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caufe des bruits qui couroient fur fes intentions; mais qu'ayant connu la fauffeté de ces bruits, il avoit cherché les occafions de se retirer honnêtement d'avec le Roi de Naples, pour concourir au fuccès de l'expédition qu'elle méditoit.

En effet, le Pape s'engagea de donner au Roi l'inveftiture du Royaume de Naples; & pour fûreté, jufqu'à ce que la conquête en fût achevée, les fortereffes de Civita-Vecchia, de Terracine & de Spolette. Il promit de remettre entre les mains de S. M. Zizim, frere de Bajazet, Sultan des Turcs. Et le Cardinal de Valence s'engagea d'accompagner Charles, fous le nom de Légat Apoftolique; mais en effet comme otage de la foi de fon pere.

Alexandre n'étoit pas plus difpofé à obferver ce traité que celui qu'il avoit conclu avec Alphonfe; cependant le Pape & S. M. s'aboucherent. Le Roi, quoiqu'il connût fon caractere, rendit à fa perfonne les mêmes honneurs que la piété refpectueufe de fes ancêtres avoit accordés aux prédéceffeurs d'Alexandre. S. S. lui témoigna, de fon côté, la même affection & la même eftime, quoiqu'elle confervât dans fon cœur tout le fiel de la haine la plus implacable, & le deffein de le tromper.

Enfin le Roi partit de Rome, accompagné de Céfar & de Zizim ; ils arriverent le jour fuivant à Veletri; le Cardinal fuivit S. M. jufqu'à son logement; & s'étant retiré dans le fien, il fe déguifa en valet d'écurie fortit de la ville à toute bride, & arriva à Rome, long-temps avant le jour. On ne s'apperçut de fon évafion que le lendemain. S. M. en fit faire des plaintes au Pape, par le Prince Philippe de Breffe qu'il envoya à Rome, & qui avoit ordre de lui dire que le Roi ne doutoit pas que S. S. n'eût participé à ce manque de foi, & ne fût d'intelligence avec les enne

mis de S. M.

On difoit hautement, que cette fuite avoit été méditée dès Rome; que de dix-neuf fourgons couverts de riches houffes, que le Cardinal avoit amenés, il en avoit fait décharger deux à la premiere couchée, dans lefquels étoit une grande quantité de vaiffelle qu'il avoit affecté d'étaler; qu'il avoit ordonné le lendemain à ces deux fourgons de marcher à petits pas; enforte que fe trouvant feuls, ils étoient retournés à Rome, fans que perfonne en eût le moindre foupçon; qu'enfin le bruit de la fuite du Cardinal s'étant répandu dans l'armée, & les foldats s'étant jettés en fureur fur les dix-fept autres fourgons, on n'y avoit trouvé que des pierres & de méchans meubles.

Le Pape envoya faire des excufes de la fuite du Cardinal, & des affurances qu'il n'y avoit aucune part. Le peuple Romain fit des protestations du déplaifir qu'il recevoit de cet événement, & fupplia le Roi de ne pas s'en prendre au peuple, & de ne pas tourner contre lui fes armes redoutables.

Le Roi ne doutoit pas que cette fuite n'eût été complotée avec AlexanTome IX.

dre; on croit que ce fut par un motif de vengeance. Quelques foldats François avoient pillé la maifon de la fignora Vanoza. Dans fa premiere fureur, elle avoit voulu exciter le peuple à mettre tout à feu & à fang dans le quartier des François; mais craignant d'attirer fur Rome, fur fes fils, fur le Pape & fur elle-même les derniers malheurs, elle envoya chercher le Cardinal de Valence, & lui fit promettre de la venger, en lui reprochant d'avoir introduit leurs ennemis dans Rome, & d'en avoir chaffé leurs amis. Le Pape, dit-on, informé de l'injure dont elle fe plaignoit approuva le projet de l'évafion du Cardinal, parce qu'il n'auroit pu traverfer les projets des François, tant qu'il auroit été otage.

Cependant le Roi conquit, en moins d'un mois, le Royaume de Naples; conquête incroyable, fi elle n'étoit atteftée par les écrivains les plus dignes de foi. Ce fut vers la fin de cet événement que mourut fubitement le malheureux Zizim. Ce Prince étoit fils de Mahomet II: la majesté de ses traits, fa grandeur d'ame, un courage qui l'égaloit à fon pere, la douceur de fon caractere l'élevoient au-deffus de son frere aîné: fecondé par les vœux & par les armes des peuples l'Afie, il difputa l'empire à Bajazet; mais la fortune le trahit, il chercha fon falut dans la fuite. Il demanda un afile aux chevaliers de St. Jean Daubuffon, leur grand maître, l'arrêta, & l'envoya au Pape Innocent VIII. Bajazet convint de payer à S. S. quarante mille ducats d'or de penfion annuelle, à condition qu'elle ne le laifferoit point fortir de Rome. Il y vécut affez heureux fous Innocent & fous Alexandre, & y prit fi bien les façons de l'Europe, qu'on ne le diftinguoit point des autres Italiens.

Alexandre favoit que Charles vouloit fe fervir de Zizim, pour foulever les peuples d'Orient; il n'eut pas honte d'en inftruire Bajazet; il lui peignit l'armée Françoife encore plus formidable qu'elle n'étoit, & l'avertit que le Roi enlevoit Zizim pour l'envoyer avec une flotte en Turquie. It lui demandoit en même temps la penfion de fon frere, d'avance, & fursout fa protection auprès des Vénitiens, qui paroiffoient appuyer le parti des François. Bajazet fit dire au Pape, que le plus fûr moyen de fe mettre à couvert de la trahison de Zizim, étoit de le faire périr; il offrit de faire toucher au Pape trois cents mille ducats, s'il envoyoit le corps de Zizim à S. H. dans quelque lieu de fon obéiffance que ce fût; de ne faire aucun tort aux Chrétiens ni fur terre ni fur mer. Il jura fur les évangiles & par le vrai Dieu, de remplir fidelement fa promeffe. Alexandre & fon fils en furent éblouis, & réfolurent la mort du jeune Prince : avant de le remettre à Charles, ils firent mêler dans le fucre dont Zizim se servoit dans toutes fes boiffons, un poifon préparé qui ne devoit avoir fon effet que dans un certain nombre de jours.

Zizim s'approchoit de Naples avec le Roi, lorfque le venin commença à fe développer; à peine furent-ils arrivés dans cette ville, qu'il lui caufa une diffenterie qui le mit au tombeau, précisement lorfque Charles ache

voit fa conquête. Le Roi envoya fon corps à Bajazet qui le lui demanda, & qui paya aux affaffins le prix du crime.

Cependant le Cardinal de Valence chargea de fa vengeance & de celle de fa mere contre les François, une troupe de bandits, qui voloient dans la ville & affaffinoient dans les campagnes. Les Suiffes de l'armée de Charles s'étoient trouvés parmi les foldats François qui avoient infulté Vanoza; le Cardinal fit caffer les cent cinquante de la garde du Pape; & comme ils partoient avec leur bagage, leurs femmes & leurs enfans, ils furent attaqués par deux mille Efpagnols qui étoient à la folde de S. S. Une partie fut maffacrée : ni la chambre du Vatican, ni les Eglifes ne purent leur fervir d'afile; tous furent dépouillés de leurs meubles, de leurs habits & de leur argent quelques-uns fe retirerent dans une maison où s'étant retranchés & vivement défendus, ils donnerent le tems au Capitaine de la garde de S. S. de les fecourir.

Les Borgia peu fatisfaits de ces vengeances, travaillerent à liguer contre Charles les premiers Princes de la Chrétienté; ils agirent auprès de leurs Miniftres; ils intriguerent dans le facré college; ils féduifirent l'Ambaffadeur de Venife; & vinrent enfin à bout de conclure une ligue entre le Pape, l'Empereur, Ferdinand & Ifabelle, la République de Venise & le Duc de Milan, pour le falut & la défense réciproque de leurs Etats, laiffant à quiconque le défireroit la liberté d'y entrer, & nommément au Roi Charles; mais il fut arrêté dans un des articles fecrets, qu'on feroit au Roi de France, conjointement, une guerre cruelle. Cette ligue fut conclue à Venife, le premier Avril 1495.

Charles défiroit une entrevue avec le Pape, pour s'accorder enfin enfemble; mais Alexandre & fon fils jugeant de fon caractere par le leur & craignant de se mettre à fa difcrétion, fe retirerent à Orviette. Le Roi entra dans Rome; il étoit le maître de s'en emparer, & de forcer le château Saint-Ange. Il ne tenoit qu'à lui de fe foumettre l'Etat eccléfiaftique & la Tofcane, & de fe former en Italie un Empire floriffant; mais il fut retenu par le refpe&t qu'il avoit pour le faint Siege.

A peine les François furent-ils de retour dans leur patrie, que le Cardinal de Valence forma de plus vaftes projets. Alexandre délivré des périls qui l'avoient fi long-temps menacé, ne fongea qu'à l'élévation du Duc de Gandie, la jaloufie de fon frère s'en irrita, il médita fa perte. Jean, Duc de Gandie, par fa modération, par fa générofité, par les graces de fa figure, l'honnêteté de fes mœurs, s'étoit fait aimer à la Cour autant que le Cardinal s'étoit fait haïr. Alexandre avoit autant d'inclination pour Jean, que de confiance pour Céfar; celui-ci diffimulant fes fentimens excitoit leur pere à combler le Duc de fes bienfaits: il l'engagea même à donner le chapeau à quatre Prélats amis & confidens du Duc, l'un defquels étoit Jean Borgia, petit-neveu de S. S. & plus attaché au Duc, par l'amitié que par le fang.

Célar applaudit à fon pere, lorfqu'ayant déclaré Virginius & Paul Urfin, & tous les Princes de cette illuftre Maison, rebelles au faint Siege criminels de leze-Majefté, &, comme tels, déchus de leurs Etats, & condamnés aux peines établies contre les rebelles, S. S. donna l'etendard du généralat de l'église au Duc de Gandie. Céfar diffimula fa jaloufie, lorfque, après qu'en vertu de cette condamnation, le Duc de Gandie, le Duc. d'Urbin, le Cardinal de Luna, Fabrice Colonne & les autres Capitaines ayant ravagé les terres des Urfins, s'étant rendus maîtres de plufieurs places, s'étant vus forcés de lever le fiege qu'ils avoient mis devant Brac-. ciano, par la vigoureuse défense d'Alviane & de la fignora Bartholomée: des Urfins, qui donna le tems d'arriver au fecours que Charles leur envoyoit, la paix fut conclue; lorfqu'après que Virginius fut mort empoifonné, que les Colonnes & les Urfins eurent terminé leurs querelles, pour ne pas donner lieu à Alexandre de profiter de leurs difcordes, S. S. fe: vit réduite à démembrer les Etats de l'églife, pour en faire un au Duc de Gandie.

Le Cardinal de Valence étoit tranfporté de plaifir de voir fon pere tenter les voies les plus iniques pour élever fa maison; &, dévoré de chagrin, en fongeant que fon frere alloit recueillir le fruit de cette derniere: injuftice, il réfolut fa mort. Un motif plus criminel le portoit à ce fratricide; le Cardinal avoit conçu une paffion violente pour une dame que le Duc aimoit, & dont il étoit aimé. Plufieurs Hiftoriens ont dit que c'étoit Lucrece leur fœur. Le Cardinal de Valence venoit d'être nommé Légat d Latere, pour aller à Naples couronner le Roi Frédéric; il faifit l'occafion. de cette abfence pour écarter les foupçons, & pour fe dérober aux larmes de fon pere; il complotta, avec fes affaffins, la mort du Duc de Gandie il leur tint les difcours les plus féduifans; leur promit la fortune. la plus brillante, fi un jour étant à la place du Duc, il pouvoit exécuter. Les vaftes projets. Il en falloit bien moins à Céfar, pour trouver des bourreaux; il convint qu'ils l'affaffineroient la veille de leur départ pour Naples, & il les laiffa les maîtres des moyens.

La veille du départ du Cardinal, la fignora Vanoza l'avoit invité à souper à fa vigne, avec le Duc & plufieurs autres feigneurs; les deux freres montés chacun fur fa mule, s'en retournoient; le Cardinal fe rendoit au palais, pour prendre congé de fon pere; le Duc le quitta pour aller passer une heure ou deux avec fa maîtreffe. Céfar alla recevoir la bénédiction. du Pape & prendre congé; s'étant retiré enfuite, il ne se laiffa plus voir à perfonne, & partit.

Le lendemain le bruit de l'affaffinat du Duc fe répandit dans Rome :: le Pape, au défefpoir, fit faire vainement des recherches pendant deux jours; enfin on trouva un matelot qui avoit vu jetter dans le Tibre un cadavre porté en croupe fur un cheval alézan: fur ce rapport, on fit fouiller dans le fleuve; & l'on en retira deux corps, dont l'un bleffé nou

vellement, & fur-tout à la bouche, fut reconnu pour être celui du Duc. La tendreffe du Pape se tourna en fureur contre les affaffins de fon fils : il s'imagina que c'étoient les ennemis de fa maison; mais quand il fut forcé de foupçonner la vérité, il s'enferma dans fon appartement le famedi, & refufa de prendre aucune nourriture; le Cardinal de Sigovie fut le feul qui pût le déterminer à manger, le mercredi fuivant.

Le Cardinal de Valence, pour détruire ces foupçons, remplit fa légation avec tant de dignité, qu'il gagna l'eftime des Napolitains; le Roi feul démêla fon caractere fourbe & atroce. Il retourna à Rome, il fut très-bien reçu en plein confiftoire; le Pape lui témoigna beaucoup d'affection, & ne lui parla jamais de la mort du Duc.

Céfar qui avoit déjà paru en habit féculier, après s'être bien affuré de l'efprit du Pape, réfolut de quitter le chapeau de Cardinal. En attendant, il fe livroit à fon ambition; il affecta des qualités plus éblouiffantes qu'ef timables, il montra de la grandeur, de la générofité, une grande magnificence. Sous ces dehors trompeurs, il en impofoit, tandis que des Bandits, à fes ordres, rempliffoient Rome de toute forte de crimes. La défolation, les vols, le brigandage, la débauche, les affaffinats faifoient une guerre cruelle aux citoyens; on n'ofoit ni demeurer dans Rome, ni en fortir.

L'énumération des horreurs commifes par le pere & par le fils, rempliroit des volumes. Leur affreufe politique employoit les moyens les plus odieux & les plus barbares. C'étoit, fous le nom de leurs créatures, qu'ils commettoient des vexations atroces; ils les combloient d'honneurs & de biens, & les puniffoient enfuite des injuftices qu'ils avoient faites fous le nom de ces fcélérats; ainsi périt Floridor, Secrétaire des brefs apoftoliques, accufé d'en avoir falfifié cent onze mille que le Pape avoit injuf tement délivrés. Ils faifoient accufer les uns, par leurs domeftiques, de judaïfer; & les malheureux, pour fauver leur vie, fe démettoient de leurs charges; les autres étoient affaffinés & jettés dans le Tibre.

Alexandre avoit caffé le mariage de Lucrece Borgia, fa fille, avec Jean Sforce; il l'avoit mariée avec don Alphonfe d'Arragon, Prince de Salerne, fils naturel d'Alphonfe II. Le Cardinal de Valence jetta la vue fur une fille même de Frédéric; mais ce Prince le connoiffoit trop bien, pour confentir à ce mariage. Le Pape & lui s'adrefferent au fucceffeur de Charles qui étoit mort. Louis XII leur témoigna qu'il étoit prêt de condefcendre à tout ce qui leur feroit plaifir, à condition qu'ils fe déclareroient en fa faveur, dans fes entreprifes fur Naples & Milan; que le Pape cafferoit fon mariage avec Jeanne, fille de Louis XI, qu'il n'avoit époufée que par la crainte de ce Roi, & qui, outre fa ftérilité, étoit horriblement contrefaite; qu'il lui accorderoit la difpenfe pour époufer Anne de Bretagne, veuve du Roi Charles. Alexandre accorda tout, & fonda F'efpoir de l'agrandiffement de fa maison fur la protection de la France..

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