité des voifins, elle oppofe l'eftime à la haine, la patience aux menaces, la générofité à l'infulte; elle furmonte par la douceur les paffions réunies; jaloufe d'épargner le fang des fujets & de conferver des hommes à fes ennemis, elle ne tire le glaive, que dans les befoins les plus preffans; & lorfqu'infultée dans fa douceur même, elle venge par la juftice de fes armes, & l'humanité outragée, & la gloire avilie de la

nation.

De tous les moyens de maintenir la douceur, le plus propre, c'est de la ménager, Comme l'amour, en l'exerçant trop, on l'aigrit, ou bien en ne l'exerçant pas affez, on lui fait perdre fon caractere propre; elle n'eft plus que foibleffe & inaction. Il n'en eft peut-être pas de fi voisine de fon écueil. L'honneur & l'amour font nourris par des paffions qui augmentent fon énergie; mais la douceur tient à une certaine difpofition de l'ame qui la rend calme & tranquille, & fon calme amene l'affoupiffement. Un Prince habile doit le prévenir. Son intérêt encore plus que celui de la nation le demande. Le foldat, en présence de l'ennemi, fera foible, & l'Etat, fans défense, la proie de celui qui voudra l'envahir. Il vaudroit mieux commander à des foldats altiers: la fierté, ce vice fi funefte dans la fociété civile, fe change en vertu dans un combat maintenant l'ame dans un continuel état de force, il eft difficile de la faire plier. A ces moyens, le monarque peut en ajouter de plus importans; il empêchera les difputes fuperflues; portées trop loin, elles laiffent dans les efprits un fond de réflexions chagrines qui ne tarde pas à changer les plus douces qualités de l'ame en un fentiment d'aigreur. Les peuples attendent le Bonheur pour prix de leur obéiffance. Il ne faut donc pas les fatiguer fous le joug, le faire porter fur la plaie, leur faire blanchir d'écume le frein qui les retient. Quoique garantis par la raison, les Princes trouvent dans l'inquiétude naturelle aux hommes, un ennemi fecret qui les combat fans ceffe dans l'efpoir de les affoiblir. Mais le Monarque, par la fageffe de fes loix, & en profitant de ce fentiment de

douceur

douceur, évitera que la fociété ne fe divife en fectes. Il aura foin, par un Gouvernement uniforme & tranquille, d'infpirer la confiance en fon habileté. Lorsqu'un vent trop fort fouleve le vaiffeau & que le tillac eft mal tenu, l'effroi & les murmures s'emparent de tous les efprits.

On parle fouvent de pouvoirs qui fe balancent dans les Républiques; mais cette belle image tirée du phyfique n'a point d'application au moral. De telles forces produifent des chocs continuels, ou s'amortiffent, & alors l'Etat eft ébranlé ou languit. L'agitation inévitable dans un tel régime, eft comme celle de la mer, dont les eaux ne font préfervées de la corruption, que par d'éternelles tempêtes.

La valeur des François eft encore regardée comme une des caufes de leur Bonheur. Dans les premiers Chefs de la Monarchie, le fceptre appartient au plus brave; la valeur proclamoit les Rois qu'on élevoit fur des boucliers. Nourrie dans le camp, la nation ne connoiffoit pas d'inauguration plus augufte. Elle mêloit les combats & les fêtes; une bataille étoit annoncée par les tranfports des foldats. Il ne faut pas fe déguiser néanmoins que la valeur produit quelquefois une funefte illufion. Elle n'est plus que barbarie & fureur, lorfqu'elle n'eft point dirigée vers le bien public. Pernicieux aliment de l'ame, elle la trouble, l'emporte au delà des bornes & ne fait point s'arrêter. Un Monarque ambitieux & dès-lors toujours injufte, profitant de la docilité & de l'impétuofité de cette valeur, la tourne contre des voifins paifibles, porte dans leurs champs le fer & la flamme. Un tel Prince entend mal fes vrais intérêts; forcer la valeur à de pareils actes, la porter à fon plus haut degré, c'est l'attaquer dans fa fource: il ne faut jamais connoître où elle finit. Les peuples raisonnent leurs vertus & les analyfent. Ils n'ont plus ce courage aveugle que l'ignorance excitée par la confiance, rendoit jadis fi entreprenant.

En ménageant le courage, on peut le retenir dans d'étroites bornes, fans craindre de l'affoiblir; fon repos eft quelquefois plus terrible que fon action même. Le Prince qui fentira le prix de l'ardeur guerriere, commandera à fes Chefs de l'entretenir par l'exemple; de la régler par la précifion des manœuvres, de l'augmenter par des travaux affidus & par la discipline; enfin fi elle devient téméraire, de la punir en lui refusant le combat. If ordonnera de corriger la plus légere apparence de lâcheté, moins par des châtimens que par l'opprobre, de préfenter aux yeux du foldat, une forte de phantôme de liberté, aiguillon néceffaire au courage, qui lui fait voir une armée comme un peuple indépendant, qui n'a de regle que fa propre difcipline; qui ne connoît de chef qu'un Roi & des héros, de paffion que les armes, de gloire que des exploits. La valeur dépendant de la difpofition phyfique; les mouvemens de l'ame fuivent ceux du corps; quand il fe relâche, l'ame s'amollit. Ainfi un Etat corrompu n'a que des foldats foibles. On les exerce inutilement; la nature Tome IX.

K

leur a refusé le premier mon d'être braves, un corps robuste & une bonne éducation.

Le caractere de la valeur eft de s'irriter; elle a befoin d'une force qui arrête fon ardeur; or, comme les poids comme les poids qui moderent le mouvement d'une horloge, cette force doit venir du dehors. D'après ce principe, on peut évaluer la durée de chaque Etat, fous les différentes formes de Gouvernemens. En corps de République, un peuple belliqueux ne doit point tarder à périr. L'incendie va toujours croiffant, mais ce même peuple fe maintiendra fous le pouvoir d'un feul. La Macédoine, fous le regne immortel de Philippe, trouva une extrême force dans la valeur des fujers que ce Prince avoit fi bien gouvernés. Rome auroit fuccombé dès fa naiffance, f elle eut commencé fous la forme Républicaine, au lieu d'être commandée par des Rois. Elle fecoua fon premier joug, pour s'en préparer de loin un fecond; fon courage la pouffoit à fa deftruction. Ces triomphes qui excitoient fon ardeur, étoient un moyen violent qui l'affoibliffoit. Ces Rois traînés derriere le char des vainqueurs étoient comme un fignal donné à l'univers de brifer fes fers & de prévenir un plus grand efclavage. Ainfi Rome, après fes grandes profpérités, devoit s'anéantir ou retomber fous le pouvoir d'un feul. Ce léger détail fuffira fans doute pour faire fentir fi la valeur s'entretient mieux dans les Républiques que dans les Monarchies.

L'honneur eft fi étroitement lié avec la valeur, qu'il femble qu'on ne puiffe féparer l'un de l'autre. Autrefois ce terme ne fignifioit guere que la gloire acquife dans les combats; mais aujourd'hui l'empire de l'honneur eft plus étendu. Ce n'eft point une vertu politique, c'est une vertu réelle intérieure, morale, dictée par la nature même, une vertu dont le caractere propre eft de veiller fur toutes les autres & de les conferver dans la plus parfaite pureté. L'Etat doit donc employer toute la force des loix pour lier étroitement l'honneur à la vertu. Il doit faire rentrer fous le pouvoir du premier, les obligations du mariage, les coutumes, les procédés, la foi des promeffes, la fidélité des promeffes, la juftice dans l'acquittement des dettes, enfin tout l'homme focial.

L'honneur, abstraction faite de la vertu, n'eft qu'une invention des fiecles modernes. Les anciens Auteurs, auffi habiles en morale qu'en politique, ne les féparoient point; ce mot ifolé leur étoit inconnu. L'honneur fans la vertu nous abandonne à chaque pas; il ne brille que pendant le jour la vertu feule éclaire dans les ténébres. Auffi les Etats modernes manquent maintenant de cet appui, font beaucoup déchus de la gloire des anciens Gouvernemens. L'honneur, comme ce fuc précieux exprimé des fleurs, fe forme de ce qu'il rencontre de plus précieux dans chaque vertu; il eft à l'ame, ce que la vie eft au corps, il vivifie toutes nos actions. C'eft cet heureux levain qui fait fermenter la maffe entiere; il dirige tous nos fentimens, confacre les mouvemens honnêtes, flétrit le vice,

donne de l'éclat à l'indigence malheureufe; confole & foutient dans les revers; empêche l'abus des richeffes; arrête le découragement, & ennoblit les travaux généreux & les fueurs du laboureur qui invite fes enfans aux combats; lui paie le prix de leur fang avec de la gloire; enfin c'est cet honneur qui environné de plaisirs innocens, conduit au pied des autels, au milieu d'une pompe champêtre, une jeune héroïne de la vertu, qui tous les bergers d'alentour s'empreffent de payer le tribut qu'elle a mérité.

Sans l'honneur il eft impoffible qu'un Etat puiffe fubfifter long-temps. Ses principes font donc bien dignes d'être recherchés. Il naît dans l'homme de l'amour de foi, & du défir de s'élever au-deffus de tous. Ce fentiment lui eft presqu'auffi cher que celui du befoin; c'eft une émulation produite par la nature, attentive à ne point laiffer amortir la chaleur nourriciere de notre ame, ni pervertir fes fentimens. Chacun secourt l'Etat, pour que l'Etat le préfere & l'honore. On facrifie à l'honneur fon repos, fes biens, fa vie. Fortifié de tous les fentimens du cœur, il s'éleve encore par l'imagination, fon principal aliment.

Il faut à l'honneur peu de puiffance, & beaucoup de rivalité & d'émulation. Car les paffions ont plus de force pour allumer l'intérêt, que l'honneur n'a d'énergie pour l'éteindre. Un Chef habile établit des marques d'eftime pour les moindres conditions; alors aucune vertu n'étant laiffée dans l'oubli, aucune portion de la force publique n'eft perdue. Mais il eft dangereux de donner de trop bonne heure les rangs & les décorations mili taires. Il en résulte non-feulement une forte de jaloufie dans l'efprit des rivaux, témoins d'une recompenfe prématurée; mais encore le talent ne fe perfectionne plus; l'émulation s'éteint par le grade; à la place des vertus qui l'avoient nourrie, on ne voit bientôt que des vices capables de l'étouffer. On contredit les vues de la nature, qui ne laiffe avancer que par degrés infenfibles à l'âge deftiné aux refpects; & qui, en ôtant la force à mefure qu'on approche du terme, la remplace par le poids de la confidération. D'un autre côté, les diftinctions ne doivent point être trop multipliées; elles détruiroient le caractere de l'honneur, qui par fa nature eft jafoux & exclufif. Si les diftinctions font accordées fans choix, il les dédaigne; c'est une matiere précieuse dont la rareté fait le prix.

L'honneur se remontrant fouvent avec l'amour-propre & avec la vanité, on peut laiffer agir ces paffions délicates, & quand l'homme aura été gagné par celles-ci, le champ reftera aifément libre à la vertu. Il ne faut pourtant pas leur donner trop d'empire: elles porteroient cet honneur au-delà des bornes. Ce fut avec la valeur, une des principales caufes de la décadence de Rome. L'opiniâtreté des Romains à pourfuivre la conquête de l'Univers, changea l'étonnement ftupide de leurs efclaves, en un fentiment de fureur, qui les arma enfin de leurs propres chaînes pour écrafer leurs vainqueurs.

« PreviousContinue »