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& que le geres, néceffaires, & pays ne produit pourtant pas tels font le fel, les épiceries, les drogues médicinales, les bois de teinture, le fer, le cuivre, l'étain, le foufre, l'huile, le poiffon, ou même le bled & le vin, fi le climat n'en fournit pas, ou s'il en fournit trop peu. Sans doute que quand ces chofes d'indifpenfable néceffité manquent dans un pays, & que l'on ne peut pas s'en procurer par l'échange d'autres productions naturelles ou de celles des manufactures, il faut alors s'en fournir par la fortie du numéraire, & il n'y a nul autre moyen.

A l'égard des chofes néceffaires, non pas précisément au foutien de la vie, mais relativement à la commodité & à l'ornement convenables chez les peuples policés; c'eft au moyen des produits de l'induftrie nationale, que les bons Princes & leurs Miniftres ont attention que l'on fe les procure, Moins turbulent & moins ambitieux, le Cardinal Alberoni eut fait le Bonheur de l'Espagne; car il avoit à cet égard d'excellentes vues, & il est vraisemblable que s'il n'eut pas formé des entreprises auffi vaftes, aussi téméraires que celles dans lesquelles il s'engagea, & que s'il fut refté plus long-temps à la tête de l'administration, conduite par ce grand homme l'Espagne eut vraisemblablement changé de face. Mais, dira-t-on, comment le Souverain d'une grande monarchie pourra-t-il favoir exactement quelles font les chofes néceffaires à l'ornement & à la commodité de ses fujets, & dont leur fituation aifée ne leur permet pas de fe paffer? Comment faura-t-il enfuite, avec la même exactitude, quelles font précisément les marchandises par l'échange defquelles ils pourront, fans exporter le numéraire, fe procurer ces chofes? Tout cela dépend d'une opération fort fimple, & d'une difpofition très-fage, qui toutes les fois qu'elle a été pratiquée, l'a été avec fuccès: il faut pour cela que le Prince ou fon Miniftre exige des commis à la douane, & des marchands, une note exacte des principaux articles des chofes naturelles & artificielles, qui entrent annuellement dans un Etat & de celles qui en fortent. La lifte fera fort longue à la vérité; mais enfin, par ce moyen on connoîtra avec la plus grande précifion, & quelles font les marchandises étrangeres, d'ornement & de commodité, que les citoyens font venir en plus grande quantité, & quelles font celles, foit naturelles, foit artificielles, que les étrangers tirent le plus de chez la nation; alors il fera très-facile de faire la balance; fur-tout fi ces productions font artificielles, attendu qu'il n'y auroit pour cela qu'à en augmenter la fabrique, & encourager les artiftes & les fabricans, ou par des exemptions ou par des récompenfes.

Dans tous les pays de l'Europe, on fe fert par exemple plus ou moins de cire & d'étoffes de foie: pourquoi donc n'y a-t-il pas dans bien des Gouvernemens plus de manufactures en foie qu'il n'y en a? Pourquoi n'y excite-t-on pas tous les propriétaires de la campagne à entretenir des abeilles? Il faut cependant avouer que ce ne font pas toujours les Princes ni les Miniftres, par le défaut d'attention, qui s'oppofent le plus à l'accroif

fement & à la perfection des manufactures; mais que cet empêchement vient fouvent du côté du peuple; parce que ceux d'entre les citoyens aifés, qui ont du goût pour le luxe, & les femmes fur-tout, n'agréent que les marchandises étrangeres, & dédaignent ce qui fe fabrique dans le pays ce préjugé eft tel, que des étoffes très-bien fabriquées, & dont on ne vouloit point, par cela feul qu'elles fortoient des manufactures nationales, n'ont ceffé d'être dédaignées que lorfque les fabricans, après les avoir fait exporter, les ont fait rentrer dans l'État, ayant fait accroire qu'elles avoient été fabriquées chez l'étranger; tel a été le préjugé des François pour les horlogers Anglois, qu'ils ne vouloient abfolument point de montre qui ne vint d'Angleterre, quoique d'excellens artiftes Anglois fuffent venus s'établir & travailler en France, & il a fallu bien du temps & des chef-d'œuvres des horlogers François pour détruire enfin ce préjugé.

Mais, difent les fangfues publiques, fi par l'accroiffement & la perfection des manufactures nationales, un État parvient au point de se paffer en très-grande partie des marchandises étrangeres, que deviendront les caiffes de la douane? Elles tariront, les revenus du Prince diminueront, pour vouloir trop faire du bien à fes fujets, il fe fera du tort à lui-même. C'est pourtant par de tels raifonnemens qu'on eft plus d'une fois parvenu à détourner les meilleurs Princes de procurer l'avantage de leurs fujets. Il faut néanmoins avouer, que plus d'un tréforier de l'épargne s'eft mal trouvé de cette lâche & ftupide adulation. 11 eft en effet plus d'un Souverain affez généreux pour mettre en pratique cette maxime d'Ariftote, que pour être un bon Prince, il faut préférer l'avantage de fes fujets au fien propre. D'ailleurs, ceux qui foutiennent que l'importation des marchandises étrangeres diminue les revenus du Prince, font tout au moins de mauvais calculateurs, s'ils ne font pas de très-mauvais citoyens. Qui ne voit en effet que fi, dans ce cas, les revenus du Prince diminuent d'un côté, ils augmentent confidérablement par mille autres endroits; parce que le peuple fe multiplie à mesure qu'il trouve davantage de quoi fe foutenir en exerçant les différens arts, & que ce même peuple, dont le Prince ne tire actuellement que peu de fubfides à caufe de fa pauvreté, aura plus abondamment de quoi vivre à la faveur des arts qu'il exercera, & que les gabelles & les autres impofitions feront un revenu bien plus confidérable, fur-tout fi les ouvrages que l'on fabriquera dans l'Etat, paffent dans les pays étrangers. Il n'y a guere plus d'un fiecle que les manufactures de foie & de laine faifoient un des plus beaux revenus de la République de Florence, parce qu'elles occupoient une prodigieufe quantité d'habitans.

Il eft donc de l'intérêt le plus effentiel du Souverain de favorifer de toute fa puiffance les manufactures, le commerce & fur-tout l'exportation du fuperflu des denrées, & des marchandifes fabriquées dans le pays: mais le meilleur moyen de ruiner entiérement ces branches fi fécondes de la richeffe, & par conféquent de la félicité publique, c'eft, ou de mettre

trop de charges fur l'exportation, ou bien d'en faire un privilege exclufif; c'eft décourager entiérement le peuple, qui en vient bientôt jufques à défirer une émigration, juftement affligé de voir fon induftrie & fes peines fi mal récompenfées. Par la plus odieufe iniquité on a cependant vu, dans des Etats dont la richeffe confifte principalement en grains, des Miniftres avides entreprendre d'y faire un gain illicite jufqu'au monopole, empêcher le débit au-dehors, & même ne pas permettre qu'une province en fecourût une autre, quoiqu'elles foient fous la domination du même Souverain.

Des réflexions que l'on vient de faire, on conclura qu'il y a toujours plus de richeffe & d'aifance dans un Etat où on cultive l'agriculture, le commerce & les arts on en conclura encore que les Princes qui, fans néceffité, accablent les commerçans, donnent des privileges exclufifs, chargent les artiftes d'impôts, & portent, à l'excès, la rigueur contre les contrebandiers, ne travaillent qu'à ruiner tout-à-fait le commerce.

§. XVII.

De l'attention que doit avoir un Prince à animer le progrès des Arts & du Commerce.

LEs Souverains éclairés & dont le Gouvernement efst sage, ont une

attention conftante & particuliere à écarter tous les obftacles qui pourroient arrêter le commerce & l'induftrie. Mais comme avec la meilleure intention un Prince ne fauroit tout faire par lui-même, ni veiller à tout, fon devoir eft de se former un Confeil compofé de perfonnes capables & intelligentes qui propofent & prennent les moyens de donner plus d'induftrie au pays, & d'y faire fleurir le commerce & les arts; mais le malheur eft que ces fortes de Confeils font communément préfidés par un Miniftre qui veut abfolument avoir voix délibérative, prépondérante & décifive: or c'eft un très-grand mal, attendu qu'un Miniftre, communément fort peu au fait des affaires de commerce, d'induftrie & d'arts, devroit fe contenter d'entendre fans parler car il eft jufte & naturel de croire que les gens de l'art en favent plus fur cet art, que ceux qui n'en peuvent parler que d'après les idées d'autrui, bien ou mal faifies, & tout au plus par théorie. Il est des gens qui penfent qu'il y a de la juftice à accorder des immunités, & fur-tout un privilege exclufif pour un temps marqué, à ceux qui donnent entrée dans l'Etat à des arts utiles: mais cette opinion eft trèsmauvaise; en effet, il arrive d'ordinaire, que le temps de la durée du privilege, & pendant lequel l'art introduit eft refté caché, venant à expirer, les artiftes privilegiés & qui fe font enrichis, fe retirent chez eux, & l'art ne refte point dans l'Etat ; ou bien s'il y demeure, il eft fi défectueux que c'est comme s'il n'y étoit pas. Il vaudroit donc beaucou mieux qu'au

lieu de privileges, on payât & l'on récompenfat bien les entrepreneurs pour avoir appris aux habitans cet art dans toute fa perfection; enfuite qu'on leur accordât de bonnes penfions, à condition pourtant qu'elles cefferoient, s'ils venoient à fe retirer ailleurs. Il importe très-peu qu'un excellent artiste étranger vienne s'établir dans le pays, s'il garde pour lui feul fon fecret, & qu'il n'enfeigne pas aux habitans tous les fecrets & toute la perfection de fon art. Mais il n'en eft aucun de ces artiftes qui refufat d'inftruire le public, fi on lui offroit pour cela une récompense fuffifante auffi les Princes vraiment généreux & bienfaifans ont-ils foin d'acquérir à prix d'argent des particuliers étrangers les fecrets importans relatifs à la médecine, à la méchanique, à la marine, &c. pour en faire préfent au peuple en les faifant publier.

Toutefois, il faut convenir qu'il eft des Gouvernemens où, malgré toute la bonne volonté d'un Souverain, le génie national s'oppofe abfolument à l'activité du commerce, à l'étude & aux travaux des manufactures : dans ces pays, la nobleffe faftueufement oifive, aime mieux languir dans une indigente pareffe, que d'exercer le commerce, qu'elle regarde avec ftupidité, comme infiniment au-deffous d'elle. Vainement le Prince lui offre les exemptions & les prérogatives les plus encourageantes pour l'exciter à des occupations utiles, toute occupation lui paroît dérogeante, & en effet, les fpéculations & l'exercice du commerce dérogeroient beaucoup à l'orgueilleufe & croupiffante inactivité des nobles. Quant au peuple, quel motif pourroit l'exciter à l'induftrie, au commerce & aux manufactures, dans ces pays où le négoce & les différens arts font peu d'ufage? Le peuple accoutumé à l'inaction renonce difficilement à fon goût pour la pareffe, lors fur-tout qu'il voit ce goût autorisé par les premiers d'entre les citoyens. Accoutumé à gagner affez pour vivre chaque jour, il ne fauroit ni ne voudroit faire un pas pour rendre fa condition meilleure. Par quel moyen le Souverain d'une telle Nation pourra-t-il efpérer de ranimer le goût de l'induftrie & celui du commerce? En commençant par faire renaître dans fon Etat le bon goût & l'étude des lettres; quel peuple en Europe étoit plus groffier & moins policé que celui de la Grande Ruffie? Sans le génie actif de Pierre-le-Grand, les Ruffes feroient encore ce qu'ils étoient il y a un fiecle; mais ce grand homme fe donna tant de foins, fit tant d'heureux voyages, s'appliqua avec tant de conftance à inviter par fon propre exemple fes fujets à l'étude & au travail, qu'il eut enfin la glorieufe fatisfaction de voir fa patrie fauvage changer prefqu'entiérement de face.

Au refte, il ne fuffit pas que le Prince donne des ordres à fes Miniftres pour l'avancement & le progrès des arts : ils ne fe perfectionneront pas s'il n'a l'œil lui-même à l'exécution de fes loix & de fes réglemens, s'il n'a pas un foin particulier d'obferver ce qui fe fait à cet égard, & à encourager & louer les artiftes; qu'il vifite leurs travaux avec bonté, &

qu'il répande fes libéralités fur les ouvriers pauvres & induftrieux. C'eft ainfi que fe conduifoit le Czar Pierre I: c'est ainsi qu'en agiffent les fages Vénitiens, même ceux qui font à la tête du Gouvernement; ils vifitent & voient familiérement, d'une maniere gracieufe les artiftes; vònt dans leurs magafins, leurs boutiques, leurs atteliers, leur donnent les louanges qu'ils méritent, les amenent à tendre de plus en plus à la perfection, & les aident de leur protection. Pourquoi dans les Gouvernemens foumis à la domination d'un feul, le chef de l'Etat n'imite-t-il point les premiers citoyens de Venife? Ne fait-il pas que le Prince eft toujours Souverain, & que même, en defcendant de fon trône, il ne perd rien des égards & du refpect que l'on doit à fon rang? Ne fait-il pas combien il gagne en se rendant populaire, en fe communiquant avec bonté à ses sujets même du plus bas étage, à combien peu de frais il s'en concilie l'affection & l'amour.

Les Souverains vraiment animés du défir de procurer le bien public, ne fauroient faire auffi trop d'accueil à tout étranger qui vient avec fon fonds exercer le négoce dans le pays & y fixer fon domicile; toutefois il doit être fort circonfpect, & fur-tout le garder de remettre entre les mains des étrangers les deniers publics ou ceux qui lui appartiennent à luimême car pour l'ordinaire ces gens ne fe préfentent que fous les points de vue les plus éblouiffans; ils propofent des gains extraordinaires à faire, ils font des offres très-brillantes; mais on court rifque de ne tirer, à la fin de leurs grandes promeffes, d'autre profit que celui que l'on recueille des magnifiques promeffes de ceux qui prétendent trouver la pierre philofophale.

S. XVII I.

Des Vivres & de l'abondance des Denrées.

IL eft peu de Gouvernemens, on penfe même qu'il n'en eft point, où il

n'y ait des réglemens pour y entretenir une provifion fuffifante à la fubfiftance du peuple de la ville & de la campagne; attendu que l'on fait & que l'on fait par-tout que l'abondance eft la bafe de la félicité publique. Cependant il faut convenir qu'il eft bien des pays où l'on ne veille point avec affez d'attention à s'aflurer de la folidité de cette bafe, & qu'elle manque fort fouvent au moment où l'on s'y attend le moins. C'eft dans ces circonftances critiques que les Princes, les Miniftres & les Magiftrats doivent redoubler de foins & d'attentions; c'eft alors qu'ils doivent se montrer les peres du peuple par leur zele. Le Souverain dut-il dépouiller tout l'Etat de l'or qu'il poffede, & faire fortir de fes caiffes tout le numéraire qui y eft renfermé il est barbare s'il ne fe hâte de facrifier tout pour fauver la vie du peuple. C'eft une excellente conftitution que celle des villes où le Gouvernement fe réferve le droit de faire le pain

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