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général la justice des hommes eft fujette à bien des inconvéniens & de mauvaises manœuvres, foit par une fuite de la condition des chofes humaines, foit par la difficulté qu'il y a dans bien des circonftances à démêler le jufte & le vrai, de l'injufte & du faux; foit, puifqu'il faut tout dire, parce que la balance de Thémis eft quelquefois confiée à des perfonnes qui ne la tiennent pas avec exactitude, ou par incapacité, ou par défaut d'intégrité. Ce malheur vient auffi de ce qu'en confiant l'adminiftration de la juftice on a plus d'égard à la fcience, qu'à la rectitude du jugement. Il eft cependant bien affuré qu'avec de la fagacité & du discernement, fans beaucoup de fcience, un homme juge beaucoup mieux que tout autre qui aura à la vérité une fcience profonde, mais qui n'aura ni autant de difcernement que le premier, ni autant de fagacité: il ne fuffit pas de favoir des milliers de paragraphes: il faut encore favoir les appliquer aux cas divers, aux différentes circonftances; ou même très-fouvent il faut favoir les oublier.

Ce qui rend très-pénible la fonction des Juges, & fur-tout des Juges à paragraphes, c'eft cet épouvantable accroiffement des Jurifconfultes, qui depuis le renouvellement des loix de Juftinien, fe font attachés à embrouiller la jurifprudence, & ont été continuellement aux prifes les uns avec les autres, toujours oppofés entr'eux, & fort fouvent avec eux-mêmes; travail pernicieux qui jette perpétuellement dans l'embarras & l'obfcurité les Juges qui ont moins de lumiere & de fagacité. Ce qu'il y auroit donc de plus utile & de plus néceffaire feroit ou de fupprimer entiérement ces écrits, ou tout au moins de corriger par des décisions précises, les contradictions que l'on rencontre à chaque pas dans les Jurifconfultes; ce feroit de remédier à la longueur éternelle des procès; réforme, qui à la vérité ne tourneroit pas au profit de ceux qui trouvent leur avantage à les faire durer le plus qu'ils peuvent, mais elle tourneroit à l'avantage du Public, & ce feroit beaucoup. On défireroit donc deux chofes qui paroiffent très-effentielles, l'une que les offices de Judicature ne fuffent confiés qu'à des hommes capables de les remplir par leur fagacité, leur difcernement, & leur intégrité; l'autre que tous les mois le Souverain ou fon Miniftre fe fit donner une note de tous les procès civils & criminels, avec la date du temps où ils ont été commencés, afin de punir ceux qui fans de juftes raisons, les traînent en longueur, ou qui auroient la témérité de les tromper par de faux expofés. A l'égard de la juftice criminelle, elle n'eft pas expofée à moins d'abus que la juftice civile: le plus confidérable eft l'ufage barbare où l'on eft encore dans bien des pays, d'employer la rigueur des tortures pour tirer la vérité de ceux qu'on préfume coupables; ce moyen eft fans contredit infaillible pour arracher des aveux, mais il eft faux que par lui on foit fûr de parvenir à la vérité : & il n'eft guere perfonne qui ne fente, qu'à force de le tourmenter, on l'engagera à fe déclarer coupable de tous les crimes qu'on voudra lui imputer.

On admet trop légérement auffi, en matière criminelle, la preuve par témoins, en forte que la vie d'un honnête homme injuftement accufé, dépend de la difpofition de deux ou trois fcélérats achetés par fes ennemis & qui s'entendent. Autrefois les procès criminels, ainfi que les procès civils s'inftruifoient en public: & c'eft une très-mauvaise méthode que ces inftructions fecretes, par lefquelles un malheureux eft toujours à la merci de ceux qui cherchent à le trouver coupable. Cette méthode vient d'une faute groffiere dans la traduction du mot fecretum, qui veut dire le cabinet, & qu'on a ftupidement rendu par fecret, d'où l'on a conclu que l'inftruction des procédures criminelles devoit être fecrete, contre la loi même, & contre l'ufage des Romains, chez lesquels le procès étoit fait en public aux accufés.

S. X.

Des Loix.

Na dit ci-deffus , que la plupart des Gouvernemens de l'Europe font régis par deux fortes de loix, par celles de l'Empereur Juftinien & par les réglemens, ordonnances & édits des Souverains qui reglent, modifient ou changent ces anciennes loix. C'eft communément fur ces deux Codes, que la jurifprudence des peuples eft fondée. Les Princes néanmoins ont toujours la puiffance de faire des loix nouvelles, foit pour abroger les anciennes, lorfqu'ils les jugent plus conformes aux regles de l'équité, foit pour former des conftitutions relativement à des cas, que les anciennes loix n'ont pas prévus, & qui doivent être obfervées à perpétuité. Mais alors ils devroient ne jamais publier de loix, fans avoir pris confeil des plus habiles Jurifconfultes, fans avoir confidéré s'il y aura plus d'avantage que d'inconvéniens dans l'obfervation de la nouvelle ordonnance, ou par fucceffion de temps, il ne peut pas en réfulter des fuites facheufes & préjudiciables au bien public, ou à celui des particuliers. Il est un Etat en Europe où, pour mettre à couvert l'honneur des perfonnes du fexe, le Prince rendit un édit, par lequel on étoit autorifé à pourfuivre les auteurs de pareils attentats; jufques-là le réglement étoit très-fage, mais le Prince ordonnoit de plus, que quiconque auroit bleffé l'honneur d'une perfonne du fexe, feroit inévitablement obligé de l'éponfer ou de la doter. D'après cette difpofition très-imprudente, le mal que le Souverain vouloit réprimer, ne fit que s'accroitre au contraire, les filles ayant moins de peine, comme il étoit aifé de le prévoir, à fe laiffer féduire, par la facilité qu'elles trouvoient à en être dédommagées ou récompenfées.

Il y a beaucoup de différence entre les loix, les édits & les ordonnances; les loix qui forment le code, fervent de regle en tout temps, & obligent toujours, à moins qu'elles ne foient expreffement abrogees. Les ordonnances, à moins qu'elles ne foient publiées en forme de code, font

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des feuilles volantes qui, par défuétude, perdent toute leur force, & ce feroit trop exiger d'un peuple, que de vouloir l'obliger à avoir toujours préfent, & à étudier fans ceffe ce tas énorme d'ordonnances. Auffi, quand après un certain temps, elles ne font pas renouvellées elles tombent dans la prefcription: il en eft de même des édits. A l'égard des privileges & des conceffions gracieufes, le long efpace de temps & la poffetlion continue, les autorife fuffifamment; il en eft autrement des injonctions odieufes, qui ôtent ou reftreignent la liberté, à moins qu'elles n'aient pour objet des chofes mauvaifes en elles-mêmes, ou réprouvées par les foix générales de la fociété car alors, bien loin d'être fujettes à la prefcription, ces injonctions ont toujours lieu, & le Souverain doit avoir une attention continuelle à les faire exécuter.

Ce feroit une excellente loi, que celle qui réprimeroit l'orgueil de certains nobles qui, fous prétexte du nom qu'ils portent, fe croient d'un ordre fupérieur à tous les autres gentilshommes, & font éprouver au peuple, qui vaut infiniment plus qu'eux, toute l'arrogance de leur morgue altiere, & les traitent avec toute l'infolence que peut leur donner la fierté qui leur eft naturelle. Il eft de la bonté d'un Prince généreux & protecteur de la claffe la plus nombreufe & la plus utile de fes fujets, de ne jamais permettre que les plus puiffans fe croient exempts de l'obligation de payer leurs dettes, ou de ne payer les marchands qui leur ont avancé leurs marchandifes, qu'en les accablant de nienaces, de paroles outrageantes & de duretés comme c'est-là fouler aux pieds les regles de la justice, établies les grands & pour les petits, le Prince qui ne doit avoir rien plus a cœur que d'empêcher toute vexation, eft obligé de garantir de femblables injures, tous ceux qui, trop foibles par eux-mêmes, n'ont d'autre refsource pour s'en défendre que fa protection & fa juftice. C'eft auffi par la même raifon que le Prince doit toujours avoir les yeux ouverts fur fes vaffaux, afin d'empêcher qu'ils ne furchargent, & ne vexent ceux qui font fous leur dépendance; c'est à lui à venger promptement les opprimés, avant même qu'ils fe plaignent, attendu que fouvent par la crainte d'éprouver des traitemens encore plus durs, ils n'ofent implorer fon fecours.

pour

Il eft plus d'un Gouvernement, où l'on entend publier chaque jour de nouveaux édits en matiere des finances, & tous relatifs aux intérêts du Prince tant qu'ils n'excedent pas les droits du filc, fans contredit perfonne n'eft en droit de s'en plaindre; mais que l'on invente perpétuellement de nouveaux droits, que l'on crée continuellement de nouveaux impôts, des vexations nouvelles, que la rapacité des prépofés à la régie de ces tributs imagine, comme ils n'y manquent pas, des pieges au moyen defquels le peuple tombe facilement en contravention, c'est la plus odieuse des iniquités très fouvent elle fait un tort infini au Prince, qui cependant Pignore. D'ailleurs, c'eft le plus infaillible des moyens de mécontenter, & fouvent de foulever le peuple, qui fupporte avec patience les impofi

tions & même les augmentations de fubfides, qu'il voit être, par le malheur des temps & des circonftances, d'une néceffité indifpenfable; mais qui s'irrite, &, il faut l'avouer, avec fondement, lorfqu'il voit le produit de ces impofitions, fa plus pure fubftance, paffer & fe perdre prefqu'entiérement dans les mains avides d'une foule de fangfues, & lorfqu'il s'appauvrit tout-à-fait fans que le Prince en devienne plus riche. Il déteste avec raison ce fyftême oppreffif, fuivant lequel il y a toujours dans l'Etat, cent mille citoyens armés contre le refte de la nation, occupés à l'opprimer, à s'enrichir à fes dépens, fous prétexte de lever des impôts, que les Magiftrats de chaque ville leveroient & verferoient avec tant de facilité & fi peu de frais, dans les caiffes des Gouverneurs de Province, qui les feroient paffer avec fi peu de dépenfe dans les coffres du Souverain.

En matiere d'impofitions, il exifte fur-tout un abus qui devroit d'autant plus être extirpé, qu'il tourne au détriment du peuple. Lorfque la répartition eft faite avec équité, le citoyen contribue volontiers; i ne fe plaint même pas, lorfque par commifération pour de pauvres familles, on ufe d'indulgence à leur égard; mais ce qu'il ne peut voir fans fe plaindre amérement, c'eft que ce foient les riches les plus puiffans, les plus accrédités qui obtiennent des exemptions, & fe déchargent fur les moins aifés d'un fardeau qu'ils feroient plus en état de porter que tout autre. Sans contredit le Souverain eft le maître de faire grace à qui il veut, & d'exempter qui il juge à propos du poids des impofitions; mais que ces privileges foient accordés aux dépens des autres, que ceux-ci foient obligés de fupporter la charge de celui qu'on exempte, & de payer à fa place, ce n'eft point là du tout une libéralité, c'eft une véritable injustice, c'eft précifément donner aux uns le bien des autres.

Les Rois font au-deffus des peuples, mais les bons Rois fe mettent toujours au-deffous des loix; il en eft parmi ces loix qu'ils font les maîtres fans doute de changer, d'abroger même; par des motifs juftes, ils peuvent fouftraire un coupable à la rigueur de la juftice, & c'est l'un des plus beaux attributs de la fouveraineté, que celui de verfer des graces; mais à l'égard des loix fondées fur les principes de l'équité, de la juftice & de la charité, elles foumettent les Princes comme les particuliers.

Le but principal des loix qui concernent le public, ou plus particuliérement, le but des loix de police, eft de maintenir la tranquillité publique. Or, la conservation du calme dépend du foin & de l'attention que le Prince & les Miniftres, qu'il en charge, donnent à l'exécution des loix, contre quiconque veut porter atteinte & préjudice au bien de fes fujets. Il eft fans doute des citoyens dépravés dans tout Gouvernement, des fcélérats endurcis dans le crime & le vice, mais c'eft au Prince, au Miniftre & aux Magiftrats à empêcher que ces mauvais fujets n'attentent aux biens ou à la vie de qui que ce foit, ou s'il n'a pas été en eux de prévenir le crime du moins de poursuivre & de s'affurer des coupables, de les punir, & par

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l'exemple de leur châtiment, de contenir quiconque feroit tenté de fe livrer aux mêmes excès. Il eft des pays où à force d'humanité on est trèsinhumain; d'après le mauvais axiome que la punition du criminel ne répare point le crime commis, on donne aux fcélérats l'impunité, & par cela même la cruelle facilité de perfifter dans leur brigandage. En France, l'on ne croiroit pas que de tels pays exiftent, rien n'est cependant plus certain.

Toutefois, les criminels une fois arrêtés, on doit fans nul délai travailler à l'inftruction de leurs procès, car c'est une fouveraine injuftice, de laiffer languir dans les prifons, des malheureux qu'on doit abfoudre le plus promptement qu'il eft poffible, s'ils font innocens, ou condamner & punir s'ils font coupables.

S. X I.

De la Médecine

IMPORTE-T-IL bien effentiellement au peuple qu'il y ait des Médecins, ou qu'il n'y en ait pas? Bien des gens les croient inutiles, d'autres les croient dangereux, le plus grand nombre penfe qu'ils font infiniment utiles. Malgré la diverfité de ces opinions, les plus éclairés ne peuvent fe difpenfer de regarder la médecine comme une fcience eftimable & honorable moins à la vérité par fes reffources & fes fecours dans les maladies, que par les excellens avis & les moyens utiles, que donnent les bons médecins pour fe maintenir en fanté, autant qu'il eft poffible, & pour éviter les maladies. Parmi cette foule de maux qui nous affiegent, il en eft de legers dont on vient à bout par la patience, un peu de diete & des remedes communs qui ne font pas ignorés même du fimple vulgaire. Mais il n'eft que trop de maladies férieufes, & dont les fuites peuvent être des plus funeftes. Que font alors les Médecins? Ils nomment en latin & en grec ces maladies, font de favantes differtations fur leurs causes & leurs progrès, font perpétuellement oppofés les uns aux autres, tourmentent tant qu'ils peuvent le méchanifme des malades, & s'il en réfulte par hafard une guérifon, ils ne manquent pas à s'en attribuer la gloire. Toutefois, cette guérifon n'eft ordinairement qu'un effet purement naturel car, fi la nature a de la force, & que le mal ne foit pas trop violent, c'est elle le plus fouvent qui fubjugue la maladie & non les remedes; mais fi la violence du mal eft fupérieure aux forces de la nature, on a beau prendre des remedes, il faut fuccomber, & tous les Médecins de la terre ne fauyeront pas de la mort.

ni tout ce

Il n'y a point de Médecins de bonne-foi qui ne conviennent, qu'ils ne connoiffent pas les caufes internes de beaucoup de maux que la nature opere dans cette espece de combat. Ils peuvent bien en découvrir une de ces causes, mais elle eft fouvent compliquée avec tant

d'autres,

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