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ridicules, Tour-à-tour abattus par la terreur, ou enivrés d'un vrai orgueil; efclaves, ou tyrans ; oppreffeurs, ou opprimés : quelle tentative avons-nous fait pour parvenir au Bonheur général?

Mais ces confidérations nous meneroient trop loin: contentons-nous d'obferver ici que dans le fait, les Gouvernemens ne font, ni bons, ni mauvais, qu'autant qu'ils étendent, ou reftreignent nos lumieres; qu'ils tendent à aveugler, ou à éclairer les Peuples. En effet, fi, comme nous l'avons dit plus haut, les différentes conftitutions des Etats ne doivent être regardées que comme des Traités moyennés entre des partis oppofés; demander si l'Ariftocratie eft meilleure que la Démocratie, la Monarchie, que l'une & l'autre ; c'eft demander fi le Traité de Rifwick vaut mieux que celui de Munster; fi la paix de Bellegrade eft préférable à celle de Baffarowitz. Les conftitutions, comme les traités, doivent fe rapporter à l'état des chofes lorfqu'elles ont été établies. Le traité de Weftphalie, qui changea à beaucoup d'égards la conftitution de l'Allemagne, changea auffi le fort de différentes Provinces, qui pafferent fous différentes dominations; mais la paix publique qui le précéda de cent ans à-peu-près, ne fit d'autres innovations que celles qui concernoient la légiflation. Qu'on faffe abftraction des ufurpations que chaque partie intégrante des Etats a pu faire, par le laps des temps, on verra qu'en Angleterre la conftitution eft, un traité fait entre la Maifon d'Hanovre & la Grande-Bretagne, entre les Whigs & les Toris les Puritains & les Anglicans, les Seigneurs & fe Peuple; qu'en France même, ce n'eft qu'un traité implicite conclu entre les Peuples & le Souverain, contre les vexations des Seigneurs & les ufurpations féodales; & ainfi de tous les pays, où il y a une conftitution définie, ou fous-entendue. Que s'il arrive, comme nous l'avons encore obfervé, qu'un pouvoir exorbitant réuni dans une feule main, produise le defpotifme, alors il n'y a vraiment point de traité, & ce Gouvernement ne peut être regardé que comme une guerre continuée, ou comme une fufpenfion d'armes entre le vainqueur & le vaincu, entre le peuple & l'armée j'ajouterai que, comme le plus grand mérite d'un traité eft d'être durable, & qu'il ne peut l'être, à moins que toutes les parties contractantes n'y trouvent un certain avantage, tout Gouvernement oppreffif ne vaut rien par lui-même, & que par cette feule confidération, il eft clair qu'aucune conféquence de nos principes ne compromettra jamais le fort des peuples. Il en réfulte feulement que dans la queftion du Bonheur public, il ne faut pas s'informer de la nature des Gouvernemens, mais feulement s'ils font ftables & profperes: car Putilité qui en réfulte, n'eft pas toujours en proportion de leurs formes apparentes & extérieures. C'eft qu'il eft des principes qui les ont pénétrés, pour ainfi dire, dès leur naiffance; c'eft qu'en général tout ce qui eft, participe de ce qui a été, & qu'on ne connoîtra jamais la conftitution des Etats fi on ne remonte à leur origine & fi l'on ne peut en tracer tous les progrès. Par exemple, j'ai vu bien des gens effrayés de l'ariftocratie

Vénitienne, qu'ils regardoient comme exagérée, & cependant je puis attefter qu'elle rend le peuple heureux. Celle de Gênes n'eft pas plus mitigée, & il s'en faut bien qu'elle produife les mêmes effets. C'est que l'Etat de Venife doit fa naiffance à l'humanité & à la bienfaifance, & celui de Gênes aux révolutions.

Ce que la morale eft à toutes les Religions, la juftice l'eft à tous les Gouvernemens. Nulle Religion qui permette le vol & le meurtre; nulle légiflation qui admette l'injuftice & l'oppreffion. Or, comme la bonne morale, fous quelque forme qu'elle fe préfente, eft l'effet d'un sentiment éclairé, d'une connoiffance étendue de tous les rapports qui lient les hommes dans l'état de fociété, de même un Gouvernement jufte, qui balance tous les intérêts, & qui fe détermine toujours par celui du plus grand nombre, ne peut jamais trouver place que chez un peuple inftruit & philofophe; & fi nous y regardions de plus près, nous verrions que les légiflations n'ont jamais été inventées que pour tenir lieu de la morale. Vous ne trouverez jamais les loix les plus ftrictes, plus rigoureufes, que lorfque vous aurez affaire à des hommes groffiers & fans éducation. Confultez les ordonnances militaires que de précautions contre le vol & les défordres! des appels fréquens pour empêcher les foldats de s'écarter; les plus nouveaux obligés de ne fortir qu'avec les anciens; la retraite battue avant la fin du jour; tous les feux éteints; des patrouilles continuelles pendant la nuit, &c. Transportez-vous à Marseille, à Livourne, à Venife, à Conftantinople même, vous verrez des hommes de toutes les Religions, différens les uns des autres par les traits, le langage, les vêtemens vous les verrez, dis-je, fachant à peine s'il exifte des loix, fe correfpondre avec douceur & facilité, vivre toujours en paix, s'entr'aider, fe fervir mutuellement, & tout cela, parce qu'ils font éclairés fur leur véritable intérêt, qui eft de conferver la concorde dans une place où ils font obligés de commercer. Or, tous les hommes en général ne font-ils, pas auffi intéreffés à vivre en paix que les commerçans? II eft vrai que cet intérêt ne leur eft pas fi clairement démontré. Eh bien? c'eft qu'ils n'y ont pas affez penfé, c'eft qu'ils ne font pas affez éclairés. Mais la voix feule d'un intérêt bien entendu fuffit pour éloigner les diffentions & les querelles, pourquoi cette voix ne fe feroit-elle pas entendre aux nations entieres comme aux individus, pour leur perfuader de ne fe plus faire la guerre mutuellement, du moins pour des fujets fi frivoles. Qu'on jette un regard plus philofophique fur les fiecles paffés, & l'on fe convaincra aifément que fans le defpotifme, & le fanatifine, ce qui comprend à mon fens le fanatisme de la gloire, comme celui de la Religion, l'hiftoire n'auroit peut-être autre chofe à nous tranfmettre que le progrès des fciences, des, arts & de la morale. Athenes & Sparte, les deux Republiques les plus illuftres de la Grece, l'une par fes lumieres, l'autre par la légiflation, fe font fait, je l'avoue, une guerre longue & cruelle; mais fi les Medes n'avoient

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pas été affez ftupides pour fuivre un defpote qui les menoit par millions à fa fuite, marchant fur les mers, & navigeant à travers les terres, fuivant l'expreffion d'un célébre Orateur; fi ce defpote infenfé n'avoit pas eu la mal-adreffe de fe faire battre à Platée & à Salamine, Athenes & Sparte n'auroient pas conçu cette paffion, ce goût effréné pour la gloire, qui les rendit ambitieufes & rivales. Rome ne s'eft pas contentée d'être maîtreffe de l'Italie; elle a voulu acquérir l'Afie & l'Afrique : j'en conviens; mais fi après l'expulfion des Rois, les principaux citoyens avoient eu plus de lumieres & de morale, ils n'auroient pas cherché à tenir le peuple dans la pauvreté & dans l'abjection; ils auroient pris des mesures plus douces, plus humaines, & alors ils n'auroient pas été obligés de faire perpétuellement la guerre, pour détourner l'attention des Plébéïens & éviter les loix agraires; ils auroient laiffé leurs voifins plus tranquilles, ils auroient fait la paix plus à propos, les guerres euffent été moins longues & plus rares; les Romains ne feroient pas devenus le peuple le plus guerrier de la terre; ils n'auroient pas conquis & opprimé l'univers. Quant aux fiecles qui nous touchent de plus près, quelle part la Religion n'a-t-elle pas eue dans toutes les guerres qui ont défolé le monde, depuis les premieres croifades, jufqu'au traité de Weftphalie? Soit qu'elle ait allumé le feu, foit qu'elle l'ait feulement attifé, elle a caufé, ou prolongé les malheurs de l'humanité, elle, dont le véritable efprit eft un esprit de paix & de charité. Or, qui eft-ce qui peut corrompre ainfi les meilleurs principes & empoifonner les fources du Bonheur, fi ce n'eft l'ignorance, fur-tout cette ignorance doctorale, dont parle Montaigne, cent fois pire encore, parce qu'elle veut tout favoir, que l'ignorance ftupide qui veut tout ignorer?

Mais fi l'ignorance, fous quelque forme qu'on l'envifage, eft la fource de la guerre & de tout défordre fur la furface du globe, ne peut-on pas conclure que l'effet naturel du progrès des lumieres, fera de maintenir la paix entre les nations, & le bon-ordre dans la fociété? Ceci une fois accordé, fans doute, il ne fera pas néceffaire d'accumuler les argumens pour prouver que la paix & le bon ordre font les premiers élémens du Bonheur public. Rendons juftice à notre fiecle, & craignons de donner trop d'étendue à des réflexions que nos lecteurs trouvent peut-être fuperflues. Ainfi, fans nous arrêter plus long-tems à des principes qu'il faudroit même rejetter, s'ils avoient befoin de démonftration, tâchons d'avancer & de pénétrer plus avant dans notre fujet.

Lorfque les hommes font affez heureux pour vivre au fein de la paix, trois chofes fuffifent pour exercer leur activité, l'agriculture, l'industrie & le commerce. Or, de ces trois emplois celui qui eft le plus varié, celui où les efpérances fe trouvent plus près des peines, eft fans doute l'agriculture. Car en fuppofant les hommes paifibles & éclairés, le commerce trouvera tant de facilités, fes procédés feront fi connus, qu'il ne devien

dra plus qu'un placement de capitaux auffi für que les autres. Quant à l'in duftrie, à moins qu'elle ne prenne un certain effor qui lui fait changer fon nom en celui de talent, fes profits étant fixes, ne laiffent guere à fes agens que l'économie pour nourrir leur efpérance & flatter leur imagination. Il fuit de ces réflexions, que plus il y aura dans un Etat d'individus attachés à l'agriculture, comme propriétaires ou comme fermiers, plus il y aura de Bonheur public; & qu'au contraire, plus il y aura de journaliers employés à ces mêmes travaux, moins il y aura de Bonheur public. I en réfulte encore, que plus il y aura de liberté dans l'usage de la propriété, c'est-à-dire, dans la difpofition des capitaux & des fruits; plus les cultivateurs feront heureux; car fans activité point de Bonheur, & fans espérance point d'activité. Cette confidération fuffit feule pour faire rejetter toute contrainte, toute gêne dans le commerce des grains & des autres fruits de la terre; avant même que la raifon & l'expérience aient montré tous les inconvéniens qui en font une fuite néceffaire. Le même principe doit avoir lieu pour l'induftrie, & cela avec d'autant plus de raifon, qu'ainfi que nous l'avons dit plus haut, elle a moins d'efpérance que l'agriculture nous en dirons autant du commerce. C'eft la liberté qui peut feule maintenir l'équilibre entre ces trois claffes fi vous l'altérez un moment, tout eft perdu.

C'eft un grand problême à réfoudre que de trouver cette parfaite économie, qui, balançant les richeffes & les dépenfes, procureroit un emploi fuffifant à quiconque n'auroit pas de propriété, de forte que jamais la fubfiftance ne manqueroit à l'indigent. Je me fuis fouvent fait cette queftion: deux Etats voifins produifant chacun une quantité de subsistance proportionnée à leur population, pourquoi dans l'un voit-on beaucoup de pauvres, tandis que dans l'autre il n'y en a pas? Je me demandois encore comment il fe faifoit que dans l'un de ces pays le journalier gagnoit à peine de quoi fe nourrir, étoit mal logé, mal vêtu, quelquefois obligé de mendier, tandis que dans l'autre, nul homme ne vouloit travailler qu'il ne gagnât de quoi fe procurer une nourriture agréable & abondante. Obtenons de nos lecteurs la permiffion d'entrer dans quelques détails. Ils ne s'y arrêteront pas fans intérêt, puifqu'il ne s'agit ici de rien moins que de reconnoître & de détruire, s'il eft poffible, le plus grand ennemi de la félicité publique, la mifere du peuple. De notre côté, nous nous efforçerons de donner à nos réflexions toute la précision & toute la brièveté dont elles font fufceptibles.

Malheureusement dans toutes les queftions qui ont été fouvent agitées, il eft préalable, avant que d'aller au but, de déblayer le chemin, & de jetter de côté toutes les idées fauffes qui ont long-temps prévalu. Nous devons donc commencer par mettre en principe que le luxe, ni même les impôts ne luffifent pas pour rendre raifon de la pauvreté du peuple 1. parce qu'il y a des pays où l'on voit beaucoup de luxe; où l'on paie

beaucoup d'impofitions, & où il y a très-peu de pauvres; 2°. parce que le raisonnement prouve que les dépenfes du luxe étant toutes en derniere analyfe payées en denrées, plus il y a de dépenfes, plus il y a de confommations, plus il y a de moyens de fubfifter: & quant aux impofitions, tout ce qu'un Etat leve d'argent, il le répand, foit en dépenfes, foit en payement d'arrérages; or, foit que l'Etat dépenfe, foit que les poffeffeurs des fonds publics dépenfent à leur tour, le travail fera le même, les moyens de fubfifter ne diminueront pas. Il faut donc aller plus avant pour trouver les caufes de la mifere publique.

Diftinguons d'abord deux fortes de pauvreté : la pauvreté des Etats & celle des peuples. Les Etats font pauvres lorfque la terre eft ftérile & que les hommes s'y multiplient en plus grande proportion que les denrées. Ne nous accufera-t-on pas d'avancer un paradoxe, fi nous affurons que ce genre de pauvreté est le moins redoutable de tous? Les hommes, comme tous les animaux, ne fe multiplient guere qu'en raifon de la facilité qu'ils trouvent à fubfifter. L'expérience démontre même que c'eft-là la vraie limite de la population, & l'on a obfervé qu'après des dépopulations fubites, caufées par la guerre, ou par la pefte, les mariages ont été plus féconds que dans toute autre époque. Ainfi, fous un même gouvernement, l'Auvergne eft moins peuplée que la Normandie ; & le Limoufin, que la Flandre. On m'objectera fans doute que la Hollande & la Suiffe ont une population bien au - deffus de ce que l'étendue de leur fol peut le comporter; mais pour toute réponse, je demanderai qu'on remonte à l'origine de cette population. En effet, on verra qu'en Hollande, tandis que toutes les nations vivoient dans le joug du defpotifme & de l'intolérance, le gouvernement qui avoit été obligé d'oppofer l'induftrie à la force, appella tous les étrangers au partage de fes richeffes, & ouvrit un afyle à l'Europe entiere; & quant aux Suiffes, on fait affez que la guerre & l'émigration ont fait leur reffource depuis trois fiecles: mais, dira-t-on, pourquoi fe font-ils trouvés en état de fournir des armées à toutes les nations voifines. Je répondrai que ce n'eft pas parce qu'ils avoient une population furabondante; mais parce que leur aliment principal étant le produit de leurs beftiaux & de leurs pâturages, ils pouvoient fortir de leur pays fans que l'agriculture en fouffrit. Or, ces émigrations leur ayant procuré d'un côté une grande confommation d'hommes, & de l'autre, une grande quantité d'argent; ils ont toujours eu des moyens fuffifans de fe multiplier, de forte que leur population ne s'eft pas proportionnée à leur fol, mais à leur richeffe & à la dépenfe d'hommes qu'ils faifoient. Ainfi, nous fommes toujours fondés à dire que la pauvreté du fol peut bien limiter la population, mais non pas donner naiffance à la vraie pauvreté, à la mendicité. Quiconque a un peu voyagé, peut fe fouvenir d'avoir trouvé de jolies maifons & des payfans bien vêtus au milieu des bois & des montagnes, & de n'avoir vu fouvent que de miférables cabanes &

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