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DE L'HOMME-D'ÉTAT,

E T

DUCITOYEN.

BONHEUR PUBLIC.

I l'on fuppofe qu'un jeune homme fenfible & bienfaisant, après avoir écouté les Sectateurs des Platons, des Epicures, des Zénons, difputé fur le vrai Bonheur, fans pouvoir décider s'il confifte effectivement dans le fentiment intérieur de notre perfection, ou dans l'habitude des plaifirs; fi l'on suppose, dis-je, que cet homme foit transporté fubitement au milieu d'une campagne où il y voie tout en mouvement autour de lui: foit qu'aux ardeurs brûlantes du midi le moiffonneur dépouille la terre de fes richeffes renaiffantes, foit que le laboureur ouvre péniblement fon sein pour lui confier les germes d'une autre récolte, foit enfin que le berger raffemble ses brebis pour en preffer les mamelles, ou en enlever les toifons; quelle impreffion penfe-t-on qu'il reçoive à la vue d'un contraste si frappant? Sans doute un fentiment profond naîtra dans fon ame. Sera-t-il trifte, ou confolant? C'eft ce qu'il eft difficile de prévoir. Imaginons Tom IX.

A

encore, qu'étonné de ce nouveau fpectacle, il interroge les êtres actifs dont il eft environné, & leur demande pourquoi tant de peine, tant de mouvement? Ne croit-on pas entendre auffi-tôt plufieurs voix s'élever & lui répondre c'eft pour fubfifter, c'eft pour nourrir nos femmes, élever nos enfans, & leur laiffer, s'il eft poffible, un fort un peu meilleur que le nôtre?... Inutilement prononceroit-il ces mots; ils ne feroient pas feulement entendus... Jeune adepte, ne rougiffez pas, les facultés de votre ame ne feront pas dégradées par les objets qu'on offre à vos méditations. Ces hommes font bien groffiers, direz-vous? Non, ils ne font que fimples, & puis ils font en grand nombre. Jettez les yeux autour de vous, & lorfque vos regards auront parcouru ces plaines abondantes, ces côteaux chargés de pampre, ces rivieres, ces mers couverts de vaiffeaux, ramenez-les fur. ce lycée que vous venez de quitter, & dites-moi ce que fera pour vous un cercle d'oififs qui difputent. Mais non, ne négli gez rien prodiguez votre intérêt à l'habitant des villes comme à celui des campagnes; au riche comme au pauvre; au foible comme au puiffant, car tous ont un égal befoin de la raifon pour vivre heureux dans leur état, & ce n'eft que de la félicité de toutes les claffes de citoyen que fe forme le Bonheur public.

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Le Bonheur public! Quel mot!, Non, il n'eft point d'ame fenfible dans laquelle il n'excite des mouvemens rapides & confus, dont le résultat peut être également l'efpérance, ou le regret, la joie, ou l'abattement; mais de quelque maniere que nous en foyons affectés, il fuffit que l'oreille en foit frappée pour qu'une foule d'idées actives fe préfente à notre efprit, plus de vuide, plus d'ennui pour quiconque a entendu retentir dans fon cœur cette voix puiffante qui nous crie: fi tu veux être heureux, fais que le Bonheur foit autour de toi..... Et cette voix, c'eft celle de la nature. Il ne s'agit pas ici d'une vaine philofophie, dont l'orgueil exalté érige les douleurs en plaifirs & les privations en jouiffances. La nature en. nous formant fenfibles, nous a livrés à l'impreffion des objets extérieurs comme aux influences des élémens. Les plus grands efforts du principe inconnu qui nous anime, ne peuvent produire une feule fenfation. C'est donc des chofes extérieures que nous devons attendre nos plaifirs; & comme celui-là ne jouiroit pas d'une température douce, qui, exposé aux frimas, auroit feulement pris foin de s'envelopper de vêtemens, de même l'égoïfte, au milieu des malheurs publics, peut bien s'endurcir; mais non pas fe rendre heureux.

Eh! pourquoi aurions-nous un autre principe pour nos fentimens moraux que pour nos fenfations? Confidérez avec quel foin vous difpofez vos maifons, vos jardins, pour que des points de vue, toujours agréables, s'offrent par-tout à vos regards: & que font ces points de vue, finon des champs bien cultivés, de grands chemins, des rivieres fréquentées par le commerce?... Une philofophie cachée préfide à ces arrangemens,

C'eft que voir le Bonheur, c'eft être heureux; & voir le malheur, c'est être malheureux foi-même. Nul fentiment plus naturel, plus égoïste même que la pitié. Le fynonime feul de cette expreffion fuffit pour le prouver: la compaffion eft une fouffrance partagée, & toutes les fois que notre ame ne fera pas préoccupée d'un fentiment antérieur, la douleur d'autrui fera toujours une douleur pour nous; moins vive à la vérité. mais qui fera à une douleur immédiate, ce qu'eft le fouvenir à la fenfation, le fonge à la réalité. Auffi long-temps donc que de triftes fouvenirs nous affligeront, auffi long-temps que des rêves fâcheux auront droit de nous tourmenter, nous ferons affectés de la douleur d'autrui, nous fouffrirons dans notre femblable. Nous aurons de la compaffion.

C'est donc inutilement que nous prétendrions trouver notre Bonheur parmi des êtres infortunés; encore plus inutilement voudrions-nous nous dérober au spectacle du malheur d'autrui. L'homme actif & penfant, s'il fe livre à la folitude, devient un vautour qui dévore fes propres entrailles, & fi la fociété eft trop circonfcrite, fi elle fe rend étrangere au refte de l'humanité, elle change bientôt en un foyer brûlant où tout s'altere & fe dénature; c'eft un alambic où d'abord nos facultés s'épurent, puis fe divifent, s'atténuent & fe volatilisent; ou bien encore c'eft la pierre qui ufe le fer qu'elle aiguife & finit par lui ôter fa force & fa trempe. Ah! s'il n'étoit pas cruel de n'adoucir les maux de nos femblables qu'en leur en retraçant de plus cruels encore; & fur-tout s'il étoit poffible de faire concevoir aux hommes fouffrans & néceffiteux, les peines ameres & incurables qui naiffent de la richeffe & de l'oifiveté, combien de laboureurs n'attacheroit-on pas à leurs charrues; combien d'ouvriers baiferoient avec transport ces inftrumens de travail qu'ils ne prennent qu'avec trifteffe & n'emploient qu'avec regret? Helas! il n'eft que trop vrai que les hommes font partagés en deux claffes, les malheureux & les miférables.

Laiffons donc les moraliftes foumettre au foyer de leur microscope les nuances variées & infinies fous lefquelles l'amour-propre fe laisse appercevoir à des regards attentifs; laiffons aux Auteurs dramatiques le foin de poursuivre des ridicules qui paroiffent & difparoiffent, fe fuccedent & fe remplacent fans intéreffer l'ordre de la fociété; fouffrons encore que les Romanciers, que les Auteurs tragiques puifent fans ceffe dans l'abî me immenfe des poffibles, tout ce qui peut réveiller par des fenfations fortes, des ames énervées par le repos & flétries par la fociété : une autre carriere s'ouvre fous nos pas. Ce ne font plus des individus, mais des multitudes qui réclament notre attention pour qui médite fur le Bonheur public, les noms même de peuple & de nation ne font plus que des diftinctions frivoles.

En quoi confifte le Bonheur public? quels font les moyens de l'opérer ? Ces deux queftions bien difcutées feroient la matiere d'un grand & magnifique ouvrage; que nous reconnoiffons être au-deffus de nos forces, &

que d'ailleurs les limites qui nous font prefcrites, ne nous permettent pas d'entreprendre. Toutefois fi nous pouvons, en propofant ce noble fujet, y répandre quelques lumieres, nous aurons acquitté du moins une dette envers nos femblables, & rempli l'objet principal d'une entreprise confacrée à la poftérité.

Lorfqu'il s'agit du Bonheur des hommes en général, on ne fauroit remonter trop haut pour en affigner les caufes, & on ne peut en même temps affeoir fes raifonnemens fur une bafe trop fimple. Nous obferverons donc que la nature ne nous a donné que deux défirs déterminés & invariables, celui de fubfifter & celui de nous reproduire; & fi elle avoit fuivi pour l'homme le plan général qu'elle femble s'être fait pour tous les êtres animés, ces deux mobiles auroient également fuffi à la confervation & au Bonheur de l'humanité. Il fe trouve en effet qu'un fentiment de plaifir, une jouiffance véritable font attachés à la fatisfaction de tous nos befoins. Or, tous les animaux, depuis l'herbivore qui ramaffe lentement fa fubfiftance jufqu'au carnivore, qui ne l'obtient qu'à force de patience, ou de combats; tous les animaux, dis-je, ayant la plupart de leurs momens employés à la fatisfaction de leurs befoins, ont tous par conféquent une occupation agréable pour le temps qu'ils dérobent à un fommeil fréquent & toujours aifé à provoquer. Dans cette viciffitude fi fimple, mais toujours si remplie, nul vuide dans l'exiftence, nulle place pour l'ennui. La douleur feule refte à craindre: car cette fidele furveillante des êtres fenfibles, en préfidant à leur confervation, excede quelquefois les bornes de fon emploi, & trouble la vie qu'elle devoit fe contenter de défendre; mais la douleur phyfique que la prévoyance n'a point aiguifée, que l'imagination n'a pas exaltée, n'eft qu'une impreffion méchanique qui paffe fans laiffer de traces, ou que la deftruction ne tarde pas à fuivre. Si d'un côté, l'union des fexes & les foins paternels, & de l'autre la guerre civile allumée dans toute la création ont par-tout répandu l'idée du danger, la crainte dans le premier cas, n'eft qu'une tendre & active follicitude, & dans le fecond, qu'une précaution habituelle & héréditaire qui fe change en inftin&t, & n'agit que lorfqu'il en eft befoin, & n'eft jamais accompagnée d'humiliation & de trifteffe. Tel eft le fort des animaux tel eft en même-temps celui de l'homme fauvage, car l'homme porte en lui-même tant de principes de perfectibilité, qu'il eft bien difficile de le trouver en même-temps dans l'état de nature & dans l'état de fociété. Or, le premier ufage qu'il a fait de fon induftrie, a été de fe procurer plus promptement & plus facilement les objets de fes défirs; & voilà déjà le principe de fon Bonheur perverti, le plan de la nature dérangé. Qu'un arc tendu avec effort lui permette d'abattre d'un coup inopiné le chevreuil qu'il étoit obligé d'atteindre à la courfe; qu'un filet jetté adroitement lui procure en un inftant les poiffons qu'il étoit obligé de faifir au fond des fleuves, il n'aura pas plutot affouvi fa fainr qu'il reflera fans occupation, & qu'à la place di

befoin de manger, il éprouvera le befoin d'agir. It fera encore fatisfait ce befoin impérieux & preffant; car ici les reffources de la nature sont immenfes. Elle reffemble à cette mere fage & timide, qui n'ayant pu empêcher fon fils de fe précipiter dans les dangers du monde, le fuit encore fecretement, ne le perd pas de vue dans fes égaremens & fe trouve prête à venir à son fecours dès qu'il voudra le réclamer.

Ces reffources de la nature, c'eft en nous-mêmes qu'elle les avoit placées, & le temps étoit venu d'en faire ufage. Nos premiers appétits phyfiques une fois contentés, nous aurions été en proie à l'ennui, fi cette même perfectibilité qui venoit de nous y expofer, ne nous en avoit facilité le remede, en améliorant toutes nos facultés; progrès toujours rapide & toujours proportionné à notre activité. En effet, fuivant que le climat & nos organes, dont il décide le plus fouvent, nous portent à la pareffe, ou au mouvement, notre imagination ne manque pas d'offrir plus ou moins d'objets à nos défirs: ainfi donc, dans ce fecond état de l'humanité, le Bonheur des hommes ne feroit pas très-altéré, fi leur marche vers la perfection étoit générale & uniforme : mais l'uniformité n'exifte guere fans la fimplicité. Tout ce qui eft complexe eft fujet aux variations. Les nids des hirondelles, les ruches des abeilles fe reffemblent dans tous les climats ; mais les hommes, dont les facultés, en fe perfectionnant, embraffent toute l'étendue des poffibles, les hommes prennent tous des routes divergentes, & parmi ces routes, il en eft qui conduifent au but plus promptement que les autres. Les propriétés mêmes des climats deviennent des avantages relatifs toutes les fois que la communication est établie entre les différentes nations. Ici commence l'empire de la force, ou plutôt après avoir été limité aux feuls rapports d'individus à individus, il fe développe enfin dans toute fon énergie. La force a établi, la premiere inégalité parmi les hommes. C'eft elle qui foumit le grand nombre au petit nombre, marqua les rangs dans la fociété, diftingua le puiffant du foible, l'efclave du citoyen, prétendit à l'eftime comme au pouvoir, & fous le nom de vertu s'attira les homimages de ceux mêmes qu'elle réprimoit.

Sans doute, fous ce regne défaftreux de la violence, l'humanité dut gémir; elle dut même s'abrutir: deux chofes pouvoient cependant réveiller fes facultés & rendre quelque effor à fon induftrie la rivalité parmi les forts & l'adreffe parmi les foibles: mais comme les débats entre les premiers fe terminent en peu de temps; qu'il eft prefqu'impoffible que des peuples ennemis foient en parité de forces, on ne doit guere efpérer que les efforts qu'ils feront mutuellement, ajoutent beaucoup à l'induftrie humaine; & même T'expérience prouve que le fruit d'une guerre inégale eft toujours d'exagérer J'empire de la force. C'eft donc à l'adreffe, difons mieux, à l'artifice que nous -avons dû jadis la perfection de nos facultés. La fineffe, l'aftuce, la fourberie même préfiderent à l'invention des arts; & voilà pourquoi le Dieu qui en fut le protecteur étoit auffi celui du vol & du menfonge. C'eft encore

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