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Il eft vrai que cette rectitude des moeurs & des actions eft auffi le but de la philofophie morale; mais qui ne fait que cette philofophie, quoique très-puiffante, n'eft propre qu'à un fort petit nombre de perfonnes aux favans, aux hommes de lettres, au-lieu que la Religion fert à tout le peuple, à tous les citoyens fans diftinction de naiffance & de rang? Et en effet, ôtez la crainte de Dieu, crainte qui retient la plus grande partie du peuple, & l'empêche de mal faire, en l'effrayant par l'attente des peines préparées aux crimes dans l'autre vie, ôtez l'efpérance des récompenfes futures réfervées aux bonnes actions, il ne restera plus de frein capable de réprimer la concupifcence dans une infinité de circonftances, & d'arrêter le débordement d'iniquités, de défordres qui couvrira bientôt la face de la terre. Toutes les paffions font obligées de céder à ces deux motifs, bien capables l'un & l'autre de déterminer les volontés à s'abstenir du mal & à concourir au bonheur général, que d'ailleurs elles ne troubleroient pas impunément. Par-là les hommes vicieux font forcés de coopérer à un plan d'affociation, dont leur intérêt aveugle les empêche de fentir l'utilité pour eux-mêmes.

Les réflexions qu'on vient de faire, prouvent fuffifamment le fenfible intérêt, que les Souverains ont de veiller à la confervation & au maintien de la Religion, pour affurer dans l'Etat la pratique des vertus, la régularité des mœurs, & fur-tout cet amour honnête & réciproque entre les citoyens, qu'on doit regarder comme la fource principale du Bonheur d'un Gouvernement. Il fuit de-là qu'il eft très-utile & néceffaire au peuple d'avoir de bons Pasteurs & de bons Eccléfiaftiques, qui inftruifent & guident le peuple.

Mais en accordant au clergé féculier toute la protection qui lui eft due, il feroit bon de prendre des moyens pour garantir les races futures du fpectacle que nos peres ont eu des démêlés funeftes & fanglans du Sacerdoce & de l'Empire, des prétentions & des attentats de la puiffance fpirituelle fur la puiffance temporelle: querelles malheureufes, & qui, par l'imbécillité des Peuples, ont fait verfer tant de torrens de fang, depuis fon origine, c'est-à-dire, depuis la diffention qui furvint entre Samuel & Saül, jufqu'à nos jours.

EST-IL

S. VII.

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ST-IL plus avantageux à un Prince de commander à un Peuple ignorant, que de gouverner une nation éclairée ? On a férieufement difcuté cette queftion; & le goût du paradoxe a été tel, qu'on n'a pas rougi de décider qu'un Souverain étoit plus intéreffé à avoir des fujets ignorans que des fujets inftruits: les premiers, a-t-on dit, fe laiffent mener comme

on veut; automates dociles, ils ne connoiffent pas les défauts du gouvernement, & de quelque maniere qu'on veuille les conduire, ils marchent en aveugles. De toutes les opinions, la plus abfurdement barbare, est sans contredit celle là. Ce fut ainfi que penferent les Goths, qui maîtres & dévastateurs de l'Italie, firent un crime à la Reine Amalafonte de ce qu'elle faifoit inftruire dans les lettres, le jeune Roi Théodoric fon fils. Ils foutenoient auffi (& très-certainement, à l'exemple de nos Apologiftes de l'ignorance, ils ne s'illuftroient pas dans les fciences qu'ils flétriffoient); ils foutenoient auffi que l'étude des lettres ne peut point fervir à former d'excellens Capitaines & des Rois; ils foutenoient qu'on n'a pas befoin de s'inftruire pour bien gouverner dans le civil & dans le militaire: ils difoient que la fcience corrompt les mœurs, & que plus un peuple s'éclaire, plus il devient indocile, méchant & corrompu. Lilio Geraldi a défendu en fe jouant, la même opinion; il eft affligeant de penfer que l'un des plus célebres écrivains de ce fiecle, fe foit auffi déclaré pour l'ignorance avec autant d'éloquence, & en employant les mêmes fophifmes que Lilio

Geraldi.

Il fuffit de confulter les faftes de l'Hiftoire, & les faits récens pour être convaincu de l'abfurdité des partifans de l'ignorance; l'expérience en effet, ne nous dit-elle pas, ne démontre-t-elle pas combien les fciences font propres à faire le bonheur des peuples? dans quels temps les Etats ont-ils été le plus heureux ? En quel temps l'Italie & la France ont-elles joui des plus doux & des plus précieux avantages? Eft-ce quand cette foule de Barbares inondoient l'Italie, dépeuploient les villes & ravageoient les campagnes? Eft-ce quand, à la faveur de la trop longue & trop meurtriere querelle entre le Sacerdoce & l'Empire, les malheureux Italiens étoient opprimés par une foule de tyrans, tantôt efclaves & tantôt ennemis des Souverains Pontifes, plus occupés à étendre leur domination temporelle & à lutter contre les Empereurs leurs Souverains, qu'à éclairer & édifier les peuples? Les François fort ignorans alors, comme le refte des Européens étoient-ils plus heureux & plus tranquilles fous les regnes orageux de Charles III, Charles VI, &c. dans le trouble des factions des Armagnacs & des Bourguignons, ou dans la confufion de l'anarchie féodale, qu'ils ne l'ont été dans la fuite, & lorfque la lumiere des fciences & des arts a éclairé la France?

les uns

Mais à fuppofer même que les fciences & les lettres n'influaffent point fur les Gouvernemens, s'enfuivroit-il de-là qu'elles ne contribuaffent point au bonheur des particuliers & par conféquent à la félicité publique ? Qui ne fçait que de ce déluge de maux qui inondent la terre, viennent de la conftitution actuelle de la nature, les autres de notre mauvaise maniere de nous conduire, & les autres, en beaucoup plus grand nombre, de la malice des autres hommes? Or, ne faut-il pas avoir beaucoup de jugement & d'efprit, de science & d'art pour prévoir & empê

cher

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cher, autant qu'il eft poffible, cette foule de maux, de défordres, ou s'il n'eft pas abfolument poffible de s'en garantir, pour être en état d'y apporter remede. Le peuple en général eft groffier & fans expérience, fes vues font courtes, & fes maximes fauffes ou tout au moins équivoques : qui fera-ce donc qui le mettra à l'abri de ces maux, ou qui y remédiera, s'il n'a pu les prévenir? Qui feroit-ce donc fi ce n'étoient ces hom mes d'une génie fupérieur, d'une capacité confommée, qui dans la vafte étendue de leurs connoiffances, embraffent les fciences & les arts libéraux, qui portant leurs vues fur les mœurs des différens peuples & fur leurs différens ufages, ont obfervé avec attention ce qu'ils y ont trouvé de meilleur, qui ont pénétré les fecrets de la nature, & fe font inftruits avec le plus grand foin de ce qui conftitue le bon ordre & de ce qui cause le défordre ?

Il est très-inutile de s'épuifer en réflexions au fujet des avantages de la lumiere fur les tenebres, de la fcience fur l'ignorance; tout le monde les connoît, même les détracteurs des sciences, qui, déchirant le fein de leur nourrice, empruntent d'elles les armes que leur ingratitude tourne contre elles. Il n'eft perfonne qui ne convienne que c'est au progrès des lettres que nous fommes redevables de tout ce que nous avons d'utile & de beau; que refteroit-il donc à faire aux Souverains pour que ces progrès fuffent portés encor plus loin? D'engager par des penfions, des honneurs, des diftinctions les plus beaux génies à faire de ces ouvrages utiles qui font honneur à la nation, à tenter de nouvelles découvertes dans l'empire des lettres & des fciences.

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Il faut cependant convenir qu'il n'eft rien dont on n'abuse, ni de bien qu'on ne puiffe empoifonner le pays de la littérature eft d'une immenfe étendue; les objets qu'elle préfente font prodigieufement multipliés, & les livres encore davantage. Mais ces diverfes productions forment différentes claffes, les unes utiles, les autres indifférentes, & les autres ou frivoles ou pernicieuses. Il eft des matieres qu'il est néceffaire de traiter, font celles qui intéreffent la fociété à l'égard de celles qui font directement contraires au Bonheur public, elles ne fauroient être trop rigoureufement profcrites. Mais quelles font les études que le Souverain doit favorifer & animer comme les plus utiles & les plus néceffaires, même pour rendre une nation heureuse & floriflante ? C'est ce que l'on s'eft proposé d'examiner ici.

ON

S. VIII.

De la Philofophie morale,

Na beaucoup & fort inutilement differté fur le mérite & les prérogatives que les fciences ont les unes fur les autres. Les uns ont foutenu que la médecine devoit avoir la prééminence, les autres l'ont donnée à Tome IX.

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la phyfique, les autres à la jurifprudence, &c. Mais toutes ces opinions font également mal fondées. Et en effet, n'eft-il pas évident que la science qui opere la pureté, la régularité des mœurs de tout un peuple, eft inconteftablement la plus pure de toutes, qu'elle eft la fource d'une infinité de biens, puifqu'elle apprend à chaque particulier à fe faire, chacun felon fon rang & fa condition, un état auffi heureux qu'il peut l'être en ce monde or l'objet & le but de la philofophie morale eft d'apprendre ce qui conduit au Bonheur & ce qui en éloigne. C'eft donc là la premiere & la plus utile des connoiffances humaines. Si je jouis d'une bonne fanté; que je n'aie pas de voifins avides, que je ne le fois pas moi-même ; qu'ai-je befoin de la jurifprudence & de la médecine? Qu'ai-je à craindre ou à efpérer des juges & des médecins? Mais ce dont j'ai befoin, ce dont je ne peux me paffer, pour peu que je m'intéreffe à mon propre bonheur, & que je fois ambitieux de contribuer à celui des autres, c'est des lumieres pour le réglement de mes mœurs & des leurs.

Il est trois fortes d'excès, les uns qu'on appelle délits, qui troublent la tranquillité publique & l'ordre de la juftice; c'eft au Prince & à fes Magiftrats qu'il appartient d'en connoître & de les guérir; les autres font les actions, les paroles, les penfées & les défirs que l'on a décidé être contraires à la loi de Dieu. C'eft aux Miniftres de la religion à traiter de ces fortes de défauts, & à tâcher, par leurs inftructions, à en corriger les hommes enfin, les vices font tout ce qui altere ce bel ordre naturel à l'homme; ordre que la raifon prefcrit, & qui paroît fur-tout par l'oppofition des défordres, & qui renferme ce que nous devons faire pour Dieu, pour les autres hommes & pour nous-mêmes; ce n'eft que de la philofophie morale que nous pouvons tirer cette triple connoiffance. Il eft bien des gens, & leur opinion paroît avoir beaucoup de jufteffe, qui font dépendre encore la politique de la philofophie morale; non cette politique qui enfeigne à former habilement des brigues, des cabales, des intrigues, dirige l'ambition, allume le feu de la guerre & devient le fléau des citoyens & des étrangers; mais cette douce politique qui trace les regles d'un bon & fage Gouvernement: c'eft elle auffi qui, fous le nom de fcience économique, apprend à l'homme à bien gouverner fa famille & fa maifon n'eft-elle pas également la véritable fource où il faut remonter pour trouver les principes de la juftice? Auffi eft-ce relativement à la philofophie morale qu'on a jadis fait ce vau, qui a été quelquefois, mais très-rarement rempli, que les peuples feroient toujours heureux fi les Rois étoient toujours philofophes.

Pour s'inftruire & faire des progrès dans certe fcience, les bons livres foit anciens, foit modernes, ne manquent pas. Quelles excellentes leçons ne nous préfentent point les écrits de Platon, de Séneque, d'Epictete, de Plutarque! Quels Traités précieux que ceux d'Ariftote & de Cicéron fur cette précieuse fcience!

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§. IX.

De la Jurifprudence & de la Juftice.

La fallu des loix pour réprimer l'envie, l'injustice, la rapine, qui fe font introduites, en mênie-temps que, réunis en fociété, les hommes ont partagé entr'eux les champs & diftingué ce qu'on appelle le tien & le mien. L'étude de ces loix, les unes fondées fur le droit naturel, les autres fur le droit des gens, eft ce que l'on appelle la jurifprudence. Celles que recueillit & que fit publier Juftinien pour fervir de regle aux Romains, on les a généralement adoptées, quoiqu'on ne vive plus fous P'Empire des Romains, qu'on foit affujetti à des formes de Gouvernement toutes différentes, que les mœurs aient entiérement changé ; & l'on a fait de ces mêmes loix, une législation propre aux différens Royaumes, aux différentes villes, à toutes fortes d'Etats, ariftocratiques, ou démocrati ques, monarchiques ou arifto-mono-démocratiques. C'eft un habit qui eft collé à toutes les tailles. On n'a cependant point tardé à reconnoître d'un côté l'inutilité d'un grand nombre de ces loix, & de l'autre l'infuffisance d'un plus grand nombre encore: auffi la plupart des nations Européennes à ce merveilleux Digefte & à ce Code de Juftinien, ont ajouté une prodigieufe quantité d'autres regles, d'autres loix toutes différentes, & relatives à grand nombre d'actions & de circonftances particulieres: enforte qu'à force de groffir la compilation des loix, en retenant toujours la légiflation Romaine, on eft prefque par-tout parvenu à faire de la plus fimple & de la plus néceffaire des fciences, la plus énorme, la plus embarras fante & la plus embrouillée des connoiffances.

11 eft pourtant inconteftable que ce qui contribue le plus à la félicité publique, eft que la justice foit bien adminiftrée, & il eft très-vraifemblable qu'elle le feroit également bien, quand même il y auroit quelques milliers de loix de moins; il eft encore vrai que fouvent & prefque toujours, c'est beaucoup plus par leurs propres lumieres, par leur expérience, leur fagacité, par leur raifon & d'après les Ordonnances & Edits de leurs Souverains, que par les décifions des Légiftes de Juftinien, que les Juges fe déterminent. Car il eft certain que fans recourir à ces anciennes compilations, aux Commentaires & aux Glofes, l'entendement humain trouve en lui-même beaucoup d'idées du jufte & de l'injufte; idées qu'il développe à force de réflexions fur ce qu'il faut pour le maintien & la confervation de la fociété.

A l'exception de quelques petites Contrées, de quelques petits Etats particuliers mal gouvernés, peu habités, & languiffans encore dans la nuit & la ftupidité de l'ignorance, il n'eft point de Gouvernement en Europe où ne regne la juftice, & où il n'y ait des Juges & des Magiftrats éclairés, établis pour l'exercer. Toutefois, il faut auffi convenir de bonne-foi, qu'en

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