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des hommes indigens au milieu des plaines les plus riches & les plus fécondes.

La pauvreté du peuple a donc un principe particulier. Examinons d'abord en quoi elle confifte. Je dis que le peuple eft pauvre, lorfque les dernieres claffes de citoyens font un travail trop peu lucratif, & forfque ce travail ne leur eft pas toujours affuré; deforte que fi les dépenfes des journaliers excedent leurs falaires, ou s'ils viennent à manquer d'ouvrages pendant quelques jours, ils font réduits à la mendicité.

Les hommes font fi portés dans les matieres abftraites à fe contenter d'une raifon quelle qu'elle foit, que je ne craindrai pas de revenir fur mes pas, en obfervant encore que l'on ne peut s'en prendre ici, ni au luxe, ni à la corruption des mœurs; car plus il y a de dépenfes & plus le travail doit être cher; & d'un autre côté, plus il y aura d'hommes enclins à l'oifiveté, plus il faudra payer le travail des hommes laborieux. Quelle caufe attribuerons-nous donc à la mifere dont le peuple eft trop fouvent accablé ? ... Quoi ! les aurions-nous toutes épuifées? ... Et fi nous avions recours à des caufes morales, aux opinions, aux habitudes; fi nous nous rappelions fur-tout ce que nous avons dit plus haut; que tout ce qui eft, participe de ce qui a été... Pour cette fois le rideau eft tombé lifons l'hiftoire, confultons nos loix anciennes & actuelles, obfervons à quel point le gouvernement, la religion, les ufages ont influé fur le fort du peuple, & nous trouverons que par-tout où il eft abject, il eft pauvre, & que par-tout où il eft compté pour quelque chofe, il eft heureux. Rendons ceci plus fenfible.

Dans un pays affez fauvage & affez éloigné de toute communication, deux particuliers poffédoient chacun une terre, à une distance affez confidérable l'une de l'autre. L'un d'eux étoit un très-bon gentilhomme: il avoit placé les armes & fes devifes en cent endroits de fa maifon, & il étoit trèsfier de fa naiffance. D'ailleurs, il avoit les plus beaux titres, & il exerçoit encore des droits étendus fur fes vaffaux. Ceux-ci avoient même été ferfs fous ses ancêtres; mais ils avoient été affranchis fucceffivement. Cependant ils étoient encore fujets aux corvées & à beaucoup de redevances qu'on exigeoit d'eux d'une maniere très - rigoureufe & affez arbitraire. La plupart d'entr'eux gagnoient leur vie à travailler pour leur Seigneur; mais comme ils avoient été ferfs autrefois, & qu'ils vivoient encore dans une grande dépendance, ils fe contentoient d'un prix très-modique, & tandis que l'abondance régnoit au château, & que tout y étoit prodigué tant par le maître que par fes, commenfaux & fes domeftiques, les malheureux habitans n'avoient pour prix de leur travail qu'un peu d'orge & de feigle qui Jeur manquoient encore quelquefois; de forte qu'ils étoient obligés de demander qu'on leur impofat quelque travail que ce fût, pourvu qu'on les fit vivre. D'un autre côté, le Seigneur, qui étoit accoutumé à fuivre tous fes caprices, ne les employoit guere qu'à conftruire des bâtimens de dé

corations

coration qu'il changeoit fouvent, ou qu'il négligeoit pour en commencer d'autres, & quand on lui en faifoit un fcrupule, il croyoit tout réparer en ordonnant qu'on décorât fes chapelles, ou qu'on en conftruisît de nouvelles ou bien, s'il lui prenoit fantaisie de borner fes dépenfes & d'économiser, il employoit les épargnes qu'il faifoit fur les falaires de fes ouvriers à acheter des meubles précieux, ou à fe procurer, en retour de fes denrées, des efpeces d'or qu'il aimoit beaucoup.

L'autre terre avoit pour poffeffeur un Fermier, qui, après s'être enrichi, s'étoit trouvé à portée d'en faire l'acquifition. Ses payfans n'avoient que peu de chofes à démêler avec lui. Ils étoient tous libres, fe mêloient des affaires de la communauté, fe cotifoient entr'eux pour le paiement de leur redevance. Cependant le propriétaire qui étoit riche, ne laiffoit pas que de faire travailler; mais les payfans faifoient leur prix avec lui; d'où il réfultoit qu'ils étoient plus riches & qu'il l'étoit moins; mais il ne s'en plaignoit pas, parce qu'il étoit accoutumé à vivre frugalement. D'ailleurs, fon, fyftême étoit de fe procureri toutes des commodités de la vie, & de ne pas augmenter fon numéraire. Lorfqu'il avoit plus de denrées qu'il n'en pouvoit confommer, loin de les échanger contre des efpeces monnoyées, il les diftribuoit à des ouvriers auxquels il faifoit conftruire des chemins, des ponts, des canaux & d'autres ouvrages de ce genre qui épargnoient les peines des payfans; de forte qu'au bout de quelque temps, avec bien moins de travail, on fit beaucoup plus qu'auparavant, & que ces améliorations formerent un nouveau capital, qui doubla les revenus de fa terre.

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Maintenant fi l'on vouloit rendre le fort des hommes égal dans ces deux terres, il faudroit aller dans la premiere y raffembler le peuple & lui dire » Je viens vous faire reffouvenir que vous êtes hommes, & par >> conféquent libres; c'eft-à-dire, ayant la propriété abfolue de vos biens » & de vos perfonnes, & pour vous le prouver, je vous affranchis des » corvées & de tout ce qui pourroit conferver en vous les traces de votre > ancienne fervitude. Vous devez à l'Etat, vous devez à votre Seigneur; » mais vous connoîtrez les limites de ces engagemens, & ce que vous paierez à l'un & à l'autre, ne fera plus regardé que comme un cens, » que comme une redevance, qui fera la condition de votre propriété, & » que vous pourrez toujours évaluer, ou folder en argent. C'eft à vous » déformais à fonger à vos propres intérêts, à voir ce qu'il faut à des » hommes libres pour s'entretenir honnêtement eux & leurs familles. Vous » me demanderez peut-être comment vous l'obtiendrez, & je vois en >> effet que vous avez peu de propriétés; mais vous avez celle de vos bras, » de votre travail fachez donc y mettre un prix convenable. Jufqu'ici » vous n'avez connu que vos befoins, connoiffez ceux des gens qui vous » emploient. Si vous étiez en état de leur refufer votre travail pendant » huit jours, ils feroient obligés de le payer au poids de l'or »... Sans doute Tome IX. C

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qu'un pareil difcours prépareroit déjà une heureuse révolution en faveur du peuple; mais cela ne fuffiroit pas encore: car le plus difficile pour lui feroit de fe pafler de travail pendant quelques jours afin de faire la loi à fon tour. Il faudroit done parler au feigneur, & lui faire fentir qu'il eft dur & inhumain de tenir fes vaffaux dans la mifere & dans l'oppref fion; que s'il croit trouver un grand profit à abufer de leurs befoins d'un autre côté, fes fonds n'augmentent pas, & que fa terre perd de fa valeur; enfin, que s'il vouloit fe faire des jouiffances plus raisonnables, il s'en dégoûteroit moins facilement, & feroit plus heureux lui-même. Jufqu'ici nous n'avons rien dit que de très-clair & de très-fimple. Eh bien! étendonse tout-à-coup: nos idées, faifons de ces deux terres deux Etats; l'un gémiffant encore fous la tyrannie du defpotifme, ou du gouvernement féodal; l'autre, où la liberté & la propriété font regardées comme deux chofes facrées, où le peuple s'impofe lui-même, où il a même quelque part au Gouvernement, & nous verrons que toutes chofes égales d'ailleurs, dans l'uncil ofera pauvre & malheureux, dans l'autre il fera riche & content.

Ainfi donc, s'il exiftoit des Etats, où les principes de l'Adminiftration feroient plus humains que ceux du Gouvernement; où l'on s'affligeroit des malheurs publics, avec le défir de les réparer, il faudroit leur faire voir qu'ils ont tous dans leur conftitution plus ou moins de ces principes barbares d'arbitraire, de contrainte, d'exclufif, de monopole, qu'ils ne doivent qu'à la groffiéreté de leur origine; que s'ils n'ont pas encore guéri le mal, c'eft qu'ils n'ont pas été à la fource; que la plupart de leurs fujets ne favent pas même ce que c'eft que d'être bien, loin d'avoir jamais tenté d'y parvenir; que la grande communication entre les hommes, qui eft le produit du commerce, & pour laquelle les chemins, les canaux, les ports de mer font fi néceffaires, eft peut-être le feul moyen de leur offrir l'idée du fort auquel tout homme doit prétendre, de ce qu'on peut appeller le tarif de la vie humaine; que tout travail dont le falaire ne correfpond pas à cette mefure, n'eft, & ne peut jamais être utile à un Etat; que toute exportation qui naît du bas prix des denrées, est un commerce défavantageux, & que la balance en efpece qu'il fournit, représente une quantité de privations correfpondante dans la nation qui la reçuit, comme il arriveroit, je fuppofe, fi les habitans de l'Ifle de Chypre, non contens de fe procurer du bled, des draps, des mouffelines, en vendant l'excédant de leurs denrées, avoient pris le parti de ne plus boire que de l'eau, afin que la vente d'une plus grande quantité de vins leur produisit, outre les retours ordinaires en denrées, une balance en argent; qu'il vaut bien mieux dans des cas forcés comme les guerres & les difettes, être à portée de faire une épargne fur les confommations habituelles, que de recourir à fon numéraire pour tirer les fubfistances de l'étranger; qu'à l'égard des dépenfes publiques, il faut que le Gou

vernement confidere fes domaines, comme un bon propriétaire confidere fa Terre, & qu'il examine fi toutes les dépenfes d'amélioration font faites avant de fonger aux dépenfes de décoration. Les Cathédrales de Salisbu

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de Beauvais, de Milan étoient bâties, & Verfailles même s'élevoit, dans un temps où il n'y avoit encore ni ponts, ni chemins. Perfonne ne s'eft peut-être avifé de comparer la valeur vénale qu'auroit la France, au moment préfent, à celle qu'elle auroit éue il y a deux cents ans, avant qu'on y vit des chemins, des canaux, des rivieres navigables, des ports de mer, des manufactures, &c.

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Mais c'en eft affez pour notre objet; car nous ne voulons pas faire ici un traité complet de politique: déduifons feulement de ce que nous venons de dire, un petit nombre de vérités que nous nous contenterons d'énoncer, & dont nous abandonnerons le développement à la fagacité

du lecteur.

1o. Un Etat peut être bien peuplé & bien cultivé; il peut même avoir beaucoup de commerce & beaucoup d'induftrie; & malgré cela renfermer dans fon fein un grand nombre de pauvres & de miférables.

2o. Cette différence vient de l'inégalité de diftribution dans les jouiffances.

30. Cette inégalité naît le plus fouvent de l'état d'abjection dans lequel fe trouve le peuple, foit par la conftitution du gouvernement, foit par les opinions anciennes & les habitudes.

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4o. Tout dépend fi bien des opinions & des habitudes, qu'il n'existe nulle proportion entre les différens falaires, de forte qu'en France, par exemple, l'état de domeftique vaut beaucoup mieux que celui de journalier, & qu'à Naples & à Rome c'eft tout le contraire.

5. Un Etat peut profpérer comme Etat, c'eft-à-dire, augmenter fon commerce & fes richeffes, fans que le peuple ceffe d'être pauvre; la raifon en eft, que les dépenfes des riches pouvant fe tourner de préférence fur des objets de luxe, ou d'agrément, la derniere demande en fait de travail, feroit toujours pour cette claffe malheureufe qui n'a que fes bras & qui dans ce cas, malgré le befoin qu'on en auroit, malgré l'emploi qu'elle devroit toujours trouver, feroit obligée de fubir la loi c'est la derniere denrée qui fe vend au marché, & qui ayant la même valeur que les autres, & devant auffi être confommée, a pourtant infiniment moins de prix.

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6o. Il fuit de la que la meilleure maniere de répandre l'aifance dans le peuple, eft de faire enforte qu'il y ait beaucoup de capitaux verfés dans l'agriculture, & beaucoup de profit à les y employer; car alors la claffe qui étoit appellée la derniere au travail par les dépenfes des riches, Y feroit appellée la premiere, & ce feroit elle qui feroit les con-.

ditions.

7°. Le propriétaire ne pouvant jamais mourir de faim, & la pauvreté

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ne trouvant place que parmi ceux qui gagnent leur vie par le travail, il faut que la plus grande concurrence foit laiffée à toutes les claffes, afin qu'elles puiffent chacune trouver les moyens de fubfifter: ainfi, toute loi, habitude, préjugé, opinion qui tend à détruire cette concurrence, & à favorifer l'une aux dépens de l'autre, eft injufte & deftructive. Enfin, s'il eft des malheurs particuliers, des difettes locales, dont la caufe ne peut appartenir au principe de l'Adminiftration, & dont le remede ne peut venir de l'impreffion générale du Gouvernement, il faut être à portée d'y appliquer des fecours immédiats; & pour y parvenir, il eft à défirer que ces fecours ne dépendent pas uniquement d'une feule volonté, & ne viennent pas d'une main trop éloignée; ce qui arrive, lorfque tous les hommes accoutumés à s'en rapporter à un feul du foin de leur confervation, ont perdu cette énergie, cette activité qui les lie les uns aux autres. Le remede à ces malheurs, toujours partiels & paffagers, fortira naturellement de la part qu'auront les Propriétaires au Gouvernement, la perfection de leurs lumieres & de leur morale, & fur-tout de la facilité des communications, qui feule peut faire correfpondre enfemble toutes les parties d'un grand Etat.

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Peut-être nous fommes-nous trop étendus fur ce fujet. Peut-être avons nous cédé à l'attrait inféparable de ces queftions, auffi importantes par leurs objets, que délicates & fubtiles par leur nature. Cependant fi l'ennui est le malheur des riches, & la mifere celui du peuple, n'avons-nous pas rempli notre tâche, en enfeignant les moyens d'éloigner, ou du moins d'adoucir ces deux fléaux de l'humanité; & ces moyens, combien ne font-ils pas faciles, puifqu'ils confiftent moins à employer les rapports qu'à les étendre; & qu'ils exigent plus de repos que d'action. Etabliffez l'équilibre entre toutes les claffes; rendez l'accès facile de l'une à l'autre, faites que la fubfiftance ne manque pas au pauvre, l'activité au riche, & vous aurez la fatisfaction de fonder fur la terre, finon un bonheur abfolu, du moins la plus grande fomme de bonheur poffible.

O vous, à qui le fort a donné de remplir les vœux que je fais; vous qui tenez dans vos mains la félicité des peuples; fouvenez-vous de la leçon figurée que vous a donné le livre le plus facré. Un talent vous a été confié pour le faire valoir. Ce talent, c'eft l'humanité que vous êtes, obligés d'améliorer. Je ne vous demande pas compte de vos conquêtes ni de votre gloire; mais j'interroge les cendres de ceux qui font morts fur le trône; j'interpelle les fouverains qui regnent encore, & fur-tout ceux qui regnent depuis long-temps, & je leur demande qu'avez-vous ajouté à la félicité publique? Qu'ont gagné les hommes à vivre fous vos loix? Ne dédaignez pas de répondre c'eft un homme qui vous parle; mais il vous parle au nom de tous les hommes; & le tribunal auquel il vous cite, eft celui de la terre & des fiecles. Ne croyez pas, au refte, que, délateur févere je vous appelle pour vous faire des reproches. Eh! fi la

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